
Par chance pour ce roman, j’ai ressenti un regain d’intérêt suite à une discussion très animée qui a eu lieu à la médiathèque d’Antony autour des romans du Prix des lecteurs. La sélection n’est pas nécessairement consensuelle et elle suscite des réactions parfois tranchées. J’ai été soulagée de me rendre compte que je n’étais pas la seule à ne pas parvenir à progresser dans cette épopée. Avoir entendu tant de critiques m’a libérée et paradoxalement m’a permis de reprendre ma lecture.
Non seulement j’ai beaucoup aimé mais j’en ai apprécié aussi l’humour qui m’est apparu en filigrane. Merci ! Osons parler des livres !
Inti Flynn, une jeune biologiste, arrive en Ecosse pour diriger une équipe de scientifiques chargés de réintroduire le loup dans les Highlands. Ses efforts pour réensauvager la nature meurtrie se heurtent rapidement à l’hostilité des locaux, inquiets pour leur sécurité et celle de leur bétail. Quand elle découvre le corps atrocement mutilé d’un éleveur quelques jours après avoir relâché les premiers loups dans la forêt, Inti comprend que les coupables seront vite désignés. Sans réfléchir, elle fait disparaître le cadavre. Mais si les loups n’ont rien à voir avec tout ça, quel monstre rôde donc dans les forêts ?
Il ne fait pas de doute qu'il s'agit d'un roman "écologique". Au cas où nous l'aurions oublié on nous rappelle que cette planète n’appartient pas aux hommes. Nous n’avons aucun droit sur elle, elle ne nous est pas "acquise" (p. 154). Inti et sa sœur jumelle respectent et connaissent la forêt depuis l’enfance. Leur père leur a a fait comprendre qu'elle a un cœur battant que nous ne voyons pas.
Ce qui est bien construit dans le roman c'est qu'il n'est pas qu'une fable écologique. L'auteure s'est extrêmement documentée et elle n'occulte pas la position des petits éleveurs soumis à d’énormes pressions financières. Le projet met en danger leur gagne-pain et leur mode de vie si durement acquis et ça les terrifie (p. 44).
J'ai été passionnée par les méthodes de réintroduction, la prudence d'éviter de donner un nom aux loups pour éviter l'attachement et être moins triste de la disparition de Numéro Six (p. 99), le fonctionnement pas si "automatique" du collier GPS, et foule de données sur leur comportement. Ainsi les loups reproducteurs, qu’on appelle les alphas, restent toute leur vie avec le même partenaire. Mais l’élevage des louveteaux est une activité familiale à laquelle participe chaque membre de la meute (p. 113). Les loups souffrent de la solitude exactement comme les hommes. La différence, c’est qu’un loup solitaire devient plus vulnérable, alors que chez les humains, c’est le contraire : la solitude nous protège.
Le visuel de la couverture trouve son explication quand on apprend que la jeune femme étudie les cartes cognitives dessinées par les loups sur leurs territoires. Ils se transmettent ces cartes géographiques et temporelles de génération en génération et connaissent si intimement leur domaine que chacun de leurs déplacements est programmé. Les loups ne se baladent pas au hasard. Il bougent dans un but précis et ils apprennent à leurs petits à reproduire le même schéma. Ils se partagent des images mentales en hurlant. Leurs cris dessinent des tableaux (p. 167).
A la fin des abondants remerciements, l’auteure n’oublie pas les animaux sauvages et les endroits du monde qui lui ont inspiré cet ouvrage. La douceur qu’ils nous ont témoignée surpasse de loin tout ce que nous leur avons donné en échange. Elle ajoute que l’Ecosse n’a pas encore pris d’initiative en faveur de la réintroduction des loups mais qu’elle l’espère prochaine ainsi que tout le reste du monde, et surtout sa terre natale, l’Australie.
Bien sûr l'hypersensibilité d'Inti est intrigante. Elle est atteinte de synesthésie visuo-tactile. Son cerveau commande à son corps d’éprouver les sensations dont elle est visuellement le témoin (p. 158). Sa compétence hors normes va encore plus loin. Elle a la capacité à se glisser dans la peau d’un autre humain. Son père lui a enseigné que la compassion était la qualité la plus importante de toutes car elle conditionne le pardon. Sa mère pensait exactement le contraire.
Et c'est un des noeuds du roman car la séparation de ses parents est consécutive à de la violence intra conjugale. Depuis, sa mère consacre sa vie à aider les victimes et a perdu toute confiance dans ses semblables. Critiquant l'optimisme de sa fille elle la menace presque : Appelle-moi quand ton mari vous aura presque tabassés à mort, toi ou tes enfants (p. 58).
Comme si cette mise en garde était insuffisante on apprendra qu'elle a (aussi) été prévenue de ne faire jamais la bêtise de croire qu'il est possible de prévoir le comportement d’un loup. Le danger est là. Ils vous surprendront toujours (p. 60). Le lecteur ne peut s'empêcher alors de rapprocher l'homme du loup …
L'intrigue se complexifie à un niveau supérieur avec le personnage de la soeur jumelle. A tel point que je me suis interrogée sur son existence réelle, ou fantasmée. ajoutons enfin les retours en arrière sur le passé qui resurgit, sous forme de souvenirs, ou de cauchemars, et sur les avertissements réguliers car, en effet, personne n’a qu’une seule facette (p. 220).
Ce qui est beau c'est la manière dont Inti se rapprochera de sa mère quand elle voudra résoudre l'énigme criminelle. Pour résoudre un meurtre, lui explique sa mère, il faut établir une chronologie qui consiste à noter tous les déplacements de la victime, ses habitudes, ses rituels, puis à repérer tout ce qui ne colle pas, de manière à se tourner vers les personnes auxquelles on n’a pas pensé tout de suite. On cherche un mobile; on traque les mensonges (p. 229).
Scénariste de formation, Charlotte McConaghy est l’autrice d’un précédent titre, Migrations (Lattès, 2021), traduit dans une vingtaine de langues. Elle vit à Sydney, en Australie. Je pleure encore la beauté du monde a figuré dans les classements des meilleures ventes du New York Times, du Washington Post et du Los Angeles Times.
Je pleure encore la beauté du monde de Charlotte McConaghy, traduit par Marie Chabin, Gaia éditions, en librairie depuis le 7 février 2024
Sélectionné pour le Prix des Lecteurs d'Antony 2025