Le roman de le belle Charline, « N’être », est un récit intense sur les rapports entre une mère et sa fille, non désirée, prenant racine en Afrique – on imagine le Gabon, pays dont est originaire l’écrivain – puis en région parisienne.
Fille adultérine, laissée à l’abandon par sa mère chez une tante et de retour après de longues années dans une famille où elle est l’intruse, recluse dans sa chambre, débarras au fond de la cours. Drôle d’énergumène à la peau trop foncée dans cette famille de renom où l’épouse n’est qu’un objet d’apparat.
« Du temps de mon enfance, dans la grande maison rouge, l’amour avait toujours été un sujet tabou, l’injure absolue. Chez les miens, l’amour est silence. Il est dans le reproche et l’attente. L’amour ne se déclame pas. Il se devine, se soupçonne et se jauge au nombre de fois où les maris, ces pauvres victimes de leur sex-appeal, reviennent à la maison après de longues échappées. Je n’avais jamais vu mes parents rire ensemble, mais à en juger les grossesses qui se succédaient, j’ai compris que c’est pas le lit conjugal que la femme avait pris le pouvoir, mais que c’est aussi par lui qu’elle l’avait perdu. », p.29
Partie en France, ses relations avec les hommes ne pourront qu’être marquées par les silences mortifères d’entant avec sa mère. Le retour s’impose : essayer de découvrir qui est sa mère ; que pensent t’elles l’une de l’autre ? Où en sont t’elles?
Une écriture à la fois sobre et intimiste qui nous fait ressentir des rapports humains assombris par les silences.
Les Editions Sépia ont une nouvelle fois eu la bonne initiative de publier des nouvelles
– ici quatre – d’écrivains de la grande île, auteurs qui pour la plus part sont
très peu connus du lectorat ; pour certains il s’agit de leur première
publication. Quelle excellente manière de pénétrer la multitude des facettes de
Madagascar – si tant est que cela soit possible -, et de leur donner corps en
accordant voix au chapitre à ses nouvellistes de talent ; car, il s’agit
bien d’auteurs de qualité dont il est question ici avec une préférence avouée
pour Hery Mahavanora et sa nouvelle, Au Nom du Père, et Johary
Ravaloson, Antananarivo, ainsi durant les jours pluvieux. Chroniques de vies
ordinaires. Sépia permet à ces auteurs francophones de se faire
entendre dans une nation où écrire dans notre langue est l’exception :
aucune institution locale favorisant l’expression française n’y est encouragée
pour des raisons à la fois culturelle et historique. A noter l’excellente
préface de Dominique Ranaivoson, un modèle d’introduction pressant le lecteur à
se perdre dans des réalités insulaires certes parfois dramatiques mais toujours
d’une grande richesse.
Pour la première nouvelle, celle de Hery Mahavanora, l’introspection douloureuse d’un
homme d’âge mur qui par hasard dans les rubriques nécrologiques de son
quotidien apprend enfin l’identité de son géniteur ; lui dont la bâtardise
et l’ignorance de son père l’a tant fait souffrir dans une société
puritaine ; une plaie douloureuse qui l’a amené sans cesse à se surpasser
- exigence de la réussite dans les
études – et fuir cette île, aller loin, très loin, en France, et y trouver
l’anonymat, la paix.
« Mais la véritable libération est venue avec ma rencontre de Krouri, plusieurs années plus tard, quand toutes ces humiliations et ces états d’âme n’étaient plus que de mauvais souvenirs, et que ma rage de réussir m’avait permis d’accéder à une position sociale enviable. Sacré Krouri ! Bâtard comme moi, mais fier de
l’être et transcendant son état comme un don du ciel. Je le revois me dire que les bâtards étaient meilleurs que les autres car confrontés aux difficultés qu’ils devaient surmonter. (…) Merci à Krouri ! Je lui dois ma sérénité et ma fierté retrouvées. Gloire aux bâtards ! Ceux qui ont souffert le martyr pour remplir des fiches de renseignements dans leur enfance et qui ont essuyés les sarcasmes et humiliation de la part de leurs compagnons de jeu à cause de cette anomalie. Ceux qui ont cherché en vain un réconfort paternel dans les moments difficiles. Ceux qui ont sombré, à court d’arguments et de ressources morales, et n’ont pas résisté. Ceux qui ont transcendé cette humiliation, transmutation à la manière de la pierre philosophale. Gloire à vous… mes frères et sœurs dans l’adversité. Je mesure aujourd’hui seulement le chemin parcouru. », pp. 18 et 19.
Dans la seconde nouvelle – excellente ! -, Antananarivo, ainsi
durant les jours pluvieux (…), l’auteur déroule le fil narratif à partir
d’un taxi de la capitale et va de client en client (putes, vahazas et autres)
pris dans les méandres de leurs réflexions et de leur solitude ; il en va
ainsi du conducteur, faim au ventre, se devant absolument de rentrer avec
quelques monnaies pour payer la location du taxi et attendant nuitamment sur
une des collines cerclant la ville avec le vague à l’âme dans sa contemplation.
« Une nuit d’avance. Je me réveillai tenaillé par la faim. Les étoiles d’Antananarivo luisaient dans la pleine endormie. Je cherchais à deviner ses aspérités qui la caractérisaient en me repérant aux artères de lumières. Elle s’étendait maintenant sur des kilomètres et, si on confondait par temps clair ses lumières avec celles des astres à l’horizon, on discernait aussi des trous noirs qui pouvaient tout aussi bien correspondre à des terrains boisés, marécageux ou ésidus de rizières échappant encore aux tentacules de la construction qu’à des uartiers cachés par une butte ou tout simplement subissant un délestage de la JIRAMA, la compagnie nationale d’électricité. », p. 41.
La nouvelle de Désiré RazaFinjato, Tahiry, De Madagascar au Djebel
algérien, nous emmène loin : un autre continent, une autre époque, la
guerre d’Algérie. Appelé sous le drapeau français à combattre le FLN, Tahiry le
malgache, personnage torturé, a en mémoire les événements révolutionnaires
malgaches de 1947 – environ 80 000 des
siens sont tués sur ordre de l’Etat Français. Impossible de déshonorer les
morts ; unique chemin de recours, jouer double jeu, guerroyer de facto
pour l’indépendance de l’Algérie. Mais à son retour, comment faire comprendre à
sa famille honteuse d’avoir un fils venant de l’armée impérialiste qu’il était
bien au contraire un résistant, un combattant des indépendances !
Impossible… le départ solitaire et infortuné du village vers la ville.
La solitude est un des fils conducteurs des trois précédents récits,
triste fatalité que rompt la dernière nouvelle, Doublement un, de
Cyprienne Toazara. A la tonalité résolument optimiste de ce conte naît l’union
maritale d’un Malgache, le colonisé,
revenant de France après la guerre à une vazaha (Blanche)
française : surprise de la famille et des villageois d’autant plus que le
couple a décidé de s’installer au village. Une seule ombre au tableau, mais de
taille, aucun enfant après des mois d’union. Dès lors, aux arts religieux et
autres pratiques magiques pour réparer ce tort qui ne peut venir que de la
femme (!) ; le fruit de la réconciliation des peuples, la naissance de
l’enfant métisse, ne semble cependant rien devoir aux ancêtres bien aimés….
Vous avez dit conte ?!
Ce recueil de nouvelles ne tombe pas dans les
clichés miséreux que pourrait colporter une certaine littérature de
compassion : la tristesse, la solitude et le sentiment de fatalité
n’empêchent pas l’ensemble des acteurs à se battre et vivre dignement. Autre
point à souligner, la permanence du jugement familial – voire du village :
toute action individuelle est pesée et soupesée à la lumière des intérêts et de
la réputation de la famille, entité indivisible ; une autorité
communautaire à laquelle il n’est possible d’échapper qu’en partant pour la
ville, Antanarivo, la Babylone malgache, ou pour les plus
« chanceux » à l’étranger. Que dire de plus pour encourager le
lecteur à s’embarquer pour la grande île de l’océan Indien si ce n’est de se
munir de chacun des recueils de cette collection qui a le grand mérite
d’embrasser au plus près de son corps Madagascar. Et tant pis si quelques
maladresses d’écriture s’y glissent.
Nouvelles Chroniques de Madagascar, Sélectionnées et présentées par
Dominique Ranaivoson, Editions Sepia, 2009, 146 p.
« Ca tient à quoi qu’une femme soit plus baisable dans un pays que dans un autre ?
_ Tu poses une bonne question Dario ! dis-je en quittant le salon, laissant mes deux grands philosophes à leurs interrogations… », p. 48.
« Nous étions des adultes avec des problèmes d’enfants… pensais-je en les écoutant, en ceci nous étions tous semblables et c’est en cela que c’était une régression (la norme est une régression). Les enfants fragiles font des hommes fragiles… », p. 177.
« Ce n’est pas la destination qui est importante, c’est l’itinéraire… », 369.
Salon du livre, Paris, début 2012, les présentations sont faites : Mamadou Mahmoud N’dongo, un joyeux drille à la fois dandy et clown, garçon menu au verbe pétillant. Le charme opère immédiatement. Chaleureux, on se pique très vite de curiosité et de tendresse pour ce personnage subtil. Rendez-vous est pris avec son dernier roman, Remington.
Une remarque préalable : avec Géométrie des variables, subtil roman sur les jeux de communication dans les sphères politiciennes, nous étions étonnés – légitimement – que les Editions Gallimard enferment cet écrivain dans la collection « Continent noir » : à l’exception de l’identité de l’auteur, l’Afrique était bien lointaine. ( il n’est pas question ici de mener un énième débat sur la pertinence de cette collection .) Bis repetita – renforcée ! – avec son dernier opus, Remington, puisque le sujet traite un problème singulièrement occidental – à ce que nous sachions -, « l’adulescence ». Quel dommage de ne pas sortir cet écrivain et par-là même son excellent roman de cette case réductrice made in Africa qui risque de restreindre l’audience d’un livre alors même que le lectorat se montre frileux.
Remington est un hebdomadaire spécialisé dans le rock et la pop, élargi à d’autres pans de l’art et sentant bon la gauche « bourgeois-bohème » parisienne. Miguel, personnage principal, y est chroniqueur musical. Avec des anecdotes sur son quotidien et celui de ses congénères d’infortune fait du même matériau socioculturel et fréquentés bon grés mal grés, il se fait entomologiste de la crise existentielle de ces quarantenaires, mâles de leur état, qui ont peur de quitter l’adolescence pour sauter dans le monde adulte avec tout son cortège de responsabilités fantasmées.
Dans un troqué lors d’une rencontre « psychosociophilosophique » (ouf !) ennuyeuse à laquelle participe le narrateur et personnage principal, Miguel : « On fit un tour de table, en face de moi un jeune homme à l’allure de séminariste prit la parole, et ce fut le grand moment de la soirée, il dit entre deux gémissements, la gorge nouée : « Nous sommes légion mes frères, il est aisé de nous reconnaître et je vous vois, nous vois dans le métro, dans la rue, je vous vois, je nous reconnais à un détail qui dit tout de notre humaine condition ! Nous ne savons pas nouer une cravate ! Nous sommes une génération qui a appris sur internet ! »Il éclata en sanglot. », p. 25.
Une sensation d’inachèvement ô combien désagréable qui se rappelle à son bon souvenir le jour de ses 41 ans, date fatidique et symbolique, fêté seul, dans un bistro de quartier, face à un demi de bière, après avoir été éconduit par une gamine de vingt ans avec qui il vient de coucher. Et maintenant ? L’adolescence poussée bon an mal an jusqu’à la quarantaine c’était bon, mais il est temps de passer à la suite car l’ennui est là et le non sens guette. Mais entrer dans le monde adulte c’est accepter un de ses pendants soi-disant naturels, s’engager dans une relation maritale… La femme…. Terrifiant ! Pis, être père ! Sur ce coup là, la gente féminine est bien plus compétente… et vampirique.
Cette peur de s’engager serait-elle la névrose d’une petite clique bourgeoise élitiste au parisianisme frivole dont un voyage en province leur est plus exotique que de se rendre à Berlin ou New York ? Ce serait un raccourci chez Miguel qui a bien du mal à solder son enfance : issu d’une famille espagnole des plus confortables, il hérite d’un lot éducationnel et émotionnel difficile à assumer avec un grand-père, peintre espagnol mondialement célèbre et ogre inquisiteur de la nouvelle génération, qui n’aura de cesse de dédaigner son fils et faire de son petit fils l’incarnation de la masculinité, le contre-modèle du frère aîné, la honte de la famille, l’homosexuel, dont pourtant Miguel se sent si proche et dont il est tant fière.
« Je me rappelle que mon père, le grand professeur Tamas Juan Manuel « soignait » le fils d’un industriel pour l’aider à surmonter son aversion des femmes. L’Ogre, qui m’avait vu sortir de notre demeure en compagnie de ce jeune homme, m’avait demandé s’il était un camarade, et la réponse que je lui fis – « non, grand-père, c’est une fiotte que le professeur soigne de son inclination pour les hommes ! » – l’avait beaucoup fait rire. Il m’avait alors pris dans ses bras. Je ne saurais dire ce qui lui avait fait plaisir dans ma réponse, l’expression fiotte, la formule, ou d’avoir employé professeur de manière péjorative, pour désigner mon père et son travail (l’Ogre n’avait que mépris pour le métier de son fil -Psychiatres). », p. 306.
Quid de ses parents ? Une mère issue du milieu populaire poussée à la folie et au suicide par un père psychiatre, bourgeois autiste et dédaigneux
« Mon père, ce n’était pas mieux : pour lui, l’homosexualité de son fils était une pathologie… Avec mon père, j’ai découvert que l’instruction, la culture, ne préserve pas de l’obscurantisme, au contraire : elle l’instruit… », p. 306.
Assurément, on trouve mieux comme ferment à l’équilibre et autres repères pour la conduite de son existence d’adulte.
Ecriture pénétrante, ironique, mais jamais sardonique, Mamadou Mahmoud N’Dongo peint avec maestria et amusement ce milieu des « trentenaire-quarantenaires bobo ». Quel délice cette langue faite de longues phrases rythmées de virgules, avec leur point de ponctuation final qui se veut introduction au dernier bouquet, une sentence lapidaire toujours heureuse : Des mots, des sentences tels des riffes de guitares rock, musique qui souffle sur chacune des pages et chapeaute par un titre de chanson les courts chapitres.
« Qu’est-ce au bout du compte un pervers, sinon un homme ayant un vice, et qu’est-ce qu’un vice si ce n’est, dans son essence, une moralité individuelle… », p.147.
« Il est des fantasmes qui demeureront des fantasmes, jusqu’au jour où, lassés d’être des fantasmes, ils deviendront des regrets. », p.154.
« Quand il pleut toutes les villes deviennent des villes de province. », p.363.
« L’histoire est un fait, la mémoire une construction. », p. 366.
Un roman d’une grande intelligence et d’un humour ravageur avec une perspective sociologique des plus fines. Avec Remington, Mamadou Mahoumoud N’Dongo fait une nouvelle fois et pour notre plus grand bonheur dans le brio !
Mamadou Mahmoud N’Dongo, Remington, Gallimard, Continents Noirs, 379 p.
« Garde-toi de ramener à l’existence les ombres de la fatalité », p.185.
« Le temps et les circonstances érodent nos convictions. Ils ont cette force de faire pâlir notre orgueil et de finalement nous ramener à la réalité », p.168.
Charline Effah, gabonaise installée à Paris – où elle obtint un doctorat en Lettres Modernes -, convie son lecteur dans son univers romanesque avec un premier ouvrage, Percées et Chimères : un titre aux saveurs des mythes helléniques où le destin – sa réalité, sa nature – est la thématique centrale de l’œuvre. Un destin, ici, accordé au féminin avec la jeune étudiante, Mélina, le personnage principal du roman, qui aspire à l’émancipation ; un dessein qui semble bien difficile à satisfaire au regard de ce que lui réserve une Afrique urbaine soi-disant progressiste, mais faisant toujours la part belle à l’homme, le sempiternel sujet dominant et vainqueur sans surprise de ce rapport de force sexué ; un assujettissement auquel s’ajoute comme autre obstacle à toute jeune femme ambitieuse, la pauvreté endémique et une corruption sociétale structurelle : bien difficile dans ces conditions d’échapper au destin traditionnel affecté aux femmes, être une bonne mère et une épouse dévouée à son homme.
« Dans ton pays, pas besoin d’être bardé de diplômes si l’on veut réussir. Regarde tous ces gens haut placés qui ne se gênent pas pour piller notre part du pétrole. Eh bien, je te dis qu’ils savent à peine lire et écrire. (…) C’est le destin. Il faut l’accepter. Si encore tu avais trouvé grâce aux yeux d’un grand président-directeur général détourneur de fonds publics et parapublics qui aurait fait de toi son deuxième ou troisième bureau, à la mesure des mouvements nocturnes dont la belle paire de hanches l’aurait gratifié, ça aurait peut-être était négociable. Mais tu n’es pas la maîtresse d’un président-directeur général détourneur de fonds publics et parapublics. », pp 12 et 13.
Confession censée d’une jeune femme en butte permanente avec une mère qui, abandonnée par son époux et vivant dans la pauvreté, voyait dans son unique enfant et ses bons résultats à l’école une porte de sortie à la misère. Désabusée, elle n’a plus qu’un seul désir, voir sa fille se doter d’un destin honorable grâce au mariage et l’enfantement. Qui plus est, l’honneur familial sera sauvegardé. Des vœux que rejette obstinément Mélina sans cependant proposer d’autres alternatives à la tradition… du moins jusqu’à ce que son amie, Diane, l’invite à l’accompagner et consulter un célèbre marabout, Aladji Bakary, afin que leur soit révélé le sens caché des arcanes de leur destin. Et, ô surprise ! le voyant prédit à Mélina une destinée heureuse bien éloignée de son quotidien, puisque à l’étranger, avec une carrière brillante et auprès d’un riche blanc. Augures heureux bien loin du destin funeste réservé à Diane : malheur, fatalité sinistre, l’accompagneront irrémédiablement jusqu’à la fin de ses jours. Un lot de consolation toutefois, elle vivra très vieille alors que Mélina décédera jeune femme (pondération est justice !).
Elucubrations d’un fou ? mensonges d’un arnaqueur professionnel ? peu importe à Mélina ces sinistres réflexions : il est urgent pour elle de courir au cybercafé et de passer une annonce sur un site de rencontres pour ferrer le riche Blanc afin de donner matière à son destin. Et tant pis si comme en Afrique il faut faire plus état de ses qualités plastiques que de celles intellectuelles :
Une copine à Mélina au sujet de la rédaction de sa petite annonce jugée trop portée sur ses qualités… intellectuelles : « Tu sais bien que ce que les hommes blancs aiment chez nous, les Africaines, ce n’est pas notre intelligence. Il n’en ont pas besoin. Les femmes intelligentes sont des casse-pieds. Elles revendiquent tout un tas de droits qui se contredisent les uns les autres. Ce que les hommes blancs apprécient, se sont nos derrières bien rebondis. Il paraît que ça réchauffe durant les froides nuits d’hiver, j’ai lu ça dans un magazine. Et si tu mettais plutôt : « Jeune femme couleur ébène, cambrée et coquine, recherche son prince charmant pour vivre une relation durable et plus si affinités ? » ( sic ! ), p. 51.
Le stratagème est payant ! Elle obtient le billet d’avion pour Paris – première étape de son brillant destin, du moins celui des prédictions – où l’attend un riche jeune homme de bonne famille… qui s’avérera être marié et un pervers sexuel notoire. Sans argent et devant payer une chambre minable à l’hôtel des sinistrés de la vie, « Le bercail » (sic !), son existence n’est plus que sacrifices. Paris, comme sa Libreville natale, est décidément bien dangereux pour ces femmes fragilisées et livrées aux bons plaisirs des hommes qui des deux côtés de l’océan sont à quelques rares et fugaces exceptions au mieux des pauvres hères, le plus souvent d’effroyables ordures : la satisfaction de leurs putrides pulsions sexuelles justifiant chez eux tous les abus. L’Occident n’est pas le deus ex machina tant attendu. Cependant, Mélina continue toujours à croire à son beau destin français : le marabout ne lui a-t-il pas promis un avenir de rêve !
Ce premier roman, Percées et Chimères, de Charline Effah est une belle surprise ; qualité qui aurait pu sembler de prime abord difficile à obtenir tant certaines des thématiques travaillées ici, comme l’exil et l’immigration, peuvent être de prime abord redondantes aux lecteurs. Qu’ils se rassurent, la croisée avec d’autres sujets (violence masculine, interrogations sur le destin) et la sobriété de l’écrit (pas de misérabilisme ostentatoire aux effets lacrymaux de pacotilles) évitent les mauvais écueils. Si on y ajoute des scènes de la vie quotidienne de Libreville dessinées avec cocasse et d’autres d’un humour redoutable ( l’épisode du professeur devant annoncer les résultats de l’examen face à une petite foule estudiantine alors même qu’il est embarrassé par un gros et inopportun mollard est croustillant ), ce roman est un très bon moment de lecture. Une petite critique toutefois : bien que le style soit agréable et délié il apparaît trop retenu. Nous aurions aimé avoir une écriture plus singulière, plus originale ; une plume qui fait que l’écrivain est assuré de sortir du lot… ce qui assurément sera le cas chez Charline Effah avec son prochain opus au vu des qualités indéniables de Percées et Chimères qui la hisse déjà hors des sentiers battus.
Effah Charline, Percées et Chimères, éd. Jets d’Encre, 2011, 204 p.
« Pleurer les morts est presque un luxe. », p. 51.
« L’histoire des nations n’est pas un récit plein de fantaisies et d’ornements gracieux. Elle ne s’écrit pas à reculons. Elle ne commence pas par la fin. », p. 228.
Boubacar Boris Diop se penche à nouveau sur les fausses indépendances, une Afrique sous la férule d’une France prédatrice, jalouse de son omniprésence sur son pré carré africain ; hégémonie paranoïaque sanctionnant violemment toute critique, tout désir à l’autonomie. Encore un énième roman sur un sujet maintes fois traité diront certains, alors même qu’il est indispensable de plonger toujours plus loin dans les méandres de l’Histoire : analyser le marécage, en exhumer chacun des tréfonds et transmettre les tenants et aboutissants d’un passé commun au présent vivace et dont l’avenir ne peut s’accorder le luxe de l’ignorance. Telle est assurément la démarche de l’auteur.
Ici, plus qu’un roman à qui est empruntée la prose, Kaveena se présente telle une tragédie grecque (la forme théâtrale aurait pu tout aussi bien être choisie) ne pouvant finir que par le glaive et dans le sang : au sacrifice répond la vengeance meurtrière, occire l’hydre.
Le cœur de la tragédie, le sacrifice d’une enfant de six ans, Kaveena, Afrique vierge et innocente – la génération nouvelle -, violée, tuée et démembrée ; pratique sacrificielle d’un temps sinistre que l’on croyait révolu à jamais. Un holocauste à la gloire de quelque divinité corrompue afin qu’un homme, le Français Castaneda, puisse s’octroyer des pouvoirs et conforter son autorité sanguinaire sur une nation d’Afrique. Archétype du tyran, Castaneda est l’hydre « France-Afrique » qui de ses crocs tue sa proie, le continent noir, pour se nourrir de sa sève vitale : à lui la toute puissance politique et économique. Quand bien-même l’exigence de se grimer « d’africanité » se fait-elle, il se peinturlure couleur locale, se surprenant même à se prendre à son propre jeux : pourquoi ne pas troquer les habits de l’autorité dissimulée à ceux du chef officiel ? Le vertige, l’apothéose finale, avoir son propre royaume et ses citoyens-esclaves.
A ses côtés, son fils tutélaire Nikiema, l’enfant du pays, l’indigène de peau indispensable à Castaneda pour continuer son trafic : Il est sa caution, son alibi national.
« En vérité, il (Pierre Castaneda) a fait un raisonnement fort simple. Patron de la Cogemin, il savait bien ce que signifiait l’exploitation des mines d’or de Ndunga et du marbre de Masella. Les fils du pays travaillaient là-dedans comme des esclaves. On les obligeait à extraire les richesses de leur sous-sol au prix de mille souffrances. C’était ensuite chargé dans des bateaux et cela ne les regardait plus. Quand on y pense, c’est hallucinant et même un peu comique, cette façon de venir de l’autre bout du monde pour s’approprier les richesses d’autrui. Pierre a compris qu’il faudrait un jour où l’autre assouplir le système. Cela signifiait : préparer la relève. Ca a été avec moi (Nikiema). Il n’y a là rien d’extraordinaire. J’ai presque envie de dire que nous, les politiques, notre unique vérité est dans notre survie », p.115.
Elevé sur l’étalon occidental et formé par le tyran, Nikiema est ce fils qui à un moment où un autre, à l’instar des tragédies grecques, se doit de tuer le père devenu un obstacle à la grandeur de son destin : asseoir sa tyrannie sur la nation ; peu importe si cette fin doit passer par une guerre des milices des plus meurtrières dans laquelle le peuple, moindre denrée sacrifiée, sera le grand oublié. Dans le cheminement de pensée de l’auteur, les dignitaires africains durant les pseudo-indépendances ne sont en rien de simples marionnettes mais des acteurs pleinement et volontairement complices des tyrannies et du pillage de l’Afrique : impossible pour eux de se parer du voile vertueux du « prisonnier malgré lui » ou encore du « vieux sage » protecteur de l’unité nationale. Tout comme Castaneda, Nikiema est un assassin.
« Puis Pierre Castaneda aurait malgré lui un pincement au cœur, quel gâchis, mon petit, quel gâchis, on faisait un si beau tandem, pourquoi t’es-tu soudain imaginé que tu pouvais devenir le vrai président d’un putain de vrai pays africain, juste comme ça ? Tous deux se rappelaient le temps où ils étaient des frères, ils liquidaient à l’unisson leurs ennemis (…) dans une joyeuse complicité. Il n’était pas si costaud d’ailleurs, à l’époque N’Zo Nikiema. Il faisait des cauchemars la nuit en pensant aux enfants des types qu’il avait égorgés ou étranglés ; au lieu de pleurer, les gamins sautillaient autour de lui en riant comme des anges célestes et il ne comprenait rien à leur jubilation et il avait le cœur brisé, ça lui retournait l’estomac, il vomissait parfois et Castaneda, un dur parmi les durs, se moquait de lui, il lui disait songe donc mon petit aux étoiles au-dessus de nos têtes (…) », p.47.
Enfin se produit ce moment tant espéré, la révolte régicide d’une mère contre l’assassin de sa fille : l’altière Afrique, déesse blessée et bafouée, parturiente des générations sacrifiées, se lève dans toute sa dignité de femme violée au fruit innocent assassiné (Kaveena), glaive à la main, la vengeance sanguinaire sur l’assassin étranger. Mumbe Awale, jeune artiste anonyme, femme libre, est l’avatar ce cette Afrique qui par hospitalité naturelle puis forcée s’était glissée dans les draps et de Castanéda et de Nikiema se faisant leur maîtresse respective sans que les deux monstres ne sussent qu’ils se la partageaient. Témoin privilégié de leurs confidences sur leurs crimes orgiaques, le temps est venu de la réelle indépendance qui ne peut se faire que dans l’épuration salvatrice.
Spectateur diabolique de la vengeance matricielle à venir, le colonel Assante (anciennement directeur de la police politique des deux tyrans et tortionnaire de son état) conte l’histoire de la tyrannie en faisant appel à ses souvenirs et aux mémoires écrites de Nikiema trouvées dans l’appartement de Mumbe Awale où il se dissimule des jours et des nuits quand bien même les odeurs méphitiques exhalées par le cadavre d’un chef d’état soi-disant indigène.
Récit intense, écriture déliée permettant au lecteur de se faire le confident privilégié du colonel Assante et de pénétrer les arcades terrifiants d’un tête à tête despotique et meurtrier, Kaveena fait partie de ces romans « coup de poing » dont nous ne saurions sortir indemnes ; une impression de malaise que ne fait que conforter le détachement d’un narrateur à l’occasion narquois.
« Les voyages nous font prendre conscience de ce à quoi nous tenons et que nous avons laissé chez nous », p.326.
« Toute ma vie j’ai littéralement vécu dans l’ombre de la mort », p. 439.
Dans un village du Nord du Nigéria, Ketis, durant les années soixante-dix et quatre-vingt, la vie s’y écoule avec langueur, à l’écoute des humeurs des traditions séculaires, des sempiternels travaux d’un quotidien répétitif cadencé par des saisons où les journées sont d’un ennui mortifère ; du moins pour ceux qui ne supportent plus cette terne vie de retrait, mais rêvent d’exotiques horizons, d’aventures, de célébrités. Mamo et Lamamo, deux jumeaux, enfants d’une mère morte en couche et d’un père indifférent à leur sort – uniquement soucieux de ses affaires commerciales et de sa réputation parmi les siens – se le promettent du haut de leur adolescence en commencement, ils quitteront au plus vite Ketis pour des contrées lointaines où leur destin leur offrira ce à quoi ils aspirent, la gloire d’une vie exaltante. Lamamo est un garçon aux traits expressifs, à l’humeur expansive et au dynamisme tempéré par un Mamo timide et taciturne dont l’intelligence et la sagesse leur évitent des situations par trop embarrassantes. Un nuage de mauvais augure toutefois sur cette idéale fratrie : si Lamamo est fort et sportif, Mamo est affligé d’une faible constitution due à une maladie sanguine héréditaire qui jour après jour l’épuise et lui promet une courte longévité. Bien difficile dans ces conditions de mener à bien leurs projets d’aventures. Contrit mais décidé, Lamamo quitte secrètement sa famille après un dernier adieu à son frère bien aimé. Des années de voyages et de guerres l’attendent comme mercenaire : Mali, Niger, Libye et les horreurs libériennes parmi d’autres. Pour Mamo c’est un autre temps qui se profile, non pas celui frénétique de la guerre mais d’une patience impossible car sans but précisément défini. La maladie lui promet la mort avec la déroute de son organisme et l’immobilisme du temps se fait poison létal d’un esprit et d’une âme en perdition.
« Il attendait que quelque chose, n’importe quoi, se produise, et dans l’intervalle il prenait la mesure du temps grâce aux ombres projetées par les arbres et les murs, grâce au silence entre un bruit de pas et le suivant, entre une inspiration et la suivante, au fil des secondes, des minutes, des heures et des jours qui s’additionnaient pour former les saisons. Celle des pluies se terminait en octobre, le vent devenu sec et âpre rendait les feuilles des arbres et les épis de maïs marron et friables. Les paysans rentraient leurs récoltes et les chasseurs mettaient le feu aux collines pour repousser le gibier vers les sommets… », p. 166.
Les études supérieures d’histoire que Mamo entreprend à la ville ne lui offrent pas le répit tant souhaité : après deux années isolé dans sa chambre universitaire et à la bibliothèque la maladie se rappelle à son mauvais souvenir ; meurtri il est condamné à revenir au village et s’installer chez ce père détesté qui s’égare dans la politique (courte démocratisation au Nigéria en 1982). Et une interminable décennie commence pendant laquelle le désarrois, la solitude et l’ennui lui rendent la vie insupportable. Quant à ses ambitions de célébrité, elles ne sont que souvenirs d’enfant bien incapables de dessiner un sourire sur un visage fatigué et fataliste. Cependant la venue de Zara, une belle citadine qui enfant venait passer ses vacances au village, semble enfin secouer le joug de l’impassible temps. La bonne nouvelle ne venant pas seule, ses recherches sur l’histoire de son peuple sont récompensées par une publication éditée à l’étranger ; de là une renommée naissante et peut-être le commencement d’une nouvelle vie et d’autres frontières à franchir : Le Waziri (Vizir) ne lui propose-t-il pas d’écrire une bibliographie de son maître le Mai (chef traditionnel) avec promesse de publication ?
Mais il est à se demander si le village engoncé dans ses traditions n’aurait pas passé un pacte secret avec son compagnon sardonique l’immobile temps : « Temps », personnage à part entière du roman, qui avec les séculaires coutumes villageoises ne se mesure pas en seconde, en minute, en heure, en journée, en saison mais uniquement en siècle… et encore faut-il qu’il se fasse témoin des origines mythiques du peuple de Kéti. Un serment de fidélité qui exigerait le sacrifice rituel d’un jumeau comme dans les temps anciens ? Qui sait…
Le nigérian Helon Habila dans La mesure du temps peint un tableau d’une grande justesse sur cette vie de village faite de traditions qui n’est en rien le paradis perdu opposé bien souvent dans la littérature africaine à la ville, soi-disant Babylone avilissante et perverse, berceau de la perdition corrosive des âmes et des esprits. Bas les masques. Dans la petite bourgade de Kétis, la corruption est bien présente comme celle du Waziri et d’autres autorités villageoises et ce pour le plus grand désarrois de ceux qui entreprennent à l’image de l’oncle de Mamo obligé de fermer son école destinée aux désœuvrés. Chez la jeunesse la vie austère villageoise peut se transformer en réel enfer dont l’un des tridents, peut-être le plus terrible, est l’ennui où se réfracte un temps qui ignore les trépidations du chronomètre. Un ennui mortifère qui brise les rêves ambitieux d’une jeune génération délaissée, abandonnée.
« Asabar (cousin et ami de Mamo et Lamamo) venait parfois tenir compagnie aux jumeaux, Lamamo et lui jouaient au ballon, faisant le gardien de but à tour de rôle, mais Asabar arrivait de plus en plus fréquemment ivre, titubant et clamant qu’il était très malheureux. Il avait découvert les plaisirs de l’alcool. Révoltée, tante Marina (celle qui élève Mamo et Lamamo) se détournait en secouant la tête et le sermonnait longuement, assénant que boire était un péché et que tous les ivrognes allaient se consumer en enfer.Il s’épanchait sans fin : « Mais c’est l’enfer… Dis-lui Mamo, non, pardon, pas toi tu es malade, mais Lamamo, dis-lui que c’est affreux. J’en ai assez d’aller travailler à la ferme et à l’école et… » Pour l’arrêter, Tante Marina disparaissait dans la cuisine et lui rapportait un bol de riz et du Tuwo », p. 38.
Il ne s’agit pas en l’occurrence de faire l’apologie d’un quelconque jeunisme mais de pointer les insuffisances d’une société traditionnelle qui est dans l’incapacité de se renouveler, de saisir la modernité, d’offrir un avenir à sa jeunesse. Voilà donc un écrit qui se fait l’écho d’une voix originale dans le paysage littéraire africain qu’il serait dommage de bouder d’autant plus que le style de l’auteur sans être magique est d’une grande limpidité, aidé en cela par des phrases et des chapitres courts. La Mesure du temps est un très bon moment de lecture qui aurait pu être dédicacé à une jeunesse désespérée.
« Les lueurs annonciatrices de l’aube s’effacèrent à nouveau, l’obscurité reprenant ses droits, avant d’être remplacées par le véritable lever du soleil, le coq chanta à pleins poumons et Mamo se dit : « Si seulement on pouvait vivre avec ne serait-ce qu’un peu de la conviction que ce coq met à chanter… alors… », p. 349.
Helon Habila, La Mesure du temps, éd. orig. 2007, Actes Sud, 2008, 466 p.
« Ma bouche s’est ouverte définitivement, pareille à celle de l’enfant quand il naît, à la saveur de la terre mouillée », p. 112.
« Les hommes peuvent retarder la volonté des Dieux. Jamais l’éviter. Les héros sont toujours vaincus et, pire, humiliés par les Dieux. Et ici, il n’y a même pas de héros », p. 234.
Yaka ? Une statue ! Une face noire de bois dur des plus inquiétantes. Es-tu simple fiction née d’un imaginaire dramatiquement flamboyant, celle de Pepetela, cet écrivain hanté par sa terre angolaise ? Impossible ! Ta statuaire que dis-je ta divinité ne peut aucunement être création humaine. Tu es l’immanence d’un peuple noble et loyal, regard immémorial, installé sur tes territoires sans fins bien avant ces Blancs pitoyables qui seigneurs de papier se veulent tes maîtres ; maîtres de tes terres, maîtres de ton peuple. Tu souris ! Et oui, les tiens sont censés être populace de nègres abâtardis par la sauvagerie. Ils ont beau jeux de ripailler de leurs crimes ces Blancs, qu’ils dansent, qu’ils se repaissent de leurs massacres, car toi Yaka tu vois et tu souris. Un sourire narquois… tu sais que tout cela aura une fin… ta terre maternelle reprendra son destin et ton peuple avec. Ainsi le Portugais se veut libérateur de la soi-disant minable condition des indigènes ? Civilisation ? Rires ! Baratins criminels ! Il veut servir ses seuls intérêts. Qu’en dis-tu Yaka avec tes yeux moqueurs, tes grosses lèvres et ton nez en forme de patate ? Toujours silencieux… pourtant tu n’en penses pas moins vieux visage oblong aux fossettes striées. L’histoire des Blancs sur ta terre millénaire, tu la contemples dans toute sa médiocrité en la compagnie d’Alexandre Semedo qui te tient de son père, un prisonnier politique envoyé par la monarchie portugaise – il ne faisait pas bon d’être un républicain chez la mère patrie – dans cette grande prison angolaise à ciel ouvert. Quelle misère ! Pour compagnons, des criminels de droit commun. Ca te fait rire Yaka ? Alexandre n’a de cesse de te fixer. Jamais il n’a réussi à percer ton regard, ce regard posé sur sa famille, de son défunt père – les débuts de la colonisation – à ses arrières petits enfants – l’indépendance.
« Mon père l’aimait, c’était un souvenir de jeu. C’est pour ça qu’elle aussi a fait le voyage dans le chariot boer. On aurait dit qu’elle voyait tout. Une impression de ma mère, bien entendu. Mais j’ai hérité d’elle cette impression (…) J’ai fini par savoir qu’elle est Yaka, d’un peuple qui vit près de la frontière nord. Comment cette statue, du nord profond à échouer à Moçamedes ou à Capangombe, tout à fait au sud, c’est un mystère qu’elle seule peut expliquer. J’attends qu’elle me le dise, mais rien. Toute ma vie, j’ai essayé de parler avec elle ; quand j’étais enfant, elle était ma confidente, ensuite j’ai été moins proche, convaincu qu’elle ne s’ouvrirait pas, jusqu’à ce que j’insiste de nouveau auprès d’elle. Muette, toujours muette, elle parle avec ses yeux de verre. Je sens de plus en plus qu’elle me parle. Mais je ne comprends pas », pp. 33 et 35.
Tu contemples intriguant avec ton sourire lippu ce pauvre Alexandre s’ennuyer avec ce père amer dans la boutique familiale, bouis-bouis où s’entasse le tout-venant. Y attendre le chaland souvent trop rare ; y entendre les perpétuelles rumeurs sur des soi-disant révoltes sanguinaires d’indigènes aux regards incendiaires d’où darde la vengeance ; assister par témoins interposés aux massacres des autochtones par les colons assoiffés de nouvelles terres et de têtes de bétail ; contempler aussi la dure vie des Blancs, sujets de seconde catégorie de sa majesté royale d’outre-mer : toujours se battre pour survivre, pour s’enrichir et faire fortune… heureusement qu’il y a le mensonge, l’arrogance, les femmes – tant pis pour les bâtards mulâtres -, l’alcool et… les esclaves. Et puis la politique est toujours là pour embraser les esprits et les cœurs avinés : monarchie, République, Salazar… pff tout pour agiter les esprits ! Sans oublier ces histoires du quotidien qui soulèvent les rires : te souviens-tu Yaka du mort qui faisait preuve d’une vitalité remarquable ? Ca les a bien fait rire ces noceurs des tavernes.
« Une autre nouvelle courait : que, le matin suivant, les voisines et les bigotes de l’église s’étaient refusées à laver et à habiller Ernesto Tavares. Pas à cause de l’origine de sa mort ( en pleine copulation ), mais parce que le phallus surpris en érection par la mort demeurait comme une sagaie défiant les vents du temps. C’était les amis qui l’avaient rasé, lavé et habillé, en essayant de ne pas toucher le membre en érection, ce qui avait rendu assez difficile l’enfilage du pantalon du costume noir. On lui avait croisait les bras non sur la poitrine, comme on le fait toujours, mais sur le phallus, pour dissimuler le volume pointu qui saillait du pantalon. Et c’était comme ça que l’agent en douane Ernesto allait se faire enterrer, en costume noir, son visage jeune et pâle dans les cheveux blancs de ses soixante ans, ses mains enlaçant l’essence de sa vie », p. 23.
Et tu continues à avoir cet air moqueur. Il serait presque contagieux s’il ne contemplait pas tant de rivières de sang.
« … les Mucabai, on les anéantis en leur retirant leur bétail. Ce sont nos instructions (militaires). Ils peuvent rester en vie, mais sans leurs bœufs ils ne sont rien, ils perdent leur fierté. Les mettre dans la situation des Cuissis du désert, qu’ils méprisent, parce qu’il n’ont pas de bétail, ce sont des esclaves vagabonds. Ca met fin à leur race », p. 29.
Mais tu le sais, de tels outrages ont une fin ; qu’est-ce quelques décennies d’occupation sur des siècles de liberté. Les esprits sont éternels et vengeurs. Regardes comme ils se vengent de Xandinho, le petit fils d’Alexandre ton compagnon d’infortune, un fonctionnaire dans l’administration coloniale et meurtrier implacable.
« Car tout ce que l’on a fait de mal dans le pays c’est à cause du système, en plus il y a eu des Noirs qui ont été mêlés à ça et les zombies maintenant se cachaient les yeux avec leurs mains, dissimulant leurs rires de plus en plus forts. Ils ont arrêté le fra-fra-fra de leur papillonnement, on n’entendait plus que les rires qui éclataient dans la nuit, mêlés aux claquements des chaînes et aux grincements des fers, des rires grinçants de rage, et Xandinho a sauté soudain du lit ; les yeux exorbités ce qui a poussé Alice à allumer la lumière et dans la lumière les ombres se sont dissoutes un peu mais elles restaient là, il pouvait les voir contre le mur, riant, se doublant et se dédoublant à nouveau, arrête, arrête et dis-moi ce qui se passe, a crié Alice, mais il était debout sur le lit, les jambes écartées, montrant le mur du doigt et criant ne me condamnez pas, ne me condamnez pas, vous qui avez déjà été condamnés, arrête Xandinho, arrête, sa femme lui secouait le bras mais il avait une force et un équilibre démesurés, et elle est restée pratiquement suspendue à son bras tendu qui ne fléchissait même pas un peu, jusqu’à ce qu’il saute du lit, qu’il courre vers l’armoire d’où il a sorti un poignard qu’il a pointé sur sa poitrine, criant si vous voulez, je vous prouve que je ne suis pas coupable, je m’enfonce le poignard dans la poitrine et si je ne meurs pas c’est que vous ne pouvez pas me condamner, il a levé l’arme et c’est à ce moment que Alice a crié ce cri qui a fait trembler la maison », pp. 448 et 449.
Liberté ? Bienvenue à ces capitaines des terres lointaines et leur révolution des oeillets, l’indépendance sonne ! Et celle-ci sera celle de l’armée du peuple ! Entends-tu les chants de gloire des troupes révolutionnaires ? Oui bien sûr ! Ces chants tu les fais tiens. Tu sais que cette indépendance à la teinte rouge ne plaît pas à tes voisins. Peu importe, tu as foi dans la liberté… mais combien de millions de morts se profilent ? Les guerres civiles sont toujours les plus criminelles. Pour l’instant faisons la fête ! Alexandre Semedo se sent enfin revivre… à l’aube de sa mort… encore quelques heures… peu importe… il a enfin compris ton regard. Avant de nous quitter, Yaka, remercies veux-tu bien Pepetela : son écriture, son style, sa fougue, sa modestie, sa simplicité sont un ravissement, crois-moi. Je mettrais ma main à couper que lui aussi a enfin éclairci tes mystères. Salues les zombies et la mémoire de tes morts.
L’innocence est une vertu dangereuse, p. 239.
Voilà un livre d’une intensité formidable ! Biyi Bandele – écrivain nigérian né en 1967 – réussit la gageure à transcrire les boucheries des champs de bataille birmans durant la seconde guerre mondiale opposant les Japonais aux troupes coloniales britanniques. La drôle et triste histoire du soldat Banana est le tableau sans complaisance ni voyeurisme des souffrances et démences d’une soldatesque plongée dans une jungle démesurément terrifiante – divinité ogresse des temps légendaires -, quotidien des soldats nigérians venus renforcer les lignes alliées. Aucune place à la démesure métaphorique chère à Victor Hugo mais une plume pudique et nerveuse sourcilleuse du détail ; le mot d’ordre, ne pas tronquer l’histoire de ces africains engagés dans les sections « chindits », forces militaires conduites par le général Wingate – génie illuminé en rupture avec sa hiérarchie – envoyées derrière les lignes ennemies pour des opérations de harcèlement. Dans ces conditions extrêmes que peut bien faire ce bavard d’Haoussa, le Farabiti Banana, garçonnet candide de treize ans ? A-t-il voulu à l’instar de ses deux amis quitter son Nigeria natal et mentir sur son âge pour échapper aux remboursements de lourdes dettes ou encore voulu mécontenter son père ? Non, seulement fuir un patron tyrannique et voir du pays ; visiter cette Birmanie étrange vantée par les recruteurs militaires. Et aussi goûter du combat pour revenir sur sa terre natale avec l’aura du guerrier héroïque et faire taire ainsi les quolibets sur sa soi-disant naïve personne. Dès lors pas question pour lui d’être un simple muletier, état dégradant que lui réservent ses supérieurs. Que tout le monde le sache, Banana sera un guerrier « chindit » et rien d’autre ! De la jungle birmane, aucun salut à attendre : une fois atterri dans l’enfer vert, rejoindre à tout pris la « Ville blanche », camps des alliés, furoncle nauséabond en territoire ennemi encerclé de barbelés où pourrissent les corps de milliers de japonais abattus au cours d’offensives kamikazes. La couleur blanche ? Les toiles des parachutes, unique moyen de ravitaillement, qui recouvrent le champ de bataille et les alentours. Parmi les hurlements des obus que se lancent et relancent les ennemis, les cris sauvages et résignés des japonais qui s’acharnent désespérément chaque nuit, les odeurs méphitiques de la Mort se repaissent des cadavres en décomposition.
« Pendant les semaines précédentes, tandis que les attaques japonaises étaient devenues un simple désagrément nocturne quotidien, la forteresse avait pris l’allure d’un purgatoire habité par la mort et la maladie. L’odeur dans l’enceinte et à ses abords était devenue abominable. (…) Les effluves n’émanaient pas seulement des hommes qui avaient cessé de se laver depuis que la Rivière Boueuse était devenue une morgue flottante ; ils n’émanaient pas seulement des mules mortes dispersées dans tout le périmètre (…) Ils émanaient avant tout, sous une forme âcre et tenace, des corps en décomposition de près de deux mille Japonais accrochés en une infinie variété de contorsions morbides aux barbelés qui entouraient la forteresse (…) Dix mille charognards fondaient sur les barbelés chaque matin et ne repartaient qu’à contrecœur, quand les premiers seaux à charbon (obus japonais) arrivaient et qu’ils savaient que les hommes allaient se lancer une fois de plus dans cet étrange rituel, qui ne manquait jamais de remplir leur garde-manger consommé avec avidité (…) Avec les oiseaux arrivèrent les mouches. Il y en avait des millions qui vrombissaient partout dans la forteresse, plaie pire qu’un nuage de sauterelles », pp. 255 et 256.
A l’enfer des assauts monstrueux succèdent les décomptes des cadavres, vieux compagnons d’infortune, alors que la paranoïa et la folie assaillent les survivants : les arbres se font kidnappeurs, son ombre, un ennemie à abattre, les lucioles, un nuage incendiaire démoniaque. Si le rire subsiste dans la section pour cause de réflexions farfelues du jeune Banana, il se fait toutefois de plus en plus rare maintenant que ce dernier perd son innocence, que la folie martèle sa quête d’héroïsme, que les sangsues deviennent ses compagnes obsessionnelles. Merci à Biyi Bandele pour son immense mérite à redonner vie à ces hommes venus de lointains cieux pour une cause qui peut-être leur échappait… Etait-t-elle vraiment la leur ? Atrocités, férocités, courage, bruits, silences, verbe hésitant, mains tremblantes, frayeurs, rires, blagues douteuses, le romancier réussit un tour de force remarquable. Le phraser se fait simple et lapidaire, miroir des émotions et instincts des combattants. L’anglais maladroit teinté de Haoussa et d’autres idiomes vernaculaires africains accentuent le réalisme. Le soldat Banana et ses compères sont tout proches. La drôle et triste histoire du soldat Banana est incontestablement un roman indispensable. Le lire c’est peut-être rendre hommage à tous ces sacrifiés.
« Des mules ? s’étrangla Ali comme s’il avait été piqué par une fourmi voyageuse. Savez-vous qui je suis ? Je suis le fils de Dawa, roi des sourciers dont le nez béni pouvait sentir l’eau à Sokoto alors qu’ils se trouvait à Saminaka. Je suis le fils de Hauwa, dont la mère était Talatu, dont la mère était Fatimatu, reine du gâteau moelleux kulikuli, dont le souvenir fait encore saliver les vieillards jusqu’à ce jour. Notre peuple dit que la distance est une maladie ; seul le voyage peut le guérir. Croyez-vous qu’Ali Banana, fils de Dawa, arrière-petit-fils de Fatima, a traversé la grande mer et voyagé aussi loin, le fusil à l’épaule, pour veiller sur des mules ? », pp. 52 et 54.
Biyi Bandele, La drôle et triste histoire du soldat Banana, 2007, éd. française Grasset, 2009, 272 p.
« Insatisfait de l’inutilité de mon existence, j’entends au moins me divertir de son incommensurable insignifiance », p. 189.
Ignare, je ne connaissais pas du tout les textes de cet immense écrivain qu’est le Tanzanien AbdulrazakGurnah, né en 1948, à Zanzibar, et enseignant la littérature depuis de nombreuses années en Grande-Bretagne. Il était temps que je répare cette omission. La reconnaissance internationale de cet auteur par le monde littéraire anglo-saxon aurait pourtant dû me mettre la puce à l’oreille. Que de louanges après neuf romans : Paradis, 1999, et Près de la mer, 2006, ont tous deux fait l’objet d’une sélection au Booker Prize et au Los Angeles Times Book Prize. Desertion, 2005, a été sélectionné pour le Commonwealth Writers Prize de 2006. Je me suis donc procuré Près de la mer et lecture faite une certitude s’impose : voilà un des plus beaux écrits qu’il m’ait été donné à lire ces dernières années : maîtrise d’une écriture des plus belles où les effets de manche ne sont pas de mise n’excluant pas pour autant un travail littéraire des plus remarquables ; ici, l’imagination, la sensibilité, l’abandon, la nostalgie, l’exil, les souvenirs à reconstruire sont les clefs d’histoires subtilement maîtrisées – narrations à tiroirs – des deux personnages centraux aimantés l’un à l’autre par des tragédies familiales communes et une terre natale partagée, Zanzibar. Dans le roman, l’île apparaît moins dans sa dimension africaine que comme porte sublimement ouverte sur un Orient mystérieux, carrefour de tous les négoces où les marchands-navigateurs de la péninsule arabique et d’autres cieux accostent par milliers, malles et ballots déversés sur les quais ; les mythes et les Contes des mille et un nuits y trouvant une terre d’accueil des plus chaleureuses.
« Il me raconta avoir vu un jour un nuage d’embruns courir à la surface de la mer pour s’arrêter à hauteur de l’île. Quand il est allé voir de plus près ce qui se passait, il avait découvert la longue silhouette noire d’un djinn qui dormait sous un arbre, un grand coffre ouvert à côté de lui. Dans le coffre, il y avait une femme qui chantait en se passant la main dans les cheveux, puis elle a léché un à un ses doigts couverts de bagues, comme si du sucre y était resté. C’était peut-être elle que j’avais entendue, cette malheureuse créature enlevée par le djinn noir qui la gardait dans un coffre pour le plaisir. Savais-je pourquoi elle léchait ainsi ses doigts couverts de bagues ? m’a-t-il demandé. Parce que pendant que le djinn dormait, elle séduisait tous les hommes du voisinage et leur prenait à chacun une bague en souvenir. Ainsi, en se léchant les doigts, revivait-elle les moments heureux passés avec chacun d’eux. J’ai alors compris que pour le vieux gardien, l’île était peuplée d’une vie enchantée, d’officiers de la marine britannique, de médecins anglais et de patients convalescents, de serpents et de femmes emprisonnées qui chantaient dans la nuit, de méchants djinns noirs qui parcouraient sans fin les mers en quête de repos », p.294.
Une terre qui est dramatiquement lointaine de M. Shabaan qui, il y a quelques mois à 65 ans, est arrivé sans visa dans cet aéroport glacial de Londres pour y demander l’asile politique. Afin de se remémorer son Zanzibar bien aimé, il se fie à ses souvenirs qui certes ne sont pas toujours exacts mais qui ont l’immense mérite de faire d’un passé résolu des histoires toujours présentes ; et tant pis si elles sont tragiques, terribles, douloureuses… que peut-on espérer d’autre d’un exil ? Quelles qu’elles puissent-être, ces histoires sont réconfortantes car c’est en elles et par elles que son identité puise sa vie. A Zanzibar, M. Shabaan était un commerçant prospère de meubles de valeur que les colons britanniques et les négociants des mers venaient en nombre acheter. Après l’indépendance, avec la révolution communiste, les affaires étaient devenues laborieuses mais la vie bien que frugale restait agréable. Tout s’est effondré avec la rencontre de ce négociant perse, Hussein, fourbe parmi les fourbes. Mais comment aurait-il deviné que le prêt accordé à ce maudit pervers lui causerait sa perte et son exil forcé après des années de souffrances indicibles. Rien de plus légale en effet que de saisir la maison gagée une fois le délai de recouvrement de la créance venu. Ce n’est que stricte application du droit musulman. Mais c’était sans compter sur la haine destructrice du propriétaire dessaisi de son bien ; une animosité qui va faire renaître des querelles familiales vieilles de plusieurs générations et mettre en péril sa vie et celle des siens. Exilé en Grande-Bretagne pour fuir cette fureur, il aurait pu se penser enfin à l’abri, les souvenirs lui tenant lieu de compagnie. C’était sans compter avec les facéties douloureuses du destin : quelques mois après son arrivée un descendant des expropriés se présente à lui pour réclamer des comptes.
« Je veux aller de l’avant, mais je me retrouve toujours à regarder en arrière, à fouiller un passé lointain qu’estompent tous les évènements survenus depuis, des évènements tyranniques qui occupent le premier plan et dictent les actes de la vie ordinaire. Pourtant, quand je regarde en arrière, je vois certains objets briller d’un éclat malveillant, et chaque souvenir saigne. C’est un lieu austère que celui de la mémoire, un entrepôt sinistre et désolé aux planchers pourrissants, aux échelles rouillées, où l’on passe parfois du temps à fureter parmi les marchandises abandonnées », p. 116.
Près de la mer est un texte magnifique et d’une grande délicatesse sur le destin individuel soumis aux trahisons, aux vengeances et à l’honneur familial. Echeveaux d’histoires, ce roman a une vocation universelle par la quête d’identité qui y est faite, celle d’un déraciné, d’un exilé, effrayé d’être peut-être devenu un étranger à sa terre natale. Prose raffinée et bouleversante, le lecteur succombe irrésistiblement au charme de ce merveilleux récit.
Gurnah Abdulrazak, Près de la mer, (2001), Galaade Editions, 2006, 314p.
« Qu’est-ce que la sorcellerie ? Est-ce vrai que les sorciers ont des avions mystérieux grâce auxquels ils se déplacent la nuit ? Que dire des ces soi-disant banquets au cours desquels ils mangeraient de la chair humaine ? », P. 83.
Pie Tshibanda est originaire du Kasaï et fait partie des nombreux Congolais venus au Katanga pour y travailler dans les mines. En 1995, une épuration ethnique à l’encontre des Zaïrois originaires du Kasaï éclate au Katanga. Ceux qui échappent aux massacres sont parqués tels des animaux des semaines durant dans des conditions épouvantables. Chez Tshibanda s’impose dès-lors l’urgence à dénoncer ces tueries dont il fut le témoin. En danger de mort en raison de ses révélations, il est contraint de quitter le Congo. Il obtient l’asile politique en Belgique où parallèlement à ses études supérieures il continue à s’adonner à l’écriture et à la mise en scène : y sont analysés entre autres les rapports des anciens colonisateurs avec les africains et certaines composantes consubstantielles à la société traditionnelle congolaise telle la sorcellerie dans ce court écrit de 1981. Une sorcellerie qui n’est autre qu’un des acteurs sociaux majeurs de la société traditionnelle congolaise : «Elle est la contrainte la plus vigoureuse et la plus constante de nombres de vies zaïroises et africaines», V.-Y. Mudimbe, préface, p.7.
Dans Je ne suis pas sorcier !, un enfant, garçon bossu, fait l’amère expérience des conséquences sociales de l’inculpation pour sorcellerie le jour où sa famille est bannie du village sous le fallacieux prétexte que son père aurait commis un tel crime. Dès leur le hantera cette interrogation, son aîné est-il réellement un sorcier ? Il n’obtiendra la réponse que des décennies plus tard à l’aube de la dernière respiration de son père. Entre-temps et tout au long de sa vie, le garçon sera amené à mettre à l’épreuve des faits quotidiens l’existence ou non de la magie noire et les raisons qui portent sur les choix des accusés ; une étude qu’il fera moins au regard des sciences rationnelles – ici opposées aux traditions – qu’à la lumière d’une loi à la fois sociologique et psychologique, le principe d’empathie. Progressivement il comprendra que la société traditionnelle recours à la sorcellerie comme outil de sa régulation : il s’agit en l’occurrence de prouver l’utilisation d’actes interdits par la communauté car ces pratiques surnaturelles et leurs résultantes sont causes de dérèglements et autres maux sociétaux. La sanction du coupable – ici le bannissement – est vue comme le moyen du retour à un ordre naturel fixé par les coutumes séculaires. Pour établir les preuves de culpabilité différents moyens sont utilisés dont les jugements du féticheur « légal« – un homme pas toujours désintéressé – ou encore l’ordalie.
« Le chef s’éclaircit la voix avant d’articuler :
_ Vous venez tous d’assister à la scène. Vous avez aussi constaté que le féticheur continue d’accuser la femme malgré son impuissance à prouver ce qu’il avance. Nous allons en finir une fois pour toutes en passant par l’épreuve de l’anneau. Elle consiste à enfoncer sa main dans la pâte bouillante pour y chercher l’anneau. Le coupable se brûlera. Le notable enfonça sa main le premier et sortit l’anneau. Il le montra au public avant de le replonger dans la marmite. « Avancez tous les deux », fit-il. Il alimenta encore le feu, la femme gardait son sang froid en suivant du regard les gestes du notable (…). Sans hésiter un seul instant, elle enfonça la main dans la casserole et sortit l’anneau. Le public applaudit.
_Féticheur, cria le vieux roi, à toi !
Le féticheur ruisselant de sueur, s’approcha difficilement de la marmite. Quand il vit la vapeur qui s’en échappait, il fit deux pas en arrière comme pour fuir… », pp. 42 et 43.
Le jeune homme prend conscience que le plus souvent il s’agit moins d’un sorcier qu’un bouc émissaire condamné à la vindicte populaire ; pauvre bougre qui n’a de coupable que ses particularismes et sa fragilité jugés anormaux et donc illégitimes au regard des critères traditionnels imposés à la communauté et acceptés par celle-ci : par exemple la très grande misère, la parenté, la maladie, la stérilité ou encore l’infirmité comme celle d’avoir… une bosse sur le dos !
« Pourquoi ne puis-je pas vivre en paix comme tous les enfants du monde ? Pourquoi le destin de mes parents doit-il influer sur ma vie ? Misérable enfance ! L’on m’avait dit pourtant que c’était une période d’innocence, d’insouciance et de joie, mais qu’avais-je entendu ? Partout, le même regard plein de méfiance, les mêmes paroles méprisantes : _ Il est le fils du sorcier, et sur son dos, une bosse qui n’arrête pas de grossir. », p. 9.
L’accusation est bien souvent si ce n’est toujours le fruit empoisonné de la peur, de la cupidité, du mensonge, de la superstition. Ne vaut-il mieux pas fuir la communauté villageoise et se réfugier dans les grandes villes anonymes ? Peut-être, mais c’est au tour de l’individualisme forcené de frapper. Et gare aux plus faibles !
Son père est-il vraiment un sorcier ? Des années sont passées, l’âge adulte est arrivé. Et le vieil homme mourant de lui répondre, « Je ne suis pas un sorcier ! ».
Voilà donc un court texte où Pie Tshibanda se fait héraut de la tolérance, de la solidarité et de la lutte contre toutes superstitions. La sorcellerie est ici attaquée moins sur ces pratiques, c’est-à-dire actes étranges aux effets extraordinaires, que sur les relations personnelles qu’elle fait naître entre la victime, l’accusateur et les soi-disant coupables. On regrettera toutefois le tour trop didactique de l’écrit qui se fait au détriment de la fiction qui par moment prend les allures d’un vernis romanesque. Le style y est simple, trop peut-être : des phrases linéaires courtes au vocabulaire et à la grammaticale sans originalité ; une simplicité qui renvoie probablement à la jeunesse du narrateur, l’infortuné bossu. Peut-être est-ce dû aussi au fait que cet écrit semble s’adresser à un jeune public dans le cadre de spectacles scéniques.
Pie Tshibanda, Je ne suis pas sorcier, 1981, coll. Le grand miroir, Pocket, poche, 126 p., rééd. 2008.