Dans ce texte, notre chroniqueur explore la tension entre l’invisibilité de Dieu et la responsabilité humaine, soulignant l’importance de la foi authentique. Il appelle à un silence méditatif, source de révélation.
Dans Exode, l’Éternel dit à Moïse : « Tu ne pourras pas voir ma face, car l’homme ne peut me voir et vivre » (33, 20). Dans cet espace de retrait voulu par Dieu, se déploie toute la liberté de l’homme, dans une tension entre l’audible et l’invisible, le lisible et l’inintelligible. La Parole est là, toujours à interpréter, Dieu se fait entendre dans cette recherche qui ne peut jamais atteindre à la contemplation, il demeure le Tout-Autre, que je ne peux pas voir, mais dans lequel je peux mettre ma confiance, vers lequel je peux diriger mon pas : « Heureux ceux qui n’ont pas vu et qui ont cru ! », redit le Christ à Thomas, en Jean (20, 29).
Présence-absence
Il y a dans ce « ne pas voir » une force inouïe, qui dit bien que la foi est tout le contraire de l’idolâtrie, que ni le Père ni le Fils ne demandent une fixation dans l’image adulée, mais un mouvement vers l’autre, vers le visage frère, dans un geste de redistribution incessant. Si Dieu n’est pas visible, la misère du semblable, du prochain, de soi-même, elle, l’est, à chaque instant. Ce retrait de Dieu – cette sorte de pudeur nécessaire – instaure la responsabilité de l’homme.
Contre les illusions et les vertiges ascensionnels, Dieu renouvelle à l’infini le sens des relations humaines, il donne une valeur inédite au plan horizontal où se déploie notre action dans et sur le monde. Et il institue l’irréductible dignité de la pensée créatrice. Puisqu’il n’est pas possible de voir Dieu et de vivre, l’homme est invité à interroger, à chercher sans relâche, à se défier des protestations trop bruyantes. Et à célébrer tout ce que féconde cette présence-absence de ce Dieu qui veut l’homme libre de venir ou non à lui. Cette liberté de croire ou de ne pas croire est essentielle.
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• TOMMY ZHANG/UNSPLASH |
Bien sûr, on comprend que, dans sa ferveur et son enthousiasme, le croyant se laisse emporter, enjambe allègrement ce qui le sépare de ce Dieu qui a fait de son invisibilité la condition même de notre liberté. Dans l’impatience ou le pressentiment de la rencontre, le chant déborde, le dire outrepasse ses possibilités, le témoignage se laisse prendre au piège des preuves. Il y a des protestations de foi qui ne se rendent pas compte qu’elles composent un dieu de substitution, clair comme de l’eau de roche, assimilable en dix leçons, programmatique, vidangé de son mystère. Un feu qui aurait déjà les couleurs de la cendre.
Savoir se taire
La voie, oui, est étroite. Dieu ne veut pas qu’on l’ânonne mais qu’on le pense, qu’on ne croie surtout pas l’avoir trouvé, situé, cerné, dévoilé. Mais qu’on intègre à notre pensée, comme un mot qui resterait toujours sur le bout de la langue, cette lumière qui lui échappe, qui n’est pas un objet mais un aimant qui donne sens et énergie à nos gestes, nos paroles, nos choix, comme des égards inépuisables pour ce que la vie a de saint.
Dans ses Poèmes de la lumière, le poète roumain Lucian Blaga formule ce commandement auquel il se plie : « Je ne piétine pas la corolle de merveille du monde / Et je n’assassine point / De mon raisonnement les mystères que je croise / Sur ma route / Dans les fleurs, dans les yeux, sur les lèvres ou sur les tombes. » Comme le disait Platon dans le Théétète, la pensée est « une conversation que l’âme poursuit avec elle-même sur ce qui est éventuellement l’objet de son examen ». Or il n’y a pas de bonne conversation sans participation du silence. Il faut savoir se taire, ne pas aller trop loin, ménager une place, dans ce que l’on dit, à ce qui ne peut être qu’effleuré.
Le silence, voilà ce qu’en dit Lucian Blaga, encore : « Il y a un tel silence alentour qu’on croirait entendre / Frapper à la fenêtre les rayons de la lune. » Notre monde sait-il encore faire silence, accepter de ne pas voir, d’écouter frapper à la fenêtre les rayons de cette lumière divine qui n’est pas du monde sans laquelle le monde cesserait d’être humain ?
Emmanuel Godo. Poète et essayiste, professeur de littérature en classes préparatoires, il a notamment publié les Passeurs de l’absolu (Artège), la Bible de ma mère (Corlevour), les Égarées de Noël (Gallimard), Maurice Barrès, le grand inconnu (Tallandier), Ton âme est un chemin (Artège).
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