« Muchas palabras, montañas de palabras. Y amar es una sola palabra. ¡Qué poco es amar! » (Antonio Porchia)
31 mars 2024.– Vent et pluie (13°C). Ce matin, appétence lectorale indécise. Picoré ici et là : dans les Moralités littéraires de Roger Judrin (un peu raides), dans les Lettres à soi-même la fausse correspondance de Paul-Jean Toulet (un peu fofolle, dans le sens du mordoré). Fini par entamer le Souffre et le Moisi de François Dufay (mort accidentellement en 2009). Cet ouvrage, consacré à la droite littéraire à partir de 1945, tourne principalement autour des figures de Morand et Chardonne. Le ton, pour l’instant, reste assez journalistique, et même si Dufay semble apprécier les deux figures en question, ainsi que la clique des hussards (Nimier, Laurent, Blondin ou Déon), on sent qu’il le fait en les observant depuis les rives du camp du bien – voilà peut-être la limite de ce type d’ouvrage, tenant plus de l’histoire politique que de la critique littéraire.
Cet après-midi, quelques pages du journal de Léautaud (Tome II 1907-1909). L'ami Paul constate que la meilleure étude sur Stendhal est celle d'Auguste Bussière (Dutourd est loin d'avoir déjà écrit son Âme sensible, il n'est même pas né). Par capillarité, et Internet offrant tout de même certains avantages, assez vite retrouvé ladite étude. Elle commence magnifiquement bien : « Nous rencontrerons dans ce talent et dans ce caractère des particularités bizarres, d’étranges anomalies, des contradictions qui nous expliqueront comment, après avoir été plus vanté que lu, plus lu que goûté, plus décrié que jugé, plus cité que connu, il a vécu, si cela peut se dire, dans une sorte de célébrité clandestine, pour mourir d’une mort obscure et inaperçue. »
Pour le reste, sport télévisé : Tour des Flandres (victoire titanesque de Mathieu van der Poel), football anglais… Je fais aussi mes valises. Demain, départ pour le sud et la côte varoise.
2 avril 2024.– Bandol. Météo splendide, ciel parfaitement dégagé (16°C). Quelques kilomètres de psychogéographie alimentés par un petit vin rosé du cru. L'île du Gaou, Le Brusc, Sanary et ses vieilles rues (lieu de repli stratégique de Thomas Mann). Rien (ou presque) : Ne pas confondre tristesse et tristounet. La tristesse n'est jamais loin de l'allégresse qui fut et reviendra, le tristounet n'est que l'eau de vaisselle de l'âme.
3 avril 2024.– Ciel se découvrant totalement au fil de la journée (18°C). Une menue randonnée sur le sentier du littoral. Beaux paysages, pas trop de flux touristique, quelques petits vieux par grappes, de nombreux toutous batifolant dans une sorte de nirvana canin.
4 avril 2024.– Beau temps (18°C). Villages « perchés » : La Cadière-d'Azur assez préservé bien malgré une autoroute tout proche, Le Castellet peut-être plus historique, mais concédant trop au flux touristique et à un artisanat que l'on imagine pas foncièrement local. (C'est le village de La femme du boulanger). Pas croisé l'ombre d'une librairie. Pas le moindre mot sous les yeux. La chose lectorale semble bien loin.
5 avril 2024.– Beau temps (20°C). Hédonisme balnéaire. Rien de plus.
7 avril 2024.– La météorologie nationale annonçait une journée estivale, il n'en fut rien. Le soleil voilé derrière une longue chape jaunâtre et le vent fort et tiède n'auront rien fait pour dissiper notre morosité (24°C). Retour de la Côte d'Azur, ses odeurs son bleu me manque déjà (voir les lignes précédentes). Refait un tour de vélo. Il m'attendait sous sa bâche depuis près de cinq mois. Quelques maigres bénéfices apportés par cet effort sportif minime (maigres car mon vélo est motorisé). En dehors du vélo, rouvert le Souffre et le Moisi de François Dufay. C'est pas mal, on y apprend deux ou trois choses, mais pour être honnête, on se demande si ce type d'ouvrage apporte vraiment de nouveaux éléments au grand débat littérature et engagement politique (faux ou vrai). Oui, Morand et Chardonne, vus de biais depuis le camp de la morale acceptée et tamponnée par les temps qui nous occupent, sont des salauds, mais nous ne sommes pas obligés de les lire et de les apprécier avec des tombereaux de culpabilité pesant sur nos épaules (comme le fait Dufay). Non, tout cela n'est tout de même que de la littérature, et si Morand est condamnable, c'est davantage pour ses actions en tant que diplomate rusé que pour ses écrits, aussi détestables qu'ils puissent être.
8 avril 2024.– Toujours ce ciel jaune, cette douceur torve. Peut-on parler d'impression de mauvais temps comme on parle d'impression de beau temps ? (23°C). Hier et avant-hier j'ai été trop injuste avec François Dufay. D'une part, parce qu'il ne faut jamais être trop dur avec les morts qui ne peuvent plus se défendre, d'autre part, parce que son livre déborde tout de même un peu du raz de l'histoire littéraire et se permet même d'analyser un peu ce qui pourrait être vraiment intéressant lorsqu'il s'agit des duettistes Chardonne et Morand, c'est-à-dire leur style. Ainsi, Dufay parle assez bien de l'obsession de Morand pour le sec et l'aride (Sollers parlait lui d'obsession de la ligne droite), de sa haine du mou, du visqueux, de l'humide… Il décrit aussi la prose aquatique de Chardonne, ses mots qui sont comme des cailloux trouant l'eau « ce qui compte c'est l'ondulation de l'eau » (dixit Jean-Louis Bory). Tout cela en dit beaucoup plus que leur biographie, que leurs opinions sur la grande marche du monde et ses aspects politiques et sociétaux (je ne suis pas certain de ce que j'avance). Le style donc, et puis aussi quelque chose d'un peu amusant, un certain humour de vieux barbons, cette façon que Morand et Chardonne avaient de se planter mutuellement des couteaux dans le dos, ces éloges publics de leurs thuriféraires hussards qui se transformaient en tympanisation dès la sphère du privé atteinte.
En parlant de privé, après le livre de Dufay, enchaîné derechef avec le premier volume de la correspondance entre les mêmes Chardonne et Morand, plus de mille pages qui devraient m'occuper un certain temps. Les cinquante pages que j'ai lues m'ont semblé assez appétissantes. Le style des deux oiseaux apparaît comme libre et sans charnières et le côté arrière-cuisine de la vie littéraire est assez vaudevillesque. Sur le plan moral, rien de bien notable pour l'instant. Chardonne se plaint seulement un peu des « demis noirs qui veulent blanchir sous notre pauvre soleil » et Morand trouve par-ci par-là quelques demi-juifs. En somme, ce sont les « demis », la fameuse créolisation qui semble perturber les deux amis qui écrivent bien droit. En complément, quelques pages du Journal de Léautaud qui dit beaucoup de mal de Barrès (c'est assez mérité) et pour le reste, jour anniversaire de Cioran, né un 8 avril : « Cadeau d’anniversaire : la vieille idée du suicide me reprend depuis quelque temps, et m’a saisi tout particulièrement aujourd’hui. Réagissons, restons encore debout. »
9 avril 2024.– Le ciel jaune est enfin parti, laissant place à de vrais nuages, à de vraies trouées bleues et à quelques possibilités d'éclaircies. Chute des températures, mais on s'en fiche ; une fraîcheur lumineuse est toujours préférable à une tiédeur encombrée (14°C). Ce matin, correspondance Morand/Chardonne, lu plus de cent pages d'une seule traite. Nimier maître du monde, « la lèvre relevée par l'ironie comme une moustache par le vent », Frank comateux en chef accompagnant chastement Sagan, la timidité de Jacques Laurent, la mort de Gide, Tanger et les bains de mer, La Frette et les boucles de la Seine. Il y a là, parfois quelques éblouissements (surtout chez Morand), un grand bonheur de lecture… Et puis, soudain… comme souvent avec ces deux-là, l'éblouissement vire à l'éclipse, la veulerie pointe et un certain rétrécissement d'esprit avec. Christian Pineau « a été à Buchenwald, mais il n'a pas appris la concentration », Lazareff est l'un des rares juifs à « l'esprit souple », Sagan est surnommée « minou troué », Mendès France, « Mendès Tunisie ». Tout cela est d'une connerie insondable, l'esprit s'envole, le style se dissout dans les pires clichés, nous ne sommes pas très loin de Bouvard et Pécuchet…
Cet après-midi, trente
minutes en extérieur sur ma chaise de jardin. Une éclaircie ; dix
pages du Journal de Léautaud (1907-1909). Un chat caressé,
des oiseaux nourris à la volée (le Léautaud amoureux des bestioles
est déjà là). Jarry, malade, détraqué par les privations, «
l'alcoolisme et la masturbation », il est fichu. Léautaud est
sec, mais sans fiel, il ne pourrit pas son style.
Fin
d'après-midi, retour chez Morand/Chardonne (plus précisément,
Chardonne) : « P.-S. À cinq heures, je prends un verre d'eau de
Vichy teintée de cassis. Exquis. Si l’alcool ravage les Français,
c’est qu’ils n’ont rien de bon à boire, sauf des poisons. »
11 avril 2024.– Soleil, goût printanier (17°C). Sept heures de labeur, sept heures de perdues. Tout cela ne rime pas à grand-chose. Rentré, sieste, visite du chat de la nouvelle voisine, sympathique bestiole un peu collante. Lu une lettre de Morand (assez antipathique, lui, mais il écrit bien), deux poèmes d'Apollinaire et puis ça dans le journal de Renard : « Il semble que, bien lancé, j’écrirais la psychologie d’un chien ou d’un pied de chaise. J’ai évité l’ennui. » Nouvelle acquisition : Les papillons du bagne de Jean Rolin (à lire ce weekend).
12 avril 2024.– Beau temps avec quelques nuages élevés (23°C). Journée presque entièrement gâchée par le labeur. Peu d'appétence lectorale. Une lettre de Chardonne à Morand. Fourberie de Chardonne qui, ayant voyagé un mois avec Jouhandeau, trouve ses écrits faibles : « beaucoup de bavardages, surtout dans ses derniers livres. Voyez ses Carnets dans Arts. Ce n’est pas ennuyeux ; mais ce n’est rien. » On ne se méfie jamais assez de nos amis.
13 avril 2024.– Beau temps, premières tiédeurs (25°C). Journée assez sportive : dix kilomètres à vélo, dix kilomètres à pied (avec un détour par les boîtes à livres du secteur), vingt minutes d'aspirateur et la vaisselle d'hier soir. Résultat : je ne suis pas loin d'être exténué. Après le déjeuner — où j'ai peut-être un peu abusé de vin de Madiran — et une sieste nécessaire, forcément nécessaire, entamé Les papillons du bagne de Jean Rolin. Ma chaise de lecture m'attendait dans une lumière semi-ajourée et, en dehors du chat de la nouvelle voisine, petite bête assez affectueuse et un peu collante, je dois bien dire que les conditions de lecture frôlaient l'optimal. Pour en revenir vraiment au sujet censé occuper cette courte entrée diaristique qui se perd dans le digressif, c'est-à-dire le livre de Rolin, il a eu peu de peine à me convaincre. Je dirai même que pour l'instant, il est plus que très bien (Rolin est souvent plus que très bien). Comme tout est dans tout, le début vadrouille du côté de Bandol, cité balnéaire que j'ai revisitée pas plus tard que la semaine dernière. Rolin aurait pu y trouver son sujet : les écrivains et la Côte d'Azur. (Bandol, outre Raimu, aura été un lieu de villégiature diablement ensoleillé pour Katherine Mansfield, D.H. Lawrence ou Thomas Mann ; plus loin, Hyères, que j'avais visitée en septembre, un autre lieu de villégiature tout autant ensoleillé pour Fitzgerald, Stevenson ou Tolstoï… Et que dire de Menton, mouroir d'écrivains conséquents, les délicieux Francis Poictevin et Henry Jean-Marie Levet y ont rejoint la vaste communauté des trépassés.) Tout cela aurait donc pu être un sujet et un projet, mais Rolin se lasse et se perd assez vite dans le bâti périphérique de la Côte d'Azur. Trop de gens ont écrit sur ces lieux, ces écrivains… Le sujet s'échappe, le projet fuit puis se transforme. Par la grâce de l'accidentel, du naturel, Rolin revoit un bout du film Papillon sur la télévision d'un Hôtel Ibis Budget et, comme par capillarité, en deux coups d'aile, il transporte son lecteur en Guyane au milieu des lépidoptères et autres insectes et bestioles de tous poils. Il faut savoir changer d'objet.
14 avril 2024.– Journée estivale (29°C). Figurez-vous que j'ai inventé une sorte de nouveau triathlon où la course est remplacée par la marche, la natation par la lecture en plein air, et le vélo musculaire remplacé par un vélo électrique, car il ne s'agirait pas de fournir le moindre effort superflu. Ce matin, j'ai par exemple enchaîné dix kilomètres sur deux roues puis une heure de lecture, suivie de cinq kilomètres de nouveau sur deux roues, eux-mêmes suivis par quatre kilomètres de marche à pied. Fini par une autre heure de lecture. Mes dépenses matinales auront donc été un peu physiques, un peu intellectuelles, mais jamais sans pousser le chaland dans les deux domaines. Je pourrais presque prétendre aux Jeux olympiques du lymphatisme triomphant. Entre deux coups de pédales et quelques pas vaguement assurés, le rayon approximativement cérébral de mon triptyque aura consisté en la lecture des Papillons du bagne de l'entité écrivaine Jean Rolin. Voilà encore un drôle de sportif qui ne semble jamais donner dans l'effort superfétatoire. Pour tout dire, chez lui, tout coule, il semble avoir définitivement trouvé son style, sa propre sensibilité de touche, des phrases où l'humour est toujours là en sous-main avec une ironie qui ne ricane jamais. Ainsi, rien n'est gras chez lui. Il peut s'agir des chenilles mortes, de souffler dans leur anus « à l'aide d'une paille afin de leur redonner l'apparence de la vie », de l'agami trompette, cette « poule péteuse » gardienne précieuse pour le troupeau de volaille, de l'anaconda et de sa façon de transformer ses proies en une sorte de longue saucisse. On est ravis, on se croirait chez le jeune Michaux augmenté par Vialatte. C'est-à-dire que c'est vraiment pas mal. Sur la fin de sa petite affaire, Rolin revient presque sur la Côte d'Azur, il parle de Nabokov et de sa passion pour les lépidoptères. Il y a des papillons, des couleurs, la synesthésie n'est pas loin. La littérature, non plus.
Cet après-midi. Longue sieste à l'ombre. Taille de mes haies sous le regard du chat de la voisine, très amateur de siestes, lui aussi.
15 avril 2024.– Beau temps malgré quelques passages nuageux (21°C). Encore des travaux dans ma rue. Une énième rénovation à visée gentrificatrice. Seul bénéfice : la circulation automobile est bloquée. Entre deux discrets coups de masse, le silence frôle donc le monacal. Pour tout vous dire, on pourrait presque entendre gazouiller les oiseaux. Lectures : Cool Memories (T1, 2). Baudrillard à son meilleur, se fichant éperdument de savoir s’il sera lu, commenté, analysé, considéré. Alors, il est extrême, plein de risques, s’éloignant avec bonheur des sciences sociales pour mieux trouver une nouvelle forme quelque part entre la note, le journal intime, l’aphorisme, la littérature, la poésie… Ce faisant, le voilà bien au-delà de toutes choses et presque bien au-delà de lui-même, contemplant un paysage de simulacre sur lequel neige les idées. (Des idées, qui pour certaines, lui vaudraient d’être enfermé aujourd’hui : la vulnérabilité du corps féminin est une caresse, sa rétractibilité une arme ; il est question de « salopes », des « mythologies viriles », mais aussi des « emblèmes féminins » qui se perdent au profit du « mirage narcissique transsexuel ». Tout cela ne se dit pas, ou plus.) Il y a de belles pages sur le chat, sur la mouche (cet insecte brownien), sur l’araignée. D’autres plus socio-géographiques sur les « favelas qui descendent comme des glaciers jusqu’aux confins des quartiers de luxe ». Beaucoup de considérations sur le sexe, la séduction et le frémissement amoureux, d’autres choses que je n’évoquerai pas. Pour tout dire, nous sommes parfois assez loin du simple brassage de concepts : « Recopier ces notes est à tous égards indélicat, et je n’en pressens que du mal. Une sorte d’arrêt de mort, de violence, car pourquoi les arrêter dans le déroulement manuscrit ? Si elles ne peuvent qu’être écrites à la main, c’est qu’elles ne sont ni un livre ni des pensées. C’est donc qu’elles constituent un texte secret, mais ça non plus ça n’a pas de sens. Il faut prévoir pour elles une fin hasardeuse, une échéance indéterminée, ou plutôt la chance d’être surprises sans défense, sans la défense qu’institue la littérature. Mais cette phobie du littéraire elle-même m’ennuie. Le diagnostic est simple : il n’y a rigoureusement aucune raison de cacher un miroir dans son tiroir. »
Relu Nul désordre, court spicilège poétique d’Henri Thomas. Préambule merveilleux : « Le fait que le genre de bien-être provoqué par l’alcool ou les excitants pharmaceutiques non seulement ne m’a jamais stimulé à écrire le moindre poème, mais a même eu l’effet de m’en ôter la possibilité, me prouve que le poème est lié à des rythmes corporels très profonds, sur lesquels aucune euphorie factice ne peut rien. Peut-être même ce qu’on appelle santé n’en est-il qu’une manifestation imparfaite (elle serait encore une euphorie, un phénomène superficiel). C’est sans doute à une vie aussi réelle, mais aussi inconnue de moi, que le fonctionnement de mon cœur, de mon cerveau, la façon dont le sommeil et le réveil interviennent, — que la poésie est liée. »
16 avril 2024.– Temps maussade, ciel chargé, rares éclaircies tenant de l’illumination divine, grande baisse de la température extérieure (13°C). Vaguement malade, barbouillé pour tout dire. Toujours avec un Baudrillard parfois étonnamment sentimental, parfois ridicule, souvent génial. Quelques belles prémonitions : sur le transhumanisme, sur le genre, la « question trans », les histoires de viols, l’inclusion… il voit avant l’heure légale, mais son regard n’est jamais biaisé par une quelconque morale (on pourrait même constater qu’en 1981 il critiquait par anticipation la pensée dominante de 2024). Sinon, beau fourre-tout, poésie des vols intercontinentaux, un voyage dans l’hémisphère austral, cet hémisphère doux, lunaire et maternel. De l’humour aussi, Baudrillard n’était pas pataphysicien pour rien, ne l’oublions pas : « L’eau en poudre : il suffit de rajouter de l’eau pour obtenir de l’eau. »
Du côté des grandes lourdeurs du monde, après la mise en place de la livraison obligatoire à 3 € pour les livres neufs, voilà maintenant la taxe sur les livres d’occasion ! Avec un nombre de lecteurs de plus en plus rare, peut-être faudrait-il plutôt taxer la connerie de certains technocrates. Le bénéfice serait certain. D’ailleurs, à ce titre, je n’ai toujours pas acquis le nouveau dernier Sollers (ni neuf, ni d’occasion, ni sur Amazon, ni chez la libraire du coin). Demain, retour au labeur, sans entrain, as usual.
17 avril 2024.– Giboulées de mars en avril, c’est malin ! (13°C). Labeur, fatigue, morose, toujours. Un peu d’humour roumain : « Ma faculté de découragement dépasse les limites du… morbide. Elle est proprement inconcevable. » (Cioran, Cahiers), un peu d’humour post-structuraliste : « John grandit normalement, mais il ne parle pas. Au grand désespoir de ses parents. Vers l’âge de seize ans, il dit enfin, à l’heure du thé : “J’aimerais bien un peu de sucre.” Sa mère, émerveillée : “Mais, John, pourquoi n’as-tu rien dit jusqu’ici ?” “Jusqu’ici, tout était parfait.” » (Baudrillard, Cool Memories). Rien d’autre.
20 avril 2024.– La semaine dernière était d’une tiédeur quasi saharienne. Cette semaine, ce sont de grandes volutes glacées qui tombent du Grand Nord. Dans ce yo-yo météorologique, l’anticyclone des Açores ne semble plus faire son boulot et nous voilà forts maris dans les frimas et le vent, le cul sagement assis sur notre chaise de jardin, notre belle tête de brute mélancolique tournée vers les rares éclaircies. Décidément, tout nous en veut et même le temps (11°C). Hier, un examen médical aux résultats plus ou moins tendancieux. Il va falloir approfondir les explorations plus en détail. Je suis un peu dubitatif et las d’avance. Du côté du reste (c’est-à-dire en dehors de la météo intérieure et extérieure), tant de choses à lire et si peu de temps pour le faire. Ma pile de livres « en attente » touche le plafond (ma pile de livres dématérialisés touchera bientôt la lune). Je ne sais pas s’il faut que je me réjouisse de ce constat ; il a plutôt tendance à me rendre morose, car pour la lecture, comme pour toute chose, le temps nous est compté. Sinon, fini le premier volume des Cool Memories de Baudrillard. Légère oscillation entre intuitions dignes de ce bon vieux Nostradamus et quelque chose de la post-modernité vieillotte. Des passages lumineux, d’autres assurément bien lourds. Vraie constante : l’humour en sous-main du bonhomme (on pourrait le surnommer Gaudrillard). Enchaîné avec le Manie épistolaire du primesautier Emil. Chronologie oblige, nous sommes en 1933 et nous avons donc affaire au jeune Cioran, l’hitlérien qui a souvent tendance à vouloir en faire trop. Cela dit, j’ai lu de pires jeunes cons : « Je voudrais écrire avec mon sang. Cela, sans viser un effet poétique, mais concrètement, dans l’acception matérielle du mot. Que tout en moi soit blessure sanguinolente, j’en suis définitivement convaincu. »
Encore fait trois libraires sans trouver le Sollers, serai-ce d’ores et déjà un incunable ?
Observatoire de la novlangue : « La ménopause, c’est la possibilité de s’ouvrir à de nouvelles saveurs. » – France 5, 12h12
21 avril 2024.– Temps abominable (8°C). Guère d’entrain et comme je suis plongé dans la correspondance de Cioran, rien ne me rend vraiment sautillant, tout est rembruni, et même mes lectures.
Résumons. Garde de Fer, quelques voyages, le fameux exil parisien de l’ami Cioran, l’Occupation qui passe comme une lettre à la poste, la Libération comme un fétu de paille. Sept ans dans le Quartier Latin où il moisit glorieusement, à ne rien faire. Il habite une mansarde, mange dans un centre estudiantin, ne gagne rien, mais ne trouve pas son sort hostile : il lui permet de vivre en marge de la société. Quand ça n’ira plus, il pense se tirer une balle. Il ne le fait pas, tout semble donc aller pour le mieux. Il écrit en français, envoie ses premiers manuscrits dans cette langue d’adoption (ou de réfutation du roumain), ils sont refusés, car trop pessimistes. On n’est jamais trop pessimiste. Ses correspondants ne font pas vraiment partie du beau monde, Mircea Eliade et d’autres Roumains oubliés. Il y a une belle lettre adressée à la veuve de Benjamin Fondane. En 1947, Cioran n’est plus hitlérien. (Évidemment, j’exorcise tel un diacre tatillon. Chacun sait que le Cioran privé était un type joyeux. C’est ce que j’essaie d’être aussi, malgré une certaine tendance à l’épanchement neurasthénique.)
22 avril 2024.– Météo hivernale, rien ne s’améliore et rien n’est appelé à s’améliorer (7°C). Du côté de mon satané corps, cela ne s’améliore pas vraiment non plus. Cervicalgie tenace, dos bloqué, rien pour moi. Toutes ces choses additionnées, grosse gangue de neurasthénie (je pourrais presque la tenir dans le creux de la main).
Histoire de me repaître de neurasthénie, je suis toujours dans la correspondance de Cioran. Paulhan, Mauriac, Miller, Supervielle, Jünger, le beau linge est au menu. Reste que les plus belles lettres sont celles écrites à sa famille, à ses vieux amis roumains et à Armel Guerne. Reste que cette manie épistolaire fomentée par la maison Gallimard frôle un peu les pratiques margoulinesques (le projet éditorial semble ne viser qu’à publier un volume de Cioran avec un bandeau « inédit »). Reste également que les Cahiers post-1971 du même Cioran sont toujours inédits, dorment dans un tiroir et que Gallimard ne fait rien pour les éditer.
Bon, malgré tout, notre Valaque sceptique est là : « Depuis que je regarde ce monde, je ne cesse de m’étonner de l’énergie qu’on y dépense. C’est avec une vraie terreur que je contemple les autres besogner et produire. La seule activité dont je sois capable est de lire ; mais la lecture à ce degré n’est qu’une frénésie des plus suspectes. Vous ne me croirez pas, mais je vais presque tous les jours à la bibliothèque, je bourre ma serviette de livres, et, misère des misères, je les dévore. Peut-on tomber plus bas ? Je ne suis pas dupe de cette voracité, ni de cette fébrilité. Derrière elles, je distingue nettement la fainéantise et l’imposture. »
25 avril 2024.– Ciel très nuageux avec de courtes éclaircies (13°C). Correspondance Cioran. La morbidité, le scepticisme généralisé, et soudain : l’amour ! Six lettres adressées à Friedgard Thoma où le sarcasme obligatoire face aux nécessités physiologiques du corps se transforme en une sorte d’acceptation des sentiments un peu fleur bleue (un peu Sissi, peut-on dire). Évidemment, chez Cioran, l’amour est une souffrance de plus, pire, c’est une montagne impérieuse. Il a 70 ans, celle dont il est amoureux 35. Il est fragile, tout cela pince un peu le lecteur, il y a du pathétique, mais le pathétique est parfois beau : « Je viens de relire votre lettre imprégnée de poésie – et j’ai pleuré (je pleure tellement depuis que je vous connais !) »
Pour rester dans le pathétique, ou plutôt le sournois, retour dans une autre correspondance, celle de Morand avec Chardonne. La mort de Larbaud est évoquée par Morand. Pour lui, c’était un gros Bouddha souvent recroquevillé, s’amusant à tripoter des mots et des armées miniatures. Un homme craintif, très tendre, très intelligent. Un homme qui, comme Giraudoux, était plein de réserves de grâce… Pour en revenir au pathétique, ou donc plutôt au sournois, on est charmés par Morand évoquant Larbaud, on est charmés, et puis, insidieusement, as usual, le déplaisant pointe avec ses petites pattes velues. Morand rappelle lourdement le penchant de Larbaud pour les fillettes, nous voilà gênés, la délicatesse s’envole. Quelques lettres plus loin, Morand, toujours lui (Chardonne est plus sage), raconte que lors de l’une de ses randonnées équestres il a été dérangé par deux « pédalistes » qui « s’enculaient » sous un pont. Le Morand bistre n’en rate décidément jamais une.
Otherwise, pour ce week-end, je compte lire Adolphe de Benjamin Constant. Chose que je n’ai jamais faite et qui, à mon âge bientôt avancé, relève du scandale pur et simple.
26 avril 2024.– Quelques rares éclaircies dans un ciel toujours sinistre (13°C). Labeur, rien d'autre.
27 avril 2024.– De ces temps qui n'existaient pas jadis avant le dérèglement climatique. Du vent, une mince couche nuageuse, le soleil que l’on ne sent pas si loin, mais qui ne sort jamais vraiment. On parlera d’impression de beau temps. On aurait préféré que le temps soit vraiment beau. Un peu comme la vie : parle-t-on d’impression d’existence ? (20°C).
Ce matin, trois ou quatre kilomètres de psychogéographie m’ont mené dans un parc public où, sur un banc, j’ai ouvert Adolphe de Benjamin Constant. Malheureusement, les conditions de lecture se sont avérées rapidement impossibles : trop de bruit, trop de joggers, trop de mouflets babillant dans des volumes sonores inconsidérés. J’ai donc bien vite refermé mon volume, ne lisant que la fausse préface assez maligne, et j’ai repris le chemin de mon petit intérieur.
Je n’ai rouvert mon livre que cet après-midi sur ma chaise de jardin. Les conditions climatiques étaient certes acceptables, mais là encore, trop de bruit : une tondeuse, et même parfois deux tondeuses à l’unisson, une conversation impudique et plus que languissante, quelques mélopées autotunées. Bref, je n’ai lu que cinquante pages d’Adolphe et je ne suis toujours pas parvenu à entrer dedans. J’ai bien vu la construction de l’édifice, le style admirable, les intermittences du cœur, la mélancolie de Constant et sa timidité froissée, mais je suis resté sur le quai, regardant en amateur averti le train d’une fiction qui me passait devant le nez.
La lecture d’un roman, aussi limpide soit-il, demande vraisemblablement un minimum d’implication, de concentration que l’on ne saurait trouver lorsque les conditions de lecture se trouvent altérées. Peut-être qu’en ce qui concerne Constant, j’aurais dû me contenter de choses plus fragmentées, de sa correspondance ou plus assurément de son journal. La composition même de ces écrits, plus bruts, moins façonnés et surtout plus morcelés, laisse certainement davantage d’amplitude au lecteur qui peut les parcourir en perdant le fil de sa concentration. J’aurais donc dû entamer Adolphe dans des lieux d’essence plus monacale que ceux qui m’entourent. Ou alors, et plus sûrement, mes voisins, en l’occurrence mes voisines, devraient savoir se taire, ou mourir.
P.S. Ce matin sur mon chemin, détour par les boîtes à livres du secteur. J’ai chapardé Les grands cimetières sous la lune de Bernanos. (J’ai toujours l’impression de chaparder dans les boîtes à livres. Certainement mon côté trop honnête pour être honnête.)
28 avril 2024.– Il pleut, dehors c’est toujours l’automne (11°C). L’amour est une chose terrible. On est souvent plus amoureux de ses propres sentiments que de l’être que l’on est censé aimer. Quand lesdits sentiments s’étiolent, on se retrouve devant un constat accablant : on n’aimait pas, notre amour n’était qu’une chimère. Par prévenance, on ne s’avoue rien et on n’avoue rien à l’autre. Voilà un piège. C’est ce qui arrive à l’Adolphe de Constant : il tombe dans le piège que ses sentiments lui ont tendu ; c’est ce qui arrive à beaucoup de monde. Cela arrive d’ailleurs tellement souvent que l’on se demande si l’amour a existé ne serait-ce qu’une fois depuis les débuts de l’humanité (et même de l’univers, l’amour chez les extraterrestres doit être tout aussi problématique).
Évidemment, j’assène ces sombres vérités parce qu’il pleut très fort derrière mes rideaux et peut-être aussi parce que j’ai enterré ma femme dans le jardin depuis des lustres.
Contre poison : ce mot de Cyril Connolly : « À partir de ce moment, j’ai rarement vécu sans un amour en tête, et une vie sans amour m’a toujours apparu comme une opération sans anesthésie ». Reste à savoir si Connolly était amoureux de ses sentiments.
To be continued