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La publication des articles est conçue selon une alternance entre le culinaire et la culture où prennent place des critiques de spectacles, de films, de concerts, de livres et d’expositions … pour y défendre les valeurs liées au patrimoine et la création, sous toutes ses formes.

jeudi 10 avril 2025

Je pleure encore la beauté du monde de Charlotte McConaghy

On n’entre pas dans les livres comme dans un moulin. Ce fut particulièrement vrai pour Je pleure encore la beauté du monde. Dans une telle situation il m’arrive de suspendre ma lecture, quitte à la reprendre plus tard.

Par chance pour ce roman, j’ai ressenti un regain d’intérêt suite à une discussion très animée qui a eu lieu à la médiathèque d’Antony autour des romans du Prix des lecteurs. La sélection n’est pas nécessairement consensuelle et elle suscite des réactions parfois tranchées. J’ai été soulagée de me rendre compte que je n’étais pas la seule à ne pas parvenir à progresser dans cette épopée. Avoir entendu tant de critiques m’a libérée et paradoxalement m’a permis de reprendre ma lecture.

Non seulement j’ai beaucoup aimé mais j’en ai apprécié aussi l’humour qui m’est apparu en filigrane. Merci ! Osons parler des livres !
Inti Flynn, une jeune biologiste, arrive en Ecosse pour diriger une équipe de scientifiques chargés de réintroduire le loup dans les Highlands. Ses efforts pour réensauvager la nature meurtrie se heurtent rapidement à l’hostilité des locaux, inquiets pour leur sécurité et celle de leur bétail. Quand elle découvre le corps atrocement mutilé d’un éleveur quelques jours après avoir relâché les premiers loups dans la forêt, Inti comprend que les coupables seront vite désignés. Sans réfléchir, elle fait disparaître le cadavre. Mais si les loups n’ont rien à voir avec tout ça, quel monstre rôde donc dans les forêts ?
Il ne fait pas de doute qu'il s'agit d'un roman "écologique". Au cas où nous l'aurions oublié on nous rappelle que cette planète n’appartient pas aux hommes. Nous n’avons aucun droit sur elle, elle ne nous est pas "acquise" (p. 154). Inti et sa sœur jumelle respectent et connaissent la forêt depuis l’enfance. Leur père leur a a fait comprendre qu'elle a un cœur battant que nous ne voyons pas.

Ce qui est bien construit dans le roman c'est qu'il n'est pas qu'une fable écologique. L'auteure s'est extrêmement documentée et elle n'occulte pas la position des petits éleveurs soumis à d’énormes pressions financières. Le projet met en danger leur gagne-pain et leur mode de vie si durement acquis et ça les terrifie (p. 44).

J'ai été passionnée par les méthodes de réintroduction, la prudence d'éviter de donner un nom aux loups pour éviter l'attachement et être moins triste de la disparition de Numéro Six (p. 99), le fonctionnement pas si "automatique" du collier GPS, et foule de données sur leur comportement. Ainsi les loups reproducteurs, qu’on appelle les alphas, restent toute leur vie avec le même partenaire. Mais l’élevage des louveteaux est une activité familiale à laquelle participe chaque membre de la meute (p. 113). Les loups souffrent de la solitude exactement comme les hommes. La différence, c’est qu’un loup solitaire devient plus vulnérable, alors que chez les humains, c’est le contraire : la solitude nous protège.

Le visuel de la couverture trouve son explication quand on apprend que la jeune femme étudie les cartes cognitives dessinées par les loups sur leurs territoires. Ils se transmettent ces cartes géographiques et temporelles de génération en génération et connaissent si intimement leur domaine que chacun de leurs déplacements est programmé. Les loups ne se baladent pas au hasard. Il bougent dans un but précis et ils apprennent à leurs petits à reproduire le même schéma. Ils se partagent des images mentales en hurlant. Leurs cris dessinent des tableaux (p. 167).

A la fin des abondants remerciements, l’auteure n’oublie pas les animaux sauvages et les endroits du monde qui lui ont inspiré cet ouvrage. La douceur qu’ils nous ont témoignée surpasse de loin tout ce que nous leur avons donné en échange. Elle ajoute que l’Ecosse n’a pas encore pris d’initiative en faveur de la réintroduction des loups mais qu’elle l’espère prochaine ainsi que tout le reste du monde, et surtout sa terre natale, l’Australie.

Bien sûr l'hypersensibilité d'Inti est intrigante. Elle est atteinte de synesthésie visuo-tactile. Son cerveau commande à son corps d’éprouver les sensations dont elle est visuellement le témoin (p. 158). Sa compétence hors normes va encore plus loin. Elle a la capacité à se glisser dans la peau d’un autre humain. Son père lui a enseigné que la compassion était la qualité la plus importante de toutes car elle conditionne le pardon. Sa mère pensait exactement le contraire. 

Et c'est un des noeuds du roman car la séparation de ses parents est consécutive à de la violence intra conjugale. Depuis, sa mère consacre sa vie à aider les victimes et a perdu toute confiance dans ses semblables. Critiquant l'optimisme de sa fille elle la menace presque : Appelle-moi quand ton mari vous aura presque tabassés à mort, toi ou tes enfants (p. 58).

Comme si cette mise en garde était insuffisante on apprendra qu'elle a (aussi) été prévenue de ne faire jamais la bêtise de croire qu'il est possible de prévoir le comportement d’un loup. Le danger est là. Ils vous surprendront toujours (p. 60). Le lecteur ne peut s'empêcher alors de rapprocher l'homme du loup …

L'intrigue se complexifie à un niveau supérieur avec le personnage de la soeur jumelle. A tel point que je me suis interrogée sur son existence réelle, ou fantasmée. ajoutons enfin les retours en arrière sur le passé qui resurgit, sous forme de souvenirs, ou de cauchemars, et sur les avertissements réguliers car, en effet, personne n’a qu’une seule facette (p. 220).

Ce qui est beau c'est la manière dont Inti se rapprochera de sa mère quand elle voudra résoudre l'énigme criminelle. Pour résoudre un meurtre, lui explique sa mère, il faut établir une chronologie qui consiste à noter tous les déplacements de la victime, ses habitudes, ses rituels, puis à repérer tout ce qui ne colle pas, de manière à se tourner vers les personnes auxquelles on n’a pas pensé tout de suite. On cherche un mobile; on traque les mensonges (p. 229).

Scénariste de formation, Charlotte McConaghy est l’autrice d’un précédent titre, Migrations (Lattès, 2021), traduit dans une vingtaine de langues. Elle vit à Sydney, en Australie. Je pleure encore la beauté du monde a figuré dans les classements des meilleures ventes du New York Times, du Washington Post et du Los Angeles Times.

Je pleure encore la beauté du monde de Charlotte McConaghy, traduit par Marie Chabin, Gaia éditions, en librairie depuis le 7 février 2024

Sélectionné pour le Prix des Lecteurs d'Antony 2025

mercredi 9 avril 2025

Orgueil et préjugés… ou presque ! dans une mise en scène de Johanna Boyé

C'est la guitariste Melody Linhart qui nous accueille et lance la représentation de Orgueil et préjugés… ou presque ! d'un joyeux God save the queen.

"Pride and Prejudice (sort of)" a été écrit par Isobel McArthur qui est une actrice, metteuse en scène et dramaturge récompensée par de nombreux prix, et notamment le prix Evening Standard du meilleur talent émergent. Sa pièce fait actuellement l'objet d'une tournée au Royaume-Uni et d'une traduction en plusieurs langues dans le monde entier. Elle est le succès londonien de ces dernières années sans doute parce que la folie, la fantaisie et l’humour d’Isobel McArthur ont infusé les situations et les personnages pour donner un texte décapant et férocement drôle.

Je ne sais pas s'il faut être prévenu que la mise en scène de Johanna Boyé, est décalée et pop. Peut-être, car cette jeune femme a aussi créé des pièces de théâtre émouvantes et tragiques dont Les filles aux mains jaunes est un exemple.

Quoiqu'il en soit, elle s'est emparée de la version française du célèbre roman de Jane Austen, signée par Virginie Hocq et Jean-Marc Victor, pour en faire une pièce musicale d'une drôlerie sans faille, d'une beauté acoustique remarquable, d'un jeu d'actrices rarement aussi abouti et d'un rythme qui jamais ne faiblit et laisse admiratif.

Dans cette adaptation, l’intrigue est présentée du point de vue des femmes, en commençant par donner le beau rôle aux domestiques. Elles tireront les ficelles et s’emparent avec ironie du destin de leurs maîtresses. Cela donne l'occasion d'un premier ballet.

Cinq comédiennes nous racontent avec humour les péripéties des sœurs Bennet et de leur mère, prête à tout pour les marier. Elles sont accompagnées tout le long de cette histoire à rebondissements par une musicienne qui ne fait pas de la figuration, c’est le moins qu’on puisse dire. Sa présence ajoute un petit quelque chose tout à fait charmant.

Nous rions beaucoup et souvent mais il ne faut pas oublier pas qu'au XIX° en Angleterre les femmes n'ont pas le droit d'hériter. Se marier (avec un homme fortuné) est donc indispensable. Les préparatifs du prochain bal occupent tous les esprits... Malgré les préjugés qu'Elisabeth Bennet et Mr Darcy, un jeune et riche aristocrate, ont l'un envers l'autre, les deux jeunes gens finiront-ils par tomber amoureux ?

On a beau savoir que le casting est 100% féminin on mettra un temps certain à remarquer qui joue quoi. C’est sans nul doute une grande prouesse que de passer si vite d’un rôle à un autre, d’être aussi juste en soubrette qu’en noble, et surtout en femme qu’en homme. Par contre # Me too a tout de même laissé des traces sous la plume des adaptateurs. On entend préciser que un non c'est non catégorique.

Les costumes sont évocateurs du siècle pendant lequel se déroule l’intrigue mais on appréciera une forme de modernité dans les réparties. La publicité inspire quelques gags. Le jeu de mots avec la marque de bouchées pralinées bien connue, déclinée en faire-part, est bien trouvé.

Les medleys s'enchainent. Le seul regret qu'on pourrait formuler est de ne pas pouvoir écouter les chansons dans leur exhaustivité. Mais il faudrait pour cela rester 4 heures en compagnie des artistes. Le public enthousiaste a souvent battu des mains et applaudi en cours de route. En particulier une scène très drôle de karaoké dont on se souviendra longtemps. On aura également reconnu All you need is love, puis aux rappels We are the champions.

S'il vous faut une réplique culte ce serait : je suis peut-être orgueilleuse mais pas con. A moins que vous préfériez le corps a ses raisons que l'élégance ignore. Et si j’osais j’ajouterais Oh et puis flute à la fin (vous comprendrez quand vous aurez vu la pièce) … vous trouverez quelques éléments biographiques de l’équipe sous le générique.
Orgueil et préjugés… ou presque ! 
Titre original "Pride and Prejudice (sort of)" d'Isobel Mcarthur
Librement adapté du roman de Jane Austen "Orgueil et Préjugés"
Adaptation française : Virginie Hocq et Jean-Marc Victor
Mise en scène : Johanna Boyé (assistée de Stéphanie Froeliger)
Avec Emmanuelle Bougerol, Lucie Brunet, Céline Esperin, Magali Genoud, Agnès Pat’, et Melody Linhart à la guitare.
Scénographie : Caroline Mexme
Lumières : Cyril Manetta
Costumes : Marion Rebman
Perruques : Julie Poulain
Musique : Mehdi Bourayou
Chorégraphies : Johan Nus
Jusqu'au 28 juin 2025
Du mercredi au samedi à 21h
Le dimanche à 17h sauf les dimanches les 15 et 22 juin.
Représentations supplémentaires les samedis 14 et 21 juin à 16h
Au Théâtre Saint-Georges
51 Rue Saint-Georges - 75009 Paris - 01 48 78 63 47

Nomination aux Molières 2025 dans la catégorie : Spectacle Musical 
En lice pour plusieursTrophées de la Comédie musicale

mardi 8 avril 2025

La Chambre de Mariana, un film de Emmanuel Finkiel

Lundi 7 avril avait lieu le rendez-vous mensuel des cinéphiles avec l’AFCAE pour la découverte du nouveau coup de coeur qui s’est porté cette fois sur le film de Emmanuel Finkiel.

Je n’avais pas lu La chambre de Mariana, paru aux Editions de l'Olivier, en 2008, mais je connais Aharon Appelfeld que j’ai eu la chance de rencontrer il y a dix ans.

Je voudrais rappeler que l’homme est né en 1932 à Czernowitz en Bucovine. Ses parents, des juifs assimilés influents, parlaient l’allemand, le ruthène, le français et le roumain. Quand la guerre éclate, sa famille est envoyée dans un ghetto. En 1940 sa mère est tuée, son père et lui sont déportés et séparés. À l'automne 1942, Aharon s'évade du camp de Transnistrie. Il a dix ans. Il erre dans la forêt ukrainienne pendant trois ans, "seul, recueilli par les marginaux, les voleurs et les prostituées", se faisant passer pour un petit Ukrainien et se taisant pour ne pas se trahir.

Le film est différent -et ce n’est pas une critique de ma part-. Il commence en 1942 avec la fuite par les égouts d’un garçon d’une douzaine d’années (donc un peu plus âgé) et de sa mère qui va le confier à son amie d’enfance Mariana, une prostituée vivant dans une maison close à la sortie de la ville. Hugo devra rester caché dans le placard de sa chambre. Toute son existence est suspendue aux bruits qui l’entourent et aux scènes qu’il devine à travers la cloison…

On notera que l’action se situe en Ukraine, dans un pays que Aharon connait très bien. Où il avait rencontré tout le bas peuple ukrainien auquel il doit d’être alors resté en vie et de surtout conserver l’espoir. Une phrase proposée par Mariana dit à peu près la même chose pour adoucir la claustration d’Hugo : tu peux voyager dans le passé et l’avenir. Tu es libre.

Le placard de cette femme est très équivalent à la cabane dans laquelle se réfugient les deux héros du livre écrit pour les enfants, intitulé Adam et Thomas, que Aharon nous avait présenté le soir de notre rencontre. Il nous avait d’ailleurs parlé de Mariana, prostituée par nécessité, avait-il précisé. Et il nous avait fait la confidence que les femmes avaient été sa faiblesse. Avant de nous quitter, Valérie Zenatti (sa traductrice, qui est évidement intervenue sur le film) nous avait conseillé de construire nous aussi "notre petite cabane pour nous y mettre à l’abri".

J’avais mesuré combien le réalisme magique avait été essentiel pour lui permettre de survivreAharon Appelfeld nous avait également prévenu qu’il ne fallait pas le chercher dans l’un ou l’autre de ses personnages car il se glissait dans chacun d’eux. Toutes ces bribes de souvenir ont surgi hier soir dans les premières minutes et m’ont permis d’apprécier le film avec un regard orienté.

Je sais qu’Emmanuel Finkiel a vu dans son parcours de similitudes avec la vie de son père. Également qu’après La douleur, de Marguerite Duras, il pourrait être considéré comme le "cinéaste de la Shoah ". Mais ce film, tout en n’occultant ni les rafles ni les charniers, avec des images forcément poignantes, porte un message bien particulier, celui de la résilience et de la liberté que l’on se forge intérieurement. Il lui donne alors une portée universelle et rend puissante la dernière phrase, attribuée à la mère du garçon : le désespoir est une défaite.

Il faut saluer le travail de composition de Mélanie Thierry qui travaille pour la troisième fois avec ce réalisateur. Elle est aussi à l’aise en français qu’en ukrainien (mais elle a sans nul doute beaucoup travaille). J’ai cru à plusieurs reprises la comprendre …

Elle incarne à la perfection cette jeune femme fantasque, extrêmement solaire, qui résiste à sa manière, en s"abandonnant"`dans l’alcool et le sexe. Capable de tricher et de mentir s’il le faut pour continuer à vivre. Capable aussi de jouer, en sifflant, et de prétendre qu’elle a fait son affaire de la cuisinière. L’instant d’après elle est tragique dans l’évocation de son rapport à sa mère. Sans parler de la scène finale, magnifique.

S’agissant de l’expression de la sexualité elle est la réponse à la pulsion de vie. On peut admettre aussi que cette fiction se situant dans un bordel sa place est justifiée amplement, et les images sont toujours pudiques. Et puis je n’oublie pas l’expression malicieuse de l’écrivain à ce propos.

La Chambre de Mariana, un film de Emmanuel Finkiel
Avec Mélanie Thierry
Réalisé par : Emmanuel Finkiel
D’après le roman « La chambre de Mariana » de Aharon Appelfeld
Scénario, Adaptation et dialogues : Emmanuel Finkiel
Avec Mélanie Thierry (Mariana), Artem Kyryk (Hugo), Julia Goldberg (Yulia), Yona Rozenkier (Yacov), Minou Monfared (Anna)
Au cinéma le 23 avril 2025

lundi 7 avril 2025

La Grande Magie d’Eduardo De Filippo / Emmanuel Demarcy-Mota

Parmi les reproches faits au théâtre public il y a celui du nombre de représentations. Il est vrai qu’il n’est pas possible de prolonger en cas de succès. Mais il reste l’éventualité de la reprise. C’est ce qui m’a permis de voir La grande magie, qui avait initialement été créée en décembre 2022 au Théâtre de la Ville, Espace Cardin. Je suis sortie enchantée du Théâtre des Abbesses.

Emmanuel Demarcy-Mota n’est pas le seul à avoir eu envie de bousculer la pièce de celui qu’on qualifie de Molière italien. Dans son film, sorti en février 2023, Noémie Lvovlsky accorde à Marta (interprétée dans le film par Judith Chemla) qui disparaît le droit de partir seule, et libre, sans donc rejoindre son amant. Et elle la fait apparaître en rêve éveillé, en fantasme, à Calogero, son mari abandonné, halluciné.

Dans la version du Théâtre de la Ville, les rôles de l’amant, de la femme et du mari sont inversés. C’est la maîtresse du mari qui a soudoyé le magicien pour le faire disparaître afin qu’il puisse la rejoindre à l’insu de Marta. A ceci près que les noms demeurent. Si bien que donc Calogero est l’épouse (Valérie Dashwood) et que son époux est "le mari". Il faut croire que le sujet prête à la transgression.
Pour l’auteur, "la vie est un jeu qui a besoin d’être soutenu par l’illusion et que chaque destin est relié au fil d’autres destins dans un jeu éternel". L’illusionniste (Serge Maggiani) persuadera la femme trompée que le temps écoulé n’est que celui de la représentation théâtrale et que son mari se trouve enfermé dans un coffret qu'elle peut ouvrir dès qu'elle sera certaine qu'il s'y trouve. La supercherie durera quatre ans.

Si la scène est bien le lieu où se déploie la machinerie infernale, on remarquera que la cruauté du jeu commence dès le début de la pièce. Tous les personnages semblent ligués contre Calogero, accusée d’être méprisante et envahie par une jalousie maladive. Pourtant cette assemblée ne lésine pas sur les potins et les moqueries, si bien qu’on pourrait s’attendrir de ce que supporte cette femme avec dignité : je ne snobe personne, surtout pas les gens qui me sont antipathiques. Je suis heureuse. Je ne me fais aucune illusion, n’attend aucune surprise, ne fait confiance à personne, même pas à moi.

Elle ignore à quel point elle va être le jouet d’une atroce manipulation. Il n’y aura rien de magique en fait puisque tout est truqué. Le mage est menaçant : nous savons toujours comment commence une expérience, pas comment elle finit.

Il dit la vérité quand il affirme que tout ce qui se passe sous ses yeux n’est qu’illusion … puisqu’il la trompe. Corrompu par l’argent (nécessité fait loi) il va la convaincre qu’elle est la responsable de sa détresse.

Certains dialogues illustrent un raisonnement vertigineux. Tu as faim parce qu’il est 13 h 30 ou il est 13 h 30 parce que tu as faim ?

Parallèlement vont se croiser une pléiade de personnages si bien qu’ils sont nombreux à jouer plusieurs rôles : Marie-France Alvarez (L’amante du mari, l’inspectrice) Céline Carrère (Mme Zampa, une cliente de l’hôtel, la mère de Calogero) Jauris Casanova (le mari de Calogero, Roberto Magliano) Sandra Faure (Zaira, femme d’Otto) Sarah Karbasnikoff (Mme Locascio, une cliente de l’hôtel, la sœur de Calogero) Stéphane Krähenbühl (Gervasion Penna, Comparse d’Otto, le frère de Calogero) Gérald Maillet (Arturo Recchia, comparse d’Otto, Gennarino Fucecchia, serviteur de Calogero) Isis Ravel (Amelia Recchia, fille d’Arturo). Je mentionnerai aussi bien sûr Pascal Vuillemot qui campe le garçon de l’hôtel Métropole avec grande fantaisie.

Que l’on soit d’un statut social ou d’un autre, personne n’est épargné par les drames et les difficultés diverses, ce qui permet de dessiner une vaste comédie humaine où le mystère se veut métaphore du monde.
Les points forts de la version d’Emmanuel Demarcy-Mota résident dans la synergie entre le jeu des comédiens (très précis), la scénographie et les lumières (qui à de multiples reprises suggèrent des illusions d’optique, grâce notamment à un centre de plateau tournant), les projections d’images qui sont parfois hypnotiques. Avec cette phrase qui revient en boucle : le monde n’est qu’une illusion. On l’entendra jusqu’à la scène finale qui, elle, suggère que le monde est une cage d’oiseaux.
Le spectacle joue sur une infinité de sensations, combinant le tragique et le comique, le jeu et le chant, dans un dosage très précis de sérieux, d’humour et d’émotion. Comme Calogero est touchante quand elle prend soin de la boite censée contenir son mari !

Si la vie n’est qu’illusion ce théâtre là, lui, est bien réel.
La Grande Magie d’Eduardo De Filippo dans la traduction d’Huguette Hatem
Mise en scène Emmanuel Demarcy-Mota
Avec Serge Maggiani, Valérie Dashwood, Ilona Astoul, Marie-France Alvarez, Céline Carrère, Jauris Casanova, Sandra Faure, Stéphane Krähenbühl, Gérald Maillet, Isis Ravel, Pascal Vuillemot 
Assistants à la mise en scène Julie Peigné, Christophe Lemaire
Scénographie Yves Collet, Emmanuel Demarcy-Mota
Lumières Christophe Lemaire, Yves Collet
Costumes Fanny Brouste
Musique Arman Méliès
Vidéo Renaud Rubiano
Conseiller magie Hugues Protat
Son Flavien Gaudon
Maquillages & coiffures Catherine Nicolas
Accessoires Erik Jourdil
Du 1er au 12 avril 2025, à 15 ou 20 heures
Au Théâtre des Abbesses - 31 rue des Abbesses - 75018 Paris

Les photos qui ne sont pas logotypée A bride abattue sont de Jean Louis Fernandez

dimanche 6 avril 2025

Bombarde, un restaurant à découvrir à Montmartre

Je me suis laissée guider par la façade Terre de Sienne éclairée de quelques spots qui se dresse en haut de la rue Lamarck. Bombarde est campé à l’angle avec la rue du Mont Cenis et offre une jolie terrasse qui est prise d’assaut tous les soirs. 

La clientèle est un joyeux mélange de personnes de passage et d’habitués qui sont les premiers ambassadeurs du lieu. Ils ont raison car il est sans doute difficile de trouver meilleur rapport qualité prix/saveurs.

Me croirez vous si je vous dis même que les patrons ont allégé l’addition en faisant descendre le midi le plat à 16 €, 20 si vous ajoutez un dessert et 22 si vous optez pour un déjeuner complet entrée-plat-dessert ?

On a le choix de s'installer en terrasse, d'un côté ou de l'autre, ou bien en intérieur, soit au comptoir, ce qui permet de suivre le travail du chef, soit en salle, à une table ronde, une banquette, sur la rue ou plus à l'abri des regards dans le fond de la salle.

Les assiettes sont généreuses, goûteuses, élégantes. Tout ou presque semble classique mais vous remarquerez vite un petit quelque chose qui fait qu’on sort de l’ordinaire. Parlons par exemple du Caviar d’aubergine
Ce plat avait toute sa légitimité quand le restaurant s’affirmait dans le registre de la cuisine méditerranéenne. Mais les temps ont changé. Le chef qui est arrivé en octobre dernier a fait ses armes au Ginger La Rochelle, à deux pas de l'Aquarium, et il a gardé en mémoire la cuisine fusion du chef Carlos Foito faisant le grand écart entre les spécialités portugaises et asiatiques.

Le caviar est resté mais il est est préparé de manière à préserver la texture de sa chair. C'est le travail de Bipul qui les épluche un à un après les avoir attendris au gril.
Le blender en fait une purée qui ensuite est assaisonnée de multiples épices. Il n'a pas le goût habituel du caviar. Celui-ci est légèrement fumé et le résultat est un délice. Bipul surveille qu'on n'oublie pas de déposer une feuille de basilic sur l'assiette.

Le pain qui l'accompagne est une vraie gourmandise. Pensez-donc, il provient de la boulangerie Bara. Signifiant "pain" en breton, Thierry Breton (ça ne s'invente pas) façonne ses pains qui sont livrés sur de très bonnes tables parisiennes, qui sont livrées à vélo jusqu’à Montmartre tous les jours. Ses produits sont 100% locaux, issus de blés cultivés et transformés en Ile-de-France. Et comme si cela ne suffisait pas les tranches sont tiédies au four avant d'être apportées sur les tables.
Ayant été habitué dans l’enfance à cuisiner avec sa mère dans la campagne niortaise avec les produits du terroir Enzo a le réflexe de travailler prioritairement les légumes de saison provenant de beaux potagers. Il sait que les grands standards de la cuisine méditerranéenne s’accordent mal avec notre saisonnalité. À moins de commander en hiver des tomates qui viendront de loin. 

Avec Romain et Henri, les deux patrons et amis fondateurs du restaurant il y a deux ans, ils ont la volonté de recentrer la carte sur des plats très bien maîtrisés et conçus avec des produits de saison, le plus possible locaux.

Forcément Enzo apporte sa touche. Il s’exprime par exemple avec un CevicheC’est un plat qui existe au Pérou depuis la période précolombienne. Il est donc vieux de plus de 2000 ans et était préparé de manière très simple à l'époque. Il suffisait de disposer d'un peu de poisson frais et de jus d'orange acidulé. Le piment et le sel servaient à relever le plat.
Ses bienfaits pour la santé sont désormais connus. Les poissons gras (saumon, thon, maquereau…) contiennent des acides gras oméga 3, participant à la prévention des maladies cardio-vasculaires. En consommant du poisson cru, vous bénéficiez de tous ces atouts sans qu'ils soient dénaturés par la cuisson.

Les poissons blancs à chair ferme comme le loup de mer, la daurade, le cabillaud, la sole ou la limande sont parfaits. Le thon et le saumon conviennent également, mais ils ne doivent pas rester trop longtemps dans l'acide, car la chair change de couleur pendant le processus de cuisson.

Enzo a utilisé aujourd'hui daurade royale, dont la chair fine et peu grasse, sera vite attendrie par un leche de tigre (littéralement lait de tigre et donc pimenté). Une fois les morceaux de poisson disposés dans l’assiette il les arrose de cette préparation enrichie de jus de fruit de la passion et laisse agir son acidité le temps de continuer à monter le plat. Quelques touches de condiment avocat (crémeux à souhait), quelques dés de pickles de poivron, carottes, tomate et oignon, et bien entendu de la coriandre fraîche. C’est prêt. Franchement délicieux et je m’y connais en ceviches parce que c’est un des plats emblématiques de la cuisine mexicaine contemporaine qui l’a emprunté au pays voisin. 
Les clients sont du même avis et voudraient que la recette puisse figurer parmi les plats mais il ne gagnerait pas à être servi plus copieux.

samedi 5 avril 2025

(é)Mouvoir, un spectacle à partir de 6 mois

Quand Marc Jeancourt, co-directeur de l'Azimut avec Delphine Lagrandeur, annonça la programmation cette saison d'un spectacle pour des enfants qui n'étaient pas encore nés je n'ai pas le moins du monde pensé à une blague.

Craignant que les places partent très vite (car forcément la jauge était réduite) j'ai aussitôt acheté des billets pour y emmener mon petit-fils, qui n'avait pas encore un an. Evidemment on m'a traité d'irresponsable.

Et pourtant, de retour du théâtre Firmin Gémier Patrick Devedjan où la séance a eu lieu je peux affirmer que c'était exactement ce qui convenait pour des tout-petits … et même des adultes puisque j'ai été enchantée par l'univers imaginé par Claire Petit et Sylvain Desplagnes.
La mise en condition fut parfaite. On se plaça à hauteur d'enfant pour scanner le billet. On laissa les bambins prendre possession du hall à leur rythme. Des tapis confortables et des livres choisis en adéquation avec le thème du spectacle étaient à leur disposition. Je peux vous dire que c'est plus efficace que des bonbons pour captiver mon petit bonhomme.
Il n'a eu aucune appréhension pour suivre ensuite l'artiste. Nous avions obéi à la consigne de nous déchausser.
Des lignes lumineuses bordées de fourrure nous invitaient à entrer dans un monde merveilleux : un espace apaisant aux lumières tamisées, qui nous accueillit tel un cocon de coton, de laine et de toison.
Très jeunes et adultes (qui les accompagnaient) se sont assis ou allongés sur le sol du décor en se laissant émerveiller par les visions et les sons qui se succédèrent. J'y ai vu un monde sous-marin mais d'autres auront pu imaginer un univers différent.
Bien entendu les photos étaient interdites pendant le spectacle mais voici en cadeau la bande-annonce qui reflète bien l'atmosphère.
Ce fut un moment hors du temps, qui a peut-être duré 30 à 40 minutes, permettant de partager avec les tout-petits une expérience sensorielle à la fois stimulante et relaxante.

A la fin chacun a pu toucher et explorer, ce qui a été fait avec grand respect du décor.

Les artistes de la compagnie Entre eux deux rives n'en sont pas à leur coup d'essai dans le domaine; ils avaient en 2022 enchanté de nombreuses familles avec BoOm, un spectacle tout en cubes pour les très jeunes enfants. (é)Mouvoir a été créé le 10 décembre 2023 à Cusset (03).

Le point de départ de cette exploration est l’attention particulière du jeune enfant lorsqu’il regarde les feuilles des arbres bouger et sa fascination pour ce qui est en mouvement. Il s'agissait d'explorer la notion d’impermanence : comme le monde végétal, le tout-petit est en constante évolution.

(é)Mouvoir, conçu et mis en scène Claire Petit et Sylvain Desplagnes
Construction, marionnette Cécile Doutey
Jeu et manipulation Claire Petit et Cécile Doutey
Scénographie, lumière et manipulation Sylvain Desplagnes
Création sonore Adrien Mallamaire
Création textile et costume Céline Deloche
Technique, bidouilles et manipulation Maxence Siffer
Au Théâtre Firmin Gémier / Patrick Devedjian
13 Rue Maurice Labrousse - 92160 Antony - 01 41 87 20 84
Du 3 au 5 avril 2025
Différents horaires 
À partir de 6 mois

vendredi 4 avril 2025

Du charbon dans les veines de et mis en scène par Jean-Philippe Daguerre

Je n'allais pas manquer Du charbon dans les veines de et mis en scène par Jean-Philippe Daguerre, actuellement encore au Théâtre Saint-Georges jusqu'à la fin du mois avant une grande tournée.
Pour résumer, nous sommes en 1958, à Noeux-Les-Mines, petite ville minière du Nord de la France. Pierre et Vlad sont les deux meilleurs amis du monde.
Ils partagent tout leur temps en creusant à la mine, en élevant des pigeons-voyageurs et en jouant de l’accordéon dans l’orchestre local dirigé par Sosthène "boute en train-philosophe de comptoir", personnage central de cette petite sphère joviale et haute en couleurs malgré la poussière du charbon.
À partir du jour où Leila, la jeune et jolie marocaine, vient jouer de l’accordéon dans l’orchestre, le monde des deux meilleurs amis ne sera plus le même…
L’histoire de la mine commence à s’écrire au passé et on peut craindre que les générations actuelles ne sachent pas combien la solidarité existait derrière la dureté du travail, à six pieds sous terre. Il fallait bien compenser les risques pour la santé par la qualité des rapports humains, comme l'exprime si justement le vieux mineur Sosthène.

L’entraide, on la vivait entre voisins, entre collègues, qui tous devenaient davantage que des amis, quasiment des frères. Parce que côté patron c’était souvent des rapports de force à sens unique. Le manque de respect des conditions de sécurité était à l’origine d’accidents, et alors il arrivait qu’on fasse signer une renonciation à porter plainte contre un dédommagement vite conclu. On pouvait aussi acheter le silence d'une jeune fille, malencontreusement enceinte du fils du patron, en offrant un logement à sa famille.

Jean Philippe Daguerre est sensible à la modestie de ces familles. Il s’est documenté avant d’écrire une pièce qu’on peut considérer comme une leçon d’amour et de résilience dans la lignée de ses précédentes, comme Adieu monsieur Haffman ou Le Petit Coiffeur.
Le décor (Antoine Miliannous embarque aussi bien dans le café qui tient de lieu de réunion, que dans la mine ou le hangar où sont élevés les pigeons. Il suffit de basculer un panneau pour faire apparaitre le cabinet du médecin et de tirer un capot pour donner l'illusion d'une balade en voiture. Pourvu d'avoir les bons éclairages (Moïse Hill).

L'auteur a choisi de situer l’action en 1958 parce que cette année marque de multiples changements. La V° République succède à la IV°. La télévision (en noir et blanc à cette époque) apparait et va changer radicalement les loisirs des français. C’est le début de la fin de l’exploitation des mines de charbon au profit du gaz de Lacq. C’est aussi une période de mutation musicale avec l’engouement pour le jazz.

Il a voulu démonter que si des malheurs existent (accident du travail, maladie mortelle, harcèlement d’un patron … et la mort des proches) la vie n’est pas que tristesse. 

Il était nécessaire d'accorder une place de choix à la musique en évoquant l'histoire des fanfares, intimement liée à l'industrie minière du Nord et du Pas-de-Calais puisque chaque cité ou presque avait sa propre harmonie ou fanfare, créées pour les plus anciennes, à la grande époque de l'industrialisation. je signale à cet égard le festival des Rutilants, imaginé avec la volonté de réhabiliter le site minier de Oignies, qui fut le dernier à avoir fermé ses portes en 1990. Il est resté complet, avec toute la chaîne d'exploitation du charbon. On ne peut pas non plus ignorer le film En fanfare qui est sorti récemment sur les écrans.

Les comédiens (Juliette Béhar, Théo Dusoulié, Julien Ratel) sont également musiciens, ce qui ne diminue pas leur mérite, car il leur a fallu beaucoup d’acharnement pour atteindre un niveau suffisant permettant de jouer en direct sur la scène les morceaux composés pour l'accordéon par Hervé Haine. Les voir devant nous avec leur instrument apporte une valeur ajoutée à la meilleure des bandes-son.

Du charbon dans les veines a bien la marque de fabrique des spectacles conçus par Jean-Philippe Daguerre, avec des dialogues combinant ce qu’il faut de sérieux, de sentiments, de philosophie et aussi d’humour.

C'est tout le nord de la France de la fin des années 50 qui reprend vie sous nos yeux. Le décor restitue l’ambiance d’une petite bourgade, où on vivait partagé entre son travail à la mine -ou au bistrot-, et ses loisirs qui alors étaient le football -ou les pigeons- (me rappelant la passion de mon arrière-grand-mère) et où l'on mettait autant que de chicorée que de café dans le caoua. Dans une région et à une période où ce n'était pas les asperges (du potager) qui étaient un produit de luxe mais les tomates.

Il était essentiel de rappeler que les mineurs n'étaient pas tous français de souche, loin s'en faut. Nombreux furent les immigrés polonais, italiens, maghrébins … J'avais réalisé l'ampleur du phénomène ne visitent le centre minier de Lewarde. Toutes les consignes de sécurité étaient traduites dans toutes ces langues au fond de la mine. J'avais compris qu'il n'y avait plus de différence de religion ou d’origine, plus que des gueules noires et j'avais été bouleversée par ce que j'avais perçu de l'enfer dans lequel travaillaient les mineurs. C'est un souvenir indélébile.

Kopa, le magistral footballeur international français, idole des stades du début des années 1950 jusqu'à la fin des années 1960 s'appelait Raymond Kopaszewski et était né en 1931à Nœux-les-Mines où l'auteur a décidé de situer l'action. Tous les noms "imprononçables" ont été francisés.

L’interprétation est parfaite. On comprend que Raphaëlle Cambray (la patronne du bistrot, épouse de Sosthène, dont l'accent ch'ti est parfait sans être trop appuyé) et Juliette Béhar (la jeune marocaine, ci contre à droite) soient nommées aux Molières, chacune dans une catégorie différente. Il faut mentionner aussi Jean-Jacques Vanier (le père, Sosthène), Aladin Reibel (le syndicaliste), Théo Dusoulié (Pierre) et Julien Ratel (Vlad), et Jean-Philippe Daguerre (le docteur), dont il ne faut pas oublier qu'il est toujours comédien.

Les actions s'enchaînent comme sur du papier à musique. Les scènes sont plutôt courtes, rythmées par une écriture efficace, et nous conduisent à la fin de rebondissement en rebondissement. Les personnages savent que lorsqu'on est mineur il faut composer avec la mort et ils nous donnent des leçons de tendresse. Sosthène s'estime chanceux d'être encore en vie à plus de 60 ans alors que la silicose a tué son père à 37 ans et demi.

Ils voudraient bien changer le monde, l'un avec son syndicat, l'autre avec la musique. Une chose est sûre, il faut se méfier des apparences, rester sur ses gardes, anticiper l'avenir, avoir le coeur grand ouvert et être (toujours) prêt à partager les instants de bonheur qui se présentent.

Le plus beau compliment à faire à la troupe est celui que j'ai entendu dans le public : c'est le spectacle qui me donne envie de retourner au théâtre.
Du charbon dans les veines de et mis en scène par Jean-Philippe Daguerre 
Avec : Jean-Jacques Vanier, Aladin Reibel, Raphaëlle Cambray, Théo Dusoulié, Julien Ratel, Juliette Béhar, et Jean-Philippe Daguerre en alternance avec Yves Roux
Décors : Antoine Milian
Costumes : Virginie H
Musiques : Hervé Haine 
Lumières : Moïse Hill
Au Théâtre Saint-Georges 
51 Rue Saint-Georges - 75009 Paris - 01 48 78 63 47
Du mercredi au samedi à 19h, le dimanche à 15h
Jusqu'au 26 avril 2025, puis en tournée

jeudi 3 avril 2025

Cleeveland dans "Tout ou rien"

Je suis allée voir Cleeveland dans "Tout ou rien" au Grand Point Virgule et j'ai été touchée par la nature des échanges entre l'artiste et le public.

Je devrais plutôt écrire "son" public car c'est manifestement un fan-club qui prend d'assaut les gradins de la salle, hésitant sur le choix du siège. Trop près de la scène, c’est la chance de voir leur artiste préféré de près, mais s’exposer au risque d’être interpellé. Plus loin, c’est perdre l’opportunité de saisir le moindre de ses haussements de sourcil.

Il met d'emblée tout le monde dans sa poche en justifiant le choix de sa tenue du jour. Le soir de ma venue c'était un look chic sportif pour célébrer l’arrivée prochaine de l’été. De fait il est très à l'aise dans un pantalon fluide bleu ciel dont le bas est orné sur le côté de boutons jolis comme des bijoux. Le chemisier est blanc, décolleté, porté ouvert sur un débardeur, blanc lui aussi. De ravissants escarpins complètent l'ensemble.

Cleeveland Roumillac a choisi son véritable prénom comme nom de scène mais il invite aussi Tania, qui est en quelque sorte son double (serait-ce la raison pour laquelle mon appareil photo l'a capturé dédoublé ?), passant de l'un à l'autre en fonction de l'humeur et de la nature des confidences.

Parce que s'il est surtout un humoriste, il est aussi une sorte de confident-bon ami qui aimerait que tout le monde soit à l'aise, et vive des relations amoureuses apaisées. Il souhaite que les gens passent un bon moment mais il est manifestement (aussi) porteur d'un message pour que l'on reparte boosté en énergie.

On le découvre sans illusion sur la passion qu'on les hommes à se nourrir de burgers et à mentir au lieu de manger de la soupe et des légumes. On l'entend s'agacer d'apprendre qu'une personne est en situation malsaine : On n’est plus en 1900 pour supporter n’importe quoi. Homme ou femme, il faut savoir ce que vous voulez, sinon DEHORS. On le découvre presque conformiste : Ne lâche pas une sécurité pour un à peu près mais surtout toujours philosophe : Les miettes ne se transforment jamais et tout le monde ici mérite plus. Si cette personne déranger ta vie, elle n’a rien à y faire.

Les antillais en prennent pour leur grade. Avec beaucoup de tendresse car il les connait bien. Un homme martiniquais a beaucoup d’amour à donner, alors il faut que tu sois prête à partager sinon la relation sera vite toxique. Mais cela ne l'empêche pas d'encourager les prétendantes en assurant qu'ils adorent la tache compliquée, donc il ne faut pas lésiner à les défier.

Vous avez peut-être de lui une autre image parce qu'il est adepte du franc-parler, capable de rabrouer un spectateur d'un Fermez votre gueule ou d'une moue dégoutée Ah je ne te veux pas comme copine mais à l'inverse de ponctuer une confidence d'un Hou, chéri, je te comprends. Il interroge l'assemblée avec malice : Est-ce qu’il y a des bons coups ce soir, ici ? et par ici ? T’es un bon coup, toi, un sniper ? Il bouscule un peu les premiers rangs, entame le dialogue, et conclut l'échange d'un Tu n’es pas dans un musée, chérie, faut faire tourner la machine.

Un des moments très attendus du spectacle est la séquence Tania aide-moi. C'est un concept qu'il a développé sur You tube pendant le confinement. Une sorte de questions-réponses sur tous les problèmes amoureux. Se poser des question est la première étape du changement.

Sa capacité d'écoute est un grand atout et on le sent capable de rebondir quelle que soit la confidence qui va lui être lancée. Il la doit probablement à une hypersensibilité. Son envie de réparation l'avait conduit à travailler à l'Education nationale mais il a compris que, s'il pouvait faire le bonheur d'enfants qui n'étaient pas les siens, la réciproque ne serait pas aussi vraie que sur une scène.

Alors, de fil en aiguille, il est devenu créateur de contenu, influenceur mais il est resté modeste : Vous me croyez arrivé mais je ne suis pas parti.

J'ai vu un spectacle quasi militant contre toute forme de violence. L'artiste est authentique et ne triche pas. Tantôt Cleeveland, tantôt Tania. Souvent sérieux, quelquefois fantaisiste, s'il n'a pas envie de boire et qu'il demande une bouteille d’eau il n'apprécie pas qu'on le rabaisse en prétendant qu'il est pas fun ce soir. C'est exactement le propos du film Des jours meilleurs d'Elsa Bennett et Hippolyte Dard qui sort à la fin du mois, dénonçant combien il est difficile de se faire accepter si on est abstinent.

Tout ou rien succède à une soirée qui eut lieu le 2 février dernier à Bobino! S'il était sans nulle doute très réconfortant de remplir une salle de cette ampleur on voit bien que Cleeveland apprécie la proximité avec le public. Et ce rendez-vous bi-hebdomaire avec le public permet de faire évoluer le spectacle.

S'il était un peu sanguin à ses débuts, en 2017, le temps lui a permis de mûrir et de tempérer l'impulsivité dont il reste quelques traces dans le personnage de Tania. S'il a un tempérament bien trempé, fidèle à la réputation de ses origines guyano-brésiliennes, il est manifeste que l'artiste est tout autant capable de douceur et d'empathie.

Le spectacle s'achève par la formule somme toute classique Prenez soin de vous mais elle prend avec lui tout son sens. Le public repart en sachant que ce ne sont pas des paroles en l’air. Certains ont déjà prévu de le contacter sur Instagram pour solliciter un réconfort particulier.

Il est très probable qu'il va demeurer au grand Point Virgule au-delà de la fin du mois d'avril en raison du succès. Ensuite, pourquoi pas partir en tournée à la rencontre d'un autre public. A moins que le cinéma ne le sollicite.
Cleeveland dans "Tout ou rien"
Les mercredis et jeudis à 21h15 !
Au moins jusqu'au 24 Avril
Grand Point Virgule - 8 bis rue de l’Arrivée – 75015 Paris - 01 42 78 67 03

mercredi 2 avril 2025

Des jours meilleurs de Elsa Bennett et Hippolyte Dard

Des jours meilleurs a été programmé en avant-première au Rex de Châtenay-Malabry dans le cadre du projet Femmes et Cinéma, rendu possible par le Contrat de Ville en partenariat avec de nombreuses associations.

Outre un tarif avantageux ramenant le prix du billet à 1,50 € pour toutes les femmes, il s’agit d’offrir un espace de discussion en dehors des croyances et des catégories socio-professionnelles. Le sujet traité par le film est novateur au cinéma en ce sens qu’il concerne l’alcoolisme des femmes. Je me souviens d’un autre un singe sur les épaules ou quelque chose de cet ordre avec Francois Cluzet.

Le public était fort nombreux en ce dimanche 16 mars, sans doute en raison du thème mais aussi de la présence de Elsa Bennett la réalisatrice pour un débat qui fut mené à coeur ouvert.
Le film raconte, dans un savant dosage entre le sérieux et la comédie, le parcours de Suzanne (Valérie Bonneton, vraiment très juste), une femme qui voit sa vie basculer après un grave accident de voiture. Privée de la garde de ses trois enfants, elle se retrouve contrainte de suivre une cure dans un centre pour alcooliques. C’est là qu’elle croise le chemin de Alice (Michèle Laroque, vraiment très drôle), une bourgeoise en quête de sens, et Diane (Sabrina Ouazani), une battante rongée par ses propres blessures. Ensemble, ces trois femmes que tout opposer vont être réunies par un projet fou : participer au rallye des Dunes, une compétition extrême dans le désert marocain, sous l’encadrement bienveillant de Denis, un éducateur sportif incarné par Clovis Cornillac.
Au tout début du film on ne sait pas encore que Suzanne a un problème avec l’alcool. On la voit arriver régulièrement en retard à son travail. Elle peine de plus en plus à concilier ses vies professionnelle et familiale, malgré le secours de sa mère, souvent appelée en renfort. Un accident stupide, qui pourrait faire rire dans d’autres circonstances, va la contraindre à une obligation de soins pour récupérer -peut-être- la garde de ses enfants. On ne laisse pas charge d’âmes à une adulte qui a 1,1 g d’alcool dans le sang.

Pour ceux d’entre vous qui l’ignorerait il est interdit de conduire un véhicule avec un taux d'alcool dans le sang supérieur ou égal à 0,5 g/l de sang, et le retrait de permis intervient à 0,8.

Si le thème est peu souvent traité au cinéma il l’a été, avec force intelligence et finesse par Thomas Quillardet qui en a fait un spectacle de théâtre (que j’ai vu à l’Azimut). En addicto racontait le combat de ces personnes pour qui réserver à leur addiction n’est pas une question de volonté ou d’absence de volonté, mais bien de maladie. Et qui, une fois passée l’étape du déni, pensent qu’ils ne vont pas y arriver. Le taux de rechute est estimé à 80%, ce qui justifie le fait que Chantal puisse en être à sa 11ème cure.

Le film auquel je faisais allusion plus haut est Le Dernier pour la route, un film réalisé par Philippe Godeau avec François Cluzet, Mélanie Thierry, Michel Vuillermoz, Anne Consigny ... en 2009. Il traitait le sujet sous l'angle de la tragédie. Elsa Bennett et Hippolyte Dard ont d'emblée placé le leur sous celui de  la comédie à l’instar de On ira qui a fait lui aussi l'objet d'une projection dans le cas de Femmes et Cinéma.

Rire d'un thème aussi dur sans le faire au détriment du sérieux de l'affaire est un objectif difficile, mais qui est amplement atteint. Sans doute en grande partie en raison de la qualité de jeu des comédiens et du réalisme de la la cure, même si la participation au rallye des Dunes est un peu extrême.

Le comique de situation est fréquent. Les dialogues sont percutants. Exemple : T’as le cul dans le beurre, … rance parfois. Ou encore, avoir les hormones en RTT. Enfin le recours à des images floues est pertinent pour évoquer l’ivresse. La caméra ne s'interdit pas non plus de magnifiques plans du désert.

J’avais retenu du spectacle de Thomas Guillardet que le coeur du problème était l’abandon. On s’abandonne parce qu’on a été (ou qu’on s’est senti) abandonné installant un vrai noeud comme un lasso. 

Quel que que soit notre choix, un verre contiendra toujours 10 grammes d'alcool, même le pastis qu'on pense léger. La meilleure stratégie pour ne pas "boire" au cours d'une soirée est de tenir à la main un verre (de jus de fruits sachant que le jus de pommes avec deux glaçons passera pour du whisky) et de ne jamais le lâcher pour contrer un des aspects les plus graves de l'addiction qui est la perte de contrôle.

On dit que  les consommateurs occasionnels éviteraient l'addiction à condition de ne pas dépasser 2 verres par occasion, d'avoir au moins 2 jours sans consommation dans la semaine et de ne pas dépasser 7 verres par semaine. Mais les préconisations sont en constante évolution et il ne faut pas négliger l’aspect festif de l’alcool. Le problème c’est quand ça bascule.

Il est terrible, dans notre société, de devoir se justifier de ne pas boire ou pire encore de ne plus boire. Il est crucial de changer le regard sur les non alcooliques, perçus comme des troubles fêtes.

Ce film aborde une dimension supplémentaire : les défis personnels sont moins difficiles à atteindre s'ils deviennent une aventure collective. Au-delà de la médicamentation, le pouvoir du collectif aide à s’en sortir. La sororité des personnages, des femmes venant pourtant de milieux très différents, est remarquable. Celles que l'on jurerait des non-professionnelles sont des comédiennes belges (remarquables) dont le visage nous est inconnu.

Elsa Bennett a retracé le parcours du projet. C'est parce que certaines personnes proches de la réalisatrice, ont été victimes de cette addiction qu'elle a voulu envoyer un message d'espoir dans un parcours certes difficile. L'objectif est très net de faire un film militant, derrière la comédie.

Pour se documenter, elle est allée recueillir des témoignages dans deux centres différents et comédiens et comédiennes s'y sont également rendus. Ils ont rencontré psychologue et addictologue et sont allés jusqu'à faire les activités sportives. Denis Cornillac peut donc être crédible en tant qu'ancien dépendant aujourd’hui abstinent, devenu éducateur sportif et coach en mécanique. Les soins qui sont présentés existent dans la faire vie où l'alcool est désigné sous le terme de "produit".

Il fallait beaucoup de détermination pour porter à l'écran un tel sujet : Tu sais pas ce que c’est le regard des gens sur une femme qui boit.

On rit beaucoup mais certains moments nous tirent une larme, il faut le reconnaitre. Jusqu'à ce que se profilent comme des jours meilleurs (donnant tout son sens au titre du film) alors que Claire Luciani entonne son tube, La Grenade. S'affiche le numéro d'Alcool Info Service sur tout le générique : 0980 980 930

C'est dans un souci préventif que la réalisatrice a focalisé sur l'alcoolisme féminin. Le nombre de celles qui sont déclarées alcooliques est estimé à 1 500 000 femmes, et ne fait qu’augmenter. Il y a actuellement 30 % de femmes dans les centres de soins et on estime que cette proportion va monter à 50 % dans 10 ans. C'est d'autant plus préoccupant que les femmes, et particulièrement les mères de famille, ont énormément de difficulté à demander de l'aide. Mais il est intéressant d'avoir placé un homme dans le groupe, incarnant la bienveillance et l’écoute, et d’être ainsi inclusif.

Une force du film est enfin de ne pas juger. Espérons qu'il fera des miracles, même petits car on peut regretter que la loi Evin n'ait pas fait de miracle.
Des jours meilleurs de Elsa Bennett et Hippolyte Dard 
Scénario : Elsa Bennett et Hippolyte Dard avec la collaboration de Louis-Julien Petit
Avec Valérie Bonneton, Michèle Laroque, Sabrina Ouazani, Clovis Cornillac …
En salle à partir du 23 avril 2025

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