samedi 19 avril 2025

Psychogeographie indoor (146)




« Muchas palabras, montañas de palabras. Y amar es una sola palabra. ¡Qué poco es amar! » (Antonio Porchia)

31 mars 2024.– Vent et pluie (13°C). Ce matin, appétence lectorale indécise. Picoré ici et là : dans les Moralités littéraires de Roger Judrin (un peu raides), dans les Lettres à soi-même la fausse correspondance de Paul-Jean Toulet (un peu fofolle, dans le sens du mordoré). Fini par entamer le Souffre et le Moisi de François Dufay (mort accidentellement en 2009). Cet ouvrage, consacré à la droite littéraire à partir de 1945, tourne principalement autour des figures de Morand et Chardonne. Le ton, pour l’instant, reste assez journalistique, et même si Dufay semble apprécier les deux figures en question, ainsi que la clique des hussards (Nimier, Laurent, Blondin ou Déon), on sent qu’il le fait en les observant depuis les rives du camp du bien – voilà peut-être la limite de ce type d’ouvrage, tenant plus de l’histoire politique que de la critique littéraire.

Cet après-midi, quelques pages du journal de Léautaud (Tome II 1907-1909). L'ami Paul constate que la meilleure étude sur Stendhal est celle d'Auguste Bussière (Dutourd est loin d'avoir déjà écrit son Âme sensible, il n'est même pas né). Par capillarité, et Internet offrant tout de même certains avantages, assez vite retrouvé ladite étude. Elle commence magnifiquement bien : « Nous rencontrerons dans ce talent et dans ce caractère des particularités bizarres, d’étranges anomalies, des contradictions qui nous expliqueront comment, après avoir été plus vanté que lu, plus lu que goûté, plus décrié que jugé, plus cité que connu, il a vécu, si cela peut se dire, dans une sorte de célébrité clandestine, pour mourir d’une mort obscure et inaperçue. »

Pour le reste, sport télévisé : Tour des Flandres (victoire titanesque de Mathieu van der Poel), football anglais… Je fais aussi mes valises. Demain, départ pour le sud et la côte varoise.

2 avril 2024.– Bandol. Météo splendide, ciel parfaitement dégagé (16°C). Quelques kilomètres de psychogéographie alimentés par un petit vin rosé du cru. L'île du Gaou, Le Brusc, Sanary et ses vieilles rues (lieu de repli stratégique de Thomas Mann). Rien (ou presque) : Ne pas confondre tristesse et tristounet. La tristesse n'est jamais loin de l'allégresse qui fut et reviendra, le tristounet n'est que l'eau de vaisselle de l'âme.

3 avril 2024.– Ciel se découvrant totalement au fil de la journée (18°C). Une menue randonnée sur le sentier du littoral. Beaux paysages, pas trop de flux touristique, quelques petits vieux par grappes, de nombreux toutous batifolant dans une sorte de nirvana canin.

4 avril 2024.– Beau temps (18°C). Villages « perchés » : La Cadière-d'Azur assez préservé bien malgré une autoroute tout proche, Le Castellet peut-être plus historique, mais concédant trop au flux touristique et à un artisanat que l'on imagine pas foncièrement local. (C'est le village de La femme du boulanger). Pas croisé l'ombre d'une librairie. Pas le moindre mot sous les yeux. La chose lectorale semble bien loin.

5 avril 2024.– Beau temps (20°C). Hédonisme balnéaire. Rien de plus.

7 avril 2024.– La météorologie nationale annonçait une journée estivale, il n'en fut rien. Le soleil voilé derrière une longue chape jaunâtre et le vent fort et tiède n'auront rien fait pour dissiper notre morosité (24°C). Retour de la Côte d'Azur, ses odeurs son bleu me manque déjà (voir les lignes précédentes). Refait un tour de vélo. Il m'attendait sous sa bâche depuis près de cinq mois. Quelques maigres bénéfices apportés par cet effort sportif minime (maigres car mon vélo est motorisé). En dehors du vélo, rouvert le Souffre et le Moisi de François Dufay. C'est pas mal, on y apprend deux ou trois choses, mais pour être honnête, on se demande si ce type d'ouvrage apporte vraiment de nouveaux éléments au grand débat littérature et engagement politique (faux ou vrai). Oui, Morand et Chardonne, vus de biais depuis le camp de la morale acceptée et tamponnée par les temps qui nous occupent, sont des salauds, mais nous ne sommes pas obligés de les lire et de les apprécier avec des tombereaux de culpabilité pesant sur nos épaules (comme le fait Dufay). Non, tout cela n'est tout de même que de la littérature, et si Morand est condamnable, c'est davantage pour ses actions en tant que diplomate rusé que pour ses écrits, aussi détestables qu'ils puissent être.

8 avril 2024.– Toujours ce ciel jaune, cette douceur torve. Peut-on parler d'impression de mauvais temps comme on parle d'impression de beau temps ? (23°C). Hier et avant-hier j'ai été trop injuste avec François Dufay. D'une part, parce qu'il ne faut jamais être trop dur avec les morts qui ne peuvent plus se défendre, d'autre part, parce que son livre déborde tout de même un peu du raz de l'histoire littéraire et se permet même d'analyser un peu ce qui pourrait être vraiment intéressant lorsqu'il s'agit des duettistes Chardonne et Morand, c'est-à-dire leur style. Ainsi, Dufay parle assez bien de l'obsession de Morand pour le sec et l'aride (Sollers parlait lui d'obsession de la ligne droite), de sa haine du mou, du visqueux, de l'humide… Il décrit aussi la prose aquatique de Chardonne, ses mots qui sont comme des cailloux trouant l'eau « ce qui compte c'est l'ondulation de l'eau » (dixit Jean-Louis Bory). Tout cela en dit beaucoup plus que leur biographie, que leurs opinions sur la grande marche du monde et ses aspects politiques et sociétaux (je ne suis pas certain de ce que j'avance). Le style donc, et puis aussi quelque chose d'un peu amusant, un certain humour de vieux barbons, cette façon que Morand et Chardonne avaient de se planter mutuellement des couteaux dans le dos, ces éloges publics de leurs thuriféraires hussards qui se transformaient en tympanisation dès la sphère du privé atteinte.

En parlant de privé, après le livre de Dufay, enchaîné derechef avec le premier volume de la correspondance entre les mêmes Chardonne et Morand, plus de mille pages qui devraient m'occuper un certain temps. Les cinquante pages que j'ai lues m'ont semblé assez appétissantes. Le style des deux oiseaux apparaît comme libre et sans charnières et le côté arrière-cuisine de la vie littéraire est assez vaudevillesque. Sur le plan moral, rien de bien notable pour l'instant. Chardonne se plaint seulement un peu des « demis noirs qui veulent blanchir sous notre pauvre soleil » et Morand trouve par-ci par-là quelques demi-juifs. En somme, ce sont les « demis », la fameuse créolisation qui semble perturber les deux amis qui écrivent bien droit. En complément, quelques pages du Journal de Léautaud qui dit beaucoup de mal de Barrès (c'est assez mérité) et pour le reste, jour anniversaire de Cioran, né un 8 avril : « Cadeau d’anniversaire : la vieille idée du suicide me reprend depuis quelque temps, et m’a saisi tout particulièrement aujourd’hui. Réagissons, restons encore debout. »

9 avril 2024.– Le ciel jaune est enfin parti, laissant place à de vrais nuages, à de vraies trouées bleues et à quelques possibilités d'éclaircies. Chute des températures, mais on s'en fiche ; une fraîcheur lumineuse est toujours préférable à une tiédeur encombrée (14°C). Ce matin, correspondance Morand/Chardonne, lu plus de cent pages d'une seule traite. Nimier maître du monde, « la lèvre relevée par l'ironie comme une moustache par le vent », Frank comateux en chef accompagnant chastement Sagan, la timidité de Jacques Laurent, la mort de Gide, Tanger et les bains de mer, La Frette et les boucles de la Seine. Il y a là, parfois quelques éblouissements (surtout chez Morand), un grand bonheur de lecture… Et puis, soudain… comme souvent avec ces deux-là, l'éblouissement vire à l'éclipse, la veulerie pointe et un certain rétrécissement d'esprit avec. Christian Pineau « a été à Buchenwald, mais il n'a pas appris la concentration », Lazareff est l'un des rares juifs à « l'esprit souple », Sagan est surnommée « minou troué », Mendès France, « Mendès Tunisie ». Tout cela est d'une connerie insondable, l'esprit s'envole, le style se dissout dans les pires clichés, nous ne sommes pas très loin de Bouvard et Pécuchet

Cet après-midi, trente minutes en extérieur sur ma chaise de jardin. Une éclaircie ; dix pages du Journal de Léautaud (1907-1909). Un chat caressé, des oiseaux nourris à la volée (le Léautaud amoureux des bestioles est déjà là). Jarry, malade, détraqué par les privations, « l'alcoolisme et la masturbation », il est fichu. Léautaud est sec, mais sans fiel, il ne pourrit pas son style.
Fin d'après-midi, retour chez Morand/Chardonne (plus précisément, Chardonne) : « P.-S. À cinq heures, je prends un verre d'eau de Vichy teintée de cassis. Exquis. Si l’alcool ravage les Français, c’est qu’ils n’ont rien de bon à boire, sauf des poisons. »

11 avril 2024.– Soleil, goût printanier (17°C). Sept heures de labeur, sept heures de perdues. Tout cela ne rime pas à grand-chose. Rentré, sieste, visite du chat de la nouvelle voisine, sympathique bestiole un peu collante. Lu une lettre de Morand (assez antipathique, lui, mais il écrit bien), deux poèmes d'Apollinaire et puis ça dans le journal de Renard : « Il semble que, bien lancé, j’écrirais la psychologie d’un chien ou d’un pied de chaise. J’ai évité l’ennui. » Nouvelle acquisition : Les papillons du bagne de Jean Rolin (à lire ce weekend).

12 avril 2024.– Beau temps avec quelques nuages élevés (23°C). Journée presque entièrement gâchée par le labeur. Peu d'appétence lectorale. Une lettre de Chardonne à Morand. Fourberie de Chardonne qui, ayant voyagé un mois avec Jouhandeau, trouve ses écrits faibles : « beaucoup de bavardages, surtout dans ses derniers livres. Voyez ses Carnets dans Arts. Ce n’est pas ennuyeux ; mais ce n’est rien. » On ne se méfie jamais assez de nos amis.

13 avril 2024.– Beau temps, premières tiédeurs (25°C). Journée assez sportive : dix kilomètres à vélo, dix kilomètres à pied (avec un détour par les boîtes à livres du secteur), vingt minutes d'aspirateur et la vaisselle d'hier soir. Résultat : je ne suis pas loin d'être exténué. Après le déjeuner — où j'ai peut-être un peu abusé de vin de Madiran — et une sieste nécessaire, forcément nécessaire, entamé Les papillons du bagne de Jean Rolin. Ma chaise de lecture m'attendait dans une lumière semi-ajourée et, en dehors du chat de la nouvelle voisine, petite bête assez affectueuse et un peu collante, je dois bien dire que les conditions de lecture frôlaient l'optimal. Pour en revenir vraiment au sujet censé occuper cette courte entrée diaristique qui se perd dans le digressif, c'est-à-dire le livre de Rolin, il a eu peu de peine à me convaincre. Je dirai même que pour l'instant, il est plus que très bien (Rolin est souvent plus que très bien). Comme tout est dans tout, le début vadrouille du côté de Bandol, cité balnéaire que j'ai revisitée pas plus tard que la semaine dernière. Rolin aurait pu y trouver son sujet : les écrivains et la Côte d'Azur. (Bandol, outre Raimu, aura été un lieu de villégiature diablement ensoleillé pour Katherine Mansfield, D.H. Lawrence ou Thomas Mann ; plus loin, Hyères, que j'avais visitée en septembre, un autre lieu de villégiature tout autant ensoleillé pour Fitzgerald, Stevenson ou Tolstoï… Et que dire de Menton, mouroir d'écrivains conséquents, les délicieux Francis Poictevin et Henry Jean-Marie Levet y ont rejoint la vaste communauté des trépassés.) Tout cela aurait donc pu être un sujet et un projet, mais Rolin se lasse et se perd assez vite dans le bâti périphérique de la Côte d'Azur. Trop de gens ont écrit sur ces lieux, ces écrivains… Le sujet s'échappe, le projet fuit puis se transforme. Par la grâce de l'accidentel, du naturel, Rolin revoit un bout du film Papillon sur la télévision d'un Hôtel Ibis Budget et, comme par capillarité, en deux coups d'aile, il transporte son lecteur en Guyane au milieu des lépidoptères et autres insectes et bestioles de tous poils. Il faut savoir changer d'objet.

14 avril 2024.– Journée estivale (29°C). Figurez-vous que j'ai inventé une sorte de nouveau triathlon où la course est remplacée par la marche, la natation par la lecture en plein air, et le vélo musculaire remplacé par un vélo électrique, car il ne s'agirait pas de fournir le moindre effort superflu. Ce matin, j'ai par exemple enchaîné dix kilomètres sur deux roues puis une heure de lecture, suivie de cinq kilomètres de nouveau sur deux roues, eux-mêmes suivis par quatre kilomètres de marche à pied. Fini par une autre heure de lecture. Mes dépenses matinales auront donc été un peu physiques, un peu intellectuelles, mais jamais sans pousser le chaland dans les deux domaines. Je pourrais presque prétendre aux Jeux olympiques du lymphatisme triomphant. Entre deux coups de pédales et quelques pas vaguement assurés, le rayon approximativement cérébral de mon triptyque aura consisté en la lecture des Papillons du bagne de l'entité écrivaine Jean Rolin. Voilà encore un drôle de sportif qui ne semble jamais donner dans l'effort superfétatoire. Pour tout dire, chez lui, tout coule, il semble avoir définitivement trouvé son style, sa propre sensibilité de touche, des phrases où l'humour est toujours là en sous-main avec une ironie qui ne ricane jamais. Ainsi, rien n'est gras chez lui. Il peut s'agir des chenilles mortes, de souffler dans leur anus « à l'aide d'une paille afin de leur redonner l'apparence de la vie », de l'agami trompette, cette « poule péteuse » gardienne précieuse pour le troupeau de volaille, de l'anaconda et de sa façon de transformer ses proies en une sorte de longue saucisse. On est ravis, on se croirait chez le jeune Michaux augmenté par Vialatte. C'est-à-dire que c'est vraiment pas mal. Sur la fin de sa petite affaire, Rolin revient presque sur la Côte d'Azur, il parle de Nabokov et de sa passion pour les lépidoptères. Il y a des papillons, des couleurs, la synesthésie n'est pas loin. La littérature, non plus.

Cet après-midi. Longue sieste à l'ombre. Taille de mes haies sous le regard du chat de la voisine, très amateur de siestes, lui aussi.

15 avril 2024.– Beau temps malgré quelques passages nuageux (21°C). Encore des travaux dans ma rue. Une énième rénovation à visée gentrificatrice. Seul bénéfice : la circulation automobile est bloquée. Entre deux discrets coups de masse, le silence frôle donc le monacal. Pour tout vous dire, on pourrait presque entendre gazouiller les oiseaux. Lectures : Cool Memories (T1, 2). Baudrillard à son meilleur, se fichant éperdument de savoir s’il sera lu, commenté, analysé, considéré. Alors, il est extrême, plein de risques, s’éloignant avec bonheur des sciences sociales pour mieux trouver une nouvelle forme quelque part entre la note, le journal intime, l’aphorisme, la littérature, la poésie… Ce faisant, le voilà bien au-delà de toutes choses et presque bien au-delà de lui-même, contemplant un paysage de simulacre sur lequel neige les idées. (Des idées, qui pour certaines, lui vaudraient d’être enfermé aujourd’hui : la vulnérabilité du corps féminin est une caresse, sa rétractibilité une arme ; il est question de « salopes », des « mythologies viriles », mais aussi des « emblèmes féminins » qui se perdent au profit du « mirage narcissique transsexuel ». Tout cela ne se dit pas, ou plus.) Il y a de belles pages sur le chat, sur la mouche (cet insecte brownien), sur l’araignée. D’autres plus socio-géographiques sur les « favelas qui descendent comme des glaciers jusqu’aux confins des quartiers de luxe ». Beaucoup de considérations sur le sexe, la séduction et le frémissement amoureux, d’autres choses que je n’évoquerai pas. Pour tout dire, nous sommes parfois assez loin du simple brassage de concepts : « Recopier ces notes est à tous égards indélicat, et je n’en pressens que du mal. Une sorte d’arrêt de mort, de violence, car pourquoi les arrêter dans le déroulement manuscrit ? Si elles ne peuvent qu’être écrites à la main, c’est qu’elles ne sont ni un livre ni des pensées. C’est donc qu’elles constituent un texte secret, mais ça non plus ça n’a pas de sens. Il faut prévoir pour elles une fin hasardeuse, une échéance indéterminée, ou plutôt la chance d’être surprises sans défense, sans la défense qu’institue la littérature. Mais cette phobie du littéraire elle-même m’ennuie. Le diagnostic est simple : il n’y a rigoureusement aucune raison de cacher un miroir dans son tiroir. »

Relu Nul désordre, court spicilège poétique d’Henri Thomas. Préambule merveilleux : « Le fait que le genre de bien-être provoqué par l’alcool ou les excitants pharmaceutiques non seulement ne m’a jamais stimulé à écrire le moindre poème, mais a même eu l’effet de m’en ôter la possibilité, me prouve que le poème est lié à des rythmes corporels très profonds, sur lesquels aucune euphorie factice ne peut rien. Peut-être même ce qu’on appelle santé n’en est-il qu’une manifestation imparfaite (elle serait encore une euphorie, un phénomène superficiel). C’est sans doute à une vie aussi réelle, mais aussi inconnue de moi, que le fonctionnement de mon cœur, de mon cerveau, la façon dont le sommeil et le réveil interviennent, — que la poésie est liée. »

16 avril 2024.– Temps maussade, ciel chargé, rares éclaircies tenant de l’illumination divine, grande baisse de la température extérieure (13°C). Vaguement malade, barbouillé pour tout dire. Toujours avec un Baudrillard parfois étonnamment sentimental, parfois ridicule, souvent génial. Quelques belles prémonitions : sur le transhumanisme, sur le genre, la « question trans », les histoires de viols, l’inclusion… il voit avant l’heure légale, mais son regard n’est jamais biaisé par une quelconque morale (on pourrait même constater qu’en 1981 il critiquait par anticipation la pensée dominante de 2024). Sinon, beau fourre-tout, poésie des vols intercontinentaux, un voyage dans l’hémisphère austral, cet hémisphère doux, lunaire et maternel. De l’humour aussi, Baudrillard n’était pas pataphysicien pour rien, ne l’oublions pas : « L’eau en poudre : il suffit de rajouter de l’eau pour obtenir de l’eau. »

Du côté des grandes lourdeurs du monde, après la mise en place de la livraison obligatoire à 3 € pour les livres neufs, voilà maintenant la taxe sur les livres d’occasion ! Avec un nombre de lecteurs de plus en plus rare, peut-être faudrait-il plutôt taxer la connerie de certains technocrates. Le bénéfice serait certain. D’ailleurs, à ce titre, je n’ai toujours pas acquis le nouveau dernier Sollers (ni neuf, ni d’occasion, ni sur Amazon, ni chez la libraire du coin). Demain, retour au labeur, sans entrain, as usual.

17 avril 2024.– Giboulées de mars en avril, c’est malin ! (13°C). Labeur, fatigue, morose, toujours. Un peu d’humour roumain : « Ma faculté de découragement dépasse les limites du… morbide. Elle est proprement inconcevable. » (Cioran, Cahiers), un peu d’humour post-structuraliste : « John grandit normalement, mais il ne parle pas. Au grand désespoir de ses parents. Vers l’âge de seize ans, il dit enfin, à l’heure du thé : “J’aimerais bien un peu de sucre.” Sa mère, émerveillée : “Mais, John, pourquoi n’as-tu rien dit jusqu’ici ?” “Jusqu’ici, tout était parfait.” » (Baudrillard, Cool Memories). Rien d’autre.

20 avril 2024.– La semaine dernière était d’une tiédeur quasi saharienne. Cette semaine, ce sont de grandes volutes glacées qui tombent du Grand Nord. Dans ce yo-yo météorologique, l’anticyclone des Açores ne semble plus faire son boulot et nous voilà forts maris dans les frimas et le vent, le cul sagement assis sur notre chaise de jardin, notre belle tête de brute mélancolique tournée vers les rares éclaircies. Décidément, tout nous en veut et même le temps (11°C). Hier, un examen médical aux résultats plus ou moins tendancieux. Il va falloir approfondir les explorations plus en détail. Je suis un peu dubitatif et las d’avance. Du côté du reste (c’est-à-dire en dehors de la météo intérieure et extérieure), tant de choses à lire et si peu de temps pour le faire. Ma pile de livres « en attente » touche le plafond (ma pile de livres dématérialisés touchera bientôt la lune). Je ne sais pas s’il faut que je me réjouisse de ce constat ; il a plutôt tendance à me rendre morose, car pour la lecture, comme pour toute chose, le temps nous est compté. Sinon, fini le premier volume des Cool Memories de Baudrillard. Légère oscillation entre intuitions dignes de ce bon vieux Nostradamus et quelque chose de la post-modernité vieillotte. Des passages lumineux, d’autres assurément bien lourds. Vraie constante : l’humour en sous-main du bonhomme (on pourrait le surnommer Gaudrillard). Enchaîné avec le Manie épistolaire du primesautier Emil. Chronologie oblige, nous sommes en 1933 et nous avons donc affaire au jeune Cioran, l’hitlérien qui a souvent tendance à vouloir en faire trop. Cela dit, j’ai lu de pires jeunes cons : « Je voudrais écrire avec mon sang. Cela, sans viser un effet poétique, mais concrètement, dans l’acception matérielle du mot. Que tout en moi soit blessure sanguinolente, j’en suis définitivement convaincu. »

Encore fait trois libraires sans trouver le Sollers, serai-ce d’ores et déjà un incunable ?

Observatoire de la novlangue : « La ménopause, c’est la possibilité de s’ouvrir à de nouvelles saveurs. » – France 5, 12h12

21 avril 2024.– Temps abominable (8°C). Guère d’entrain et comme je suis plongé dans la correspondance de Cioran, rien ne me rend vraiment sautillant, tout est rembruni, et même mes lectures.

Résumons. Garde de Fer, quelques voyages, le fameux exil parisien de l’ami Cioran, l’Occupation qui passe comme une lettre à la poste, la Libération comme un fétu de paille. Sept ans dans le Quartier Latin où il moisit glorieusement, à ne rien faire. Il habite une mansarde, mange dans un centre estudiantin, ne gagne rien, mais ne trouve pas son sort hostile : il lui permet de vivre en marge de la société. Quand ça n’ira plus, il pense se tirer une balle. Il ne le fait pas, tout semble donc aller pour le mieux. Il écrit en français, envoie ses premiers manuscrits dans cette langue d’adoption (ou de réfutation du roumain), ils sont refusés, car trop pessimistes. On n’est jamais trop pessimiste. Ses correspondants ne font pas vraiment partie du beau monde, Mircea Eliade et d’autres Roumains oubliés. Il y a une belle lettre adressée à la veuve de Benjamin Fondane. En 1947, Cioran n’est plus hitlérien. (Évidemment, j’exorcise tel un diacre tatillon. Chacun sait que le Cioran privé était un type joyeux. C’est ce que j’essaie d’être aussi, malgré une certaine tendance à l’épanchement neurasthénique.)

22 avril 2024.– Météo hivernale, rien ne s’améliore et rien n’est appelé à s’améliorer (7°C). Du côté de mon satané corps, cela ne s’améliore pas vraiment non plus. Cervicalgie tenace, dos bloqué, rien pour moi. Toutes ces choses additionnées, grosse gangue de neurasthénie (je pourrais presque la tenir dans le creux de la main).

Histoire de me repaître de neurasthénie, je suis toujours dans la correspondance de Cioran. Paulhan, Mauriac, Miller, Supervielle, Jünger, le beau linge est au menu. Reste que les plus belles lettres sont celles écrites à sa famille, à ses vieux amis roumains et à Armel Guerne. Reste que cette manie épistolaire fomentée par la maison Gallimard frôle un peu les pratiques margoulinesques (le projet éditorial semble ne viser qu’à publier un volume de Cioran avec un bandeau « inédit »). Reste également que les Cahiers post-1971 du même Cioran sont toujours inédits, dorment dans un tiroir et que Gallimard ne fait rien pour les éditer.

Bon, malgré tout, notre Valaque sceptique est là : « Depuis que je regarde ce monde, je ne cesse de m’étonner de l’énergie qu’on y dépense. C’est avec une vraie terreur que je contemple les autres besogner et produire. La seule activité dont je sois capable est de lire ; mais la lecture à ce degré n’est qu’une frénésie des plus suspectes. Vous ne me croirez pas, mais je vais presque tous les jours à la bibliothèque, je bourre ma serviette de livres, et, misère des misères, je les dévore. Peut-on tomber plus bas ? Je ne suis pas dupe de cette voracité, ni de cette fébrilité. Derrière elles, je distingue nettement la fainéantise et l’imposture. »

25 avril 2024.– Ciel très nuageux avec de courtes éclaircies (13°C). Correspondance Cioran. La morbidité, le scepticisme généralisé, et soudain : l’amour ! Six lettres adressées à Friedgard Thoma où le sarcasme obligatoire face aux nécessités physiologiques du corps se transforme en une sorte d’acceptation des sentiments un peu fleur bleue (un peu Sissi, peut-on dire). Évidemment, chez Cioran, l’amour est une souffrance de plus, pire, c’est une montagne impérieuse. Il a 70 ans, celle dont il est amoureux 35. Il est fragile, tout cela pince un peu le lecteur, il y a du pathétique, mais le pathétique est parfois beau : « Je viens de relire votre lettre imprégnée de poésie – et j’ai pleuré (je pleure tellement depuis que je vous connais !) »

Pour rester dans le pathétique, ou plutôt le sournois, retour dans une autre correspondance, celle de Morand avec Chardonne. La mort de Larbaud est évoquée par Morand. Pour lui, c’était un gros Bouddha souvent recroquevillé, s’amusant à tripoter des mots et des armées miniatures. Un homme craintif, très tendre, très intelligent. Un homme qui, comme Giraudoux, était plein de réserves de grâce… Pour en revenir au pathétique, ou donc plutôt au sournois, on est charmés par Morand évoquant Larbaud, on est charmés, et puis, insidieusement, as usual, le déplaisant pointe avec ses petites pattes velues. Morand rappelle lourdement le penchant de Larbaud pour les fillettes, nous voilà gênés, la délicatesse s’envole. Quelques lettres plus loin, Morand, toujours lui (Chardonne est plus sage), raconte que lors de l’une de ses randonnées équestres il a été dérangé par deux « pédalistes » qui « s’enculaient » sous un pont. Le Morand bistre n’en rate décidément jamais une.

Otherwise, pour ce week-end, je compte lire Adolphe de Benjamin Constant. Chose que je n’ai jamais faite et qui, à mon âge bientôt avancé, relève du scandale pur et simple.

26 avril 2024. Quelques rares éclaircies dans un ciel toujours sinistre (13°C). Labeur, rien d'autre.

27 avril 2024.– De ces temps qui n'existaient pas jadis avant le dérèglement climatique. Du vent, une mince couche nuageuse, le soleil que l’on ne sent pas si loin, mais qui ne sort jamais vraiment. On parlera d’impression de beau temps. On aurait préféré que le temps soit vraiment beau. Un peu comme la vie : parle-t-on d’impression d’existence ? (20°C).

Ce matin, trois ou quatre kilomètres de psychogéographie m’ont mené dans un parc public où, sur un banc, j’ai ouvert Adolphe de Benjamin Constant. Malheureusement, les conditions de lecture se sont avérées rapidement impossibles : trop de bruit, trop de joggers, trop de mouflets babillant dans des volumes sonores inconsidérés. J’ai donc bien vite refermé mon volume, ne lisant que la fausse préface assez maligne, et j’ai repris le chemin de mon petit intérieur.

Je n’ai rouvert mon livre que cet après-midi sur ma chaise de jardin. Les conditions climatiques étaient certes acceptables, mais là encore, trop de bruit : une tondeuse, et même parfois deux tondeuses à l’unisson, une conversation impudique et plus que languissante, quelques mélopées autotunées. Bref, je n’ai lu que cinquante pages d’Adolphe et je ne suis toujours pas parvenu à entrer dedans. J’ai bien vu la construction de l’édifice, le style admirable, les intermittences du cœur, la mélancolie de Constant et sa timidité froissée, mais je suis resté sur le quai, regardant en amateur averti le train d’une fiction qui me passait devant le nez.

La lecture d’un roman, aussi limpide soit-il, demande vraisemblablement un minimum d’implication, de concentration que l’on ne saurait trouver lorsque les conditions de lecture se trouvent altérées. Peut-être qu’en ce qui concerne Constant, j’aurais dû me contenter de choses plus fragmentées, de sa correspondance ou plus assurément de son journal. La composition même de ces écrits, plus bruts, moins façonnés et surtout plus morcelés, laisse certainement davantage d’amplitude au lecteur qui peut les parcourir en perdant le fil de sa concentration. J’aurais donc dû entamer Adolphe dans des lieux d’essence plus monacale que ceux qui m’entourent. Ou alors, et plus sûrement, mes voisins, en l’occurrence mes voisines, devraient savoir se taire, ou mourir.

P.S. Ce matin sur mon chemin, détour par les boîtes à livres du secteur. J’ai chapardé Les grands cimetières sous la lune de Bernanos. (J’ai toujours l’impression de chaparder dans les boîtes à livres. Certainement mon côté trop honnête pour être honnête.)

28 avril 2024.– Il pleut, dehors c’est toujours l’automne (11°C). L’amour est une chose terrible. On est souvent plus amoureux de ses propres sentiments que de l’être que l’on est censé aimer. Quand lesdits sentiments s’étiolent, on se retrouve devant un constat accablant : on n’aimait pas, notre amour n’était qu’une chimère. Par prévenance, on ne s’avoue rien et on n’avoue rien à l’autre. Voilà un piège. C’est ce qui arrive à l’Adolphe de Constant : il tombe dans le piège que ses sentiments lui ont tendu ; c’est ce qui arrive à beaucoup de monde. Cela arrive d’ailleurs tellement souvent que l’on se demande si l’amour a existé ne serait-ce qu’une fois depuis les débuts de l’humanité (et même de l’univers, l’amour chez les extraterrestres doit être tout aussi problématique).

Évidemment, j’assène ces sombres vérités parce qu’il pleut très fort derrière mes rideaux et peut-être aussi parce que j’ai enterré ma femme dans le jardin depuis des lustres.

Contre poison : ce mot de Cyril Connolly : « À partir de ce moment, j’ai rarement vécu sans un amour en tête, et une vie sans amour m’a toujours apparu comme une opération sans anesthésie ». Reste à savoir si Connolly était amoureux de ses sentiments.



To be continued

lundi 17 mars 2025

Psychogeographie indoor (145)

 


« La citation est, en somme, un mauvais moyen littéraire. C'est ne montrer, au lieu de sa propre face, qu'un masque qui la représente à peu près. » (Henri de Régnier, Le bonheur des autres ne suffit pas)

7 mars 2024.– Beau temps (11°C). J'ai vendu trois livres, réalisant un bénéfice de 8 euros. C'est un début prometteur. Par ailleurs, le soleil commençant à caresser mon petit jardin, première véritable séance en extérieur de l'année sur ma fidèle chaise de lecture (qui ressemble plus à un fauteuil qu'à une chaise). Un bref retour dans les entretiens Mallet-Léautaud. Les débuts du second en tant que troisième clerc de notaire, presque une aventure.

9 mars 2024.– Vent infernal, douceur relative (15°C). Humeur assez fluctuante. Guère d’entrain, un peu de narcolepsie sur canapé, l’impression de me survoler. Pas de vraie sieste, mais quelque chose de plus mystérieux. Je suis hors de moi-même. Assez déçu par le début des Plaisirs et lectures de José Cabanis. Il faut dire que l’ordre chronologique choisi par l’auteur ne m’aide pas vraiment. Il commence son spicilège par Descartes, Port-Royal, Rousseau et Versailles, ce genre d’olibrius, de mouvements et de lieux qui m’intéressent certes un peu, mais finalement pas tant que ça. La poussière sied parfois, là elle semble fossilisée. (Allez-vous vous intéresser à de la poussière fossilisée !) Nonobstant, la chronologie avançant – la chronologie avance souvent –, je me retrouve tout de même avec quelques points de coalescence. Les pages consacrées à Hugo, Custine, Sue ou Michelet sont nettement plus à mon goût. On y sent monter le plaisir du lecteur, paraître la délectation, c'est certainement un bon signe pour la suite des opérations.

10 mars 2024.– Une belle éclaircie au cœur de l’après-midi, deux heures de soleil disponibles, puis le retour des nuages et de la pluie en fines averses (12°C). Football, cyclisme, rugby : journée largement occupée par le sport télévisé. (Je suis un grand sportif sur canapé.) Malgré tout, et profitant du temps de soleil disponible évoqué plus haut, poursuivi le Plaisirs et lectures de José Cabanis. C’est un livre agréable qui se fiche bien d’être objectif et qui se fiche encore moins d’être didactique, analytique ou tout ce que vous voulez. Loin de la glose universitaire et des pesantes questions des temps où il aura été écrit (1964, soit le cœur du structuralisme), il n’y est question que de délectation, de plaisir (le propos ne trahit pas son titre). En le lisant, on pense à d’autres ouvrages de même acabit, à La Chose écrite de Dutourd, entre autres. Cabanis tourne joliment autour d’un Michelet qui ne se voyait pas comme un historien, mais plutôt comme une sorte de devin, presque un poète. Il constate aussi que le même Michelet, le Michelet intime, celui du Journal, était davantage une espèce de croquignolet qu’un poète romantique au ton bien ajusté. Surtout, c’était un olibrius qui ne parlait jamais de lui-même, préférant parler de son épouse avec moult détails gluants, allant jusqu’à noter la quantité et la qualité des selles de celle-ci. Une « belle petite corde demi-molle » par-ci, de « belles cordes blondes » par là… Moins scatologique : Baudelaire, qui voyait en Poe un autre lui-même, un ivrogne méthodique cultivant son hystérie. Cabanis se plante ensuite devant Mérimée, dézingue un peu ses œuvres de fiction, mais reste admiratif devant le laisser-aller stendhalien de sa correspondance. Pour rester stendhalien, suivent quelques belles pages consacrées à ce bon vieux bougre de Léautaud. L’économie de ses mots, sa solitude, cette façon de ne pas être dupe. Tout cela est parfaitement pointé.

Autrement, je relis mon propre bouquin en version palpable et imprimée. Finalement, et malgré de nombreuses coquilles, c’est un peu nul, mais pas tant que ça. (Oui, je suis immodeste.)

11 mars 2024.– Pluie (11°C). L'humeur est pluvieuse, comme le temps.

Tout est parfois compliqué. Tenez, par exemple, figurez-vous que dans son Plaisir et lectures, José Cabanis éreinte et loue à la fois Simone de Beauvoir. Il l'éreinte lorsqu'il parle de la grande bourgeoise qui se voyait comme une jeune fille rangée alors qu'elle n'était qu'une jeune fille comblée pleine de ressentiment envers son enfance qu'elle trouvait idiote. Il l'éreinte aussi en constatant qu'elle décrivait son milieu social avec un style plat et amer (or le ressentiment en littérature ne s'accorde jamais avec les platitudes). Il la loue lorsqu'il l'évoque plus mature, écrivant la Force des choses, laissant derrière elle une vie écoulée, l'odeur du foin, les glissades solitaires sur la neige du matin… Pour rester dans une certaine dualité, Cabanis écrit ensuite quelques belles pages sur le Journal de Julien Green ; sur le déchirement qu'il peut y avoir entre un bonheur extraordinaire à vivre et un grand dégoût du monde. Green, c'est un peu l'inverse de Beauvoir, il ne se retourne jamais contre son milieu social et ne trouve pas son enfance idiote, son but n'est que de rechercher de nouvelles premières fois, de retrouver ce regard émerveillé devant un autre monde, celui de l'inconnu, celui du temps présent qui passera, mais qui est là, devant lui.

Le livre de Cabanis s'achève par quelques jolies notes de lecture qui forment une sorte de petite armoire à citations, celle-ci par exemple : « À quoi reconnaît-on le véritable écrivain : Victor Hugo dans le lit même de Juliette Drouet ne pouvait s’empêcher de noter des impressions sur un petit carnet. »

Pour rester dans les mêmes eaux, des eaux de passeurs, j'ai commencé les Journées de lecture de Roger Nimier. La préface de Jouhandeau est assez entichée (on devine qu'il n'y a pas que des raisons littéraires). Les premières notules ne cachent pas vraiment un côté sérieusement amidonné sous les oripeaux de la désinvolture, elles ne m'ont pas follement convaincu. Il faut dire que le menu, lui-même, est assez amidonné. Alain, Anouilh, Arland sont assez loin de mes goûts. Cependant, il y a deux ou trois choses amusantes, celle-ci par exemple : « Alain ressemble à un bœuf qui voudrait jouer les danseuses de corde. »

12 mars 2024.– Ciel très nuageux (10°C). Cervicalgie tenace, appétence existentielle correlative. Ce matin, profitant de menues éclaircies, effectué quelques arpents de psychogéographie en extérieur. Retrouvé mes habituels spots de lecture où, bien assis, j'ai poursuivi mon chemin dans les Journées de lecture du vieux-jeune Roger Nimier. Aymé et Barrès étaient à l'ordre du jour. Pour Nimier, le premier est un anarchiste qui aime l'ordre, un silencieux doué de parole, un paradoxal vu de biais par les intellectuels de son temps. C'est aussi un candide qui n'a pas vraiment conscience de sa folle originalité, un paysan qui se promène le long des quais en cherchant le Danube : « Hélas ! La Seine y coule. » Quoique certainement bien attaché à la terre et au limon national, Barrès est quant à lui moins paysan. Nimier le trouve parfois harmonieux, parfois un peu enterré. Ses Cahiers et ses écrits journalistiques (Leurs figures) peuvent paraître admirables. Le culte du moi ou L'Ennemi des lois souffrent, par contre, d'une sorte d'incertitude de la pensée et d'un goût du raffinement qui confine au charabia symboliste. Bref, Nimier pense qu’on apprécie Barrès pour de mauvaises raisons. Comme Gide, c’est un genre d’armoire à glace. Alors que, par exemple, « Chardonne ou Larbaud nous tendent leurs miroirs secrets. » (Évidemment, rien sur l'antisémitisme de Barrès.)
N. B. S'agissant de Barrès, l'ami des bêtes Leautaud émet des avis nettement plus tranchés : « … il n’y a pas de maîtres pour les idées, il n’y en a pas pour la forme et Barrès a été un maître détestable pour la forme, avec ses phrases heurtées, nuageuses. Quant à ses idées ! Aucune à lui. On ne peut guère l’aimer quand on aime la netteté, le style qui court vite… Quel temps j’ai perdu dans ma jeunesse à lire ce phraseur sans esprit, ce romantique artificiel, cet arlequin littéraire et quelques autres du même genre… Que diable avais-je à me complaire dans de pareilles lectures, qui m’ont retardé de vingt ans ? » (Journal Littéraire)

Cet après-midi, éclaircies encore bien timides. Néanmoins je me suis encore aventuré dans la grande aventure du plein air. Fait un tour au cimetière puis quelques kilomètres de randonnée plus ou moins soutenus par les caprices du hasard. Dans ma poche arrière, les Aphorismes sur la sagesse dans la vie du père Schopenhauer. Résultat à mon retour, les lignes qui suivent me sont montées au cerveau : Je suis, je n’ai pas grand-chose et je ne représente rien si ce n’est ce que je suis.

Rien (ou presque) : Sa douceur parfois déborde, alors le solitaire n'est plus qu'un roi malade de lui-même.

13 mars 2024.– Quasi beau temps (16°C). Labeur. Cioran, Schopenhauer. Pif paf pouf… Rien (ou presque) : L'esprit se promène autour des choses, il se fait son opinion puis c'est cette opinion qui compte plus que les choses elles-mêmes.

14 mars 2024.– Soleil se voilant (18°C). Il est communément admis de dire que la monotonie et l'ennui offrent un terrain propice à la prolifération du nihilisme. C'est certainement un peu vrai, mais on peut aussi considérer que la monotonie et l'ennui font partie des quelques portes ouvertes sur le monde, sur son acception et sur le fait qu'il faille faire avec lui sans ostentation et avec une résignation non dupe.

15 mars 2024.– Larges éclaircies, quelques foyers orageux (17°C). Labeur. Guère de temps pour la lecture. Rien (ou presque) : Les passe-temps sont semblables à des tambourins que l'on agiterait dans une sorte d'appoggiature rythmée de l'existence. C'est l'un des ajouts chamarrés sans lequel nous ne pourrions vivre.

16 mars 2024.– Ciel changeant, deux ou trois belles éclaircies (16°C). Hier soir, vie sociale, restaurant et boissons alcoolisées en quantité raisonnable. (Il faut savoir se modérer.) Ce matin, encore un peu brumeux, retour sur mon canapé où j'ai poursuivi la lecture des avis pénétrants de l'épée Nimier. Breton, Céline, Chardonne, Drieux, Daumal, Genet, Gide, Giono ou Green étaient convoqués dans l'ordre alphabétique (difficile de paraître inintéressant, il y a certainement eu de pires périodes pour la littérature française). Malgré un soupçon de raideur corsetée, une monotonie de droite bien repassée — Nimier ne nous laisse pas à l'abri de quelques raisonnements originaux. Ainsi, voit-il en Chardonne un sage mêlé d’intelligence alors que — chacun le sait — les sages sont généralement d'une extrême bêtise. Breton est regardé avec moins de sympathie confraternelle, c'est un grandiloquent féru d'adjectifs et d'épithètes. Il écrit des phrases qui font des « ronds de bras ». Quant à Genet, malgré un style assez chantourné, il est fade et puis, surtout, c’est un « fieffé bavard ».
Cet après-midi, lecture en extérieur à peine dérangée par la présence de quelques abeilles et d'un chat à la queue coupée (ou pas, ce chat est peut-être de race sybarite, un Manx de l’île de Man ?) Nimier tournait autour de Larbaud et je n'ai rien trouvé à redire. Barnabooth est des miens.

17 mars 2024.– Temps maussade et doux (17°C). Ce matin, encore Nimier. Chez lui, Larbaud est un Stendhal privé d'ambition qui papillonne en tout bien tout honneur autour des petites filles. Un discret qui se voudrait comme un « petit précieux à demi oublié » alors qu'il est une sorte de Cardinal de la littérature, un point de ralliement auprès duquel on vient célébrer les « premières communions intellectuelles ». Pages finalement assez émouvantes, le corset de Nimier tombe un peu. Moins émouvant Maurras qui suit. Il est décrit comme un étrange vieillard devenu ennemi public nº1, un Goethe qui se serait trompé de siècle, un bohème qui, transformé en homme d'action, commet l'erreur de se jeter à l'eau de la politique et de nager dans une « mer de souffre ». Évidemment, c'est un peu vrai, mais Nimier est certainement trop proche idéologiquement de Maurras pour espérer l'observer depuis un noble belvédère d'idées. Il a beau émettre certaines réserves, on les sent forcées.

Cet après-midi, une petite troupe d'abeilles a pris possession de mon hôtel à insectes. Un gros chat roux les observe depuis bientôt vingt minutes. Le bougre ne sait pas ce qu'il risque. Quant à moi, posé sur ma chaise de jardin à moins de deux mètres du potentiel futur drame, j'attends qu'il survienne en continuant les Journées de lecture de Nimier. Péguy et Peyrefitte ne m'intéressant que très vaguement, j'ai somnolé en parcourant les petites notules plus ou moins amoureuses qui leur étaient consacrées. Je me suis un peu réveillé en lisant les avis de Nimier sur Mandiargues (surréaliste tardif désinvolte), Perret (marin désinvolte), Radiguet (vieux jeune) et Rebatet (grand écrivain gâché par la politique). Je me suis complètement réveillé lorsqu'il était question de Paulhan (un personnage inquiétant) et de Francis Ponge. Ce dernier, tout de même assez moderne, est défendu par un Nimier qui le ramène curieusement à l'abbé Delille et à Horace, ces vieux auteurs qui donnaient également dans le neuf tout en n'excluant pas une certaine ironie, de l'imprévu et de la finesse : « … voici Ponge, écrivain français, qui a donné de la saveur aux galets et qui apprend aux hommes à se connaître, en observant leur ténacité dans la mousse, leur liberté dans la pluie, leur cerveau dans les huîtres. »

Mort de Steve Harley, leader de Cockney Rebel et vrai écrivain de chansons.

18 mars 2024. – L'épaisse chape nuageuse s'est désintégrée en fin d'après-midi, laissant place à quelques résidus moutonneux et à deux ou trois timides éclaircies… tardives… bien trop tardives (18°C).
(Avant le déjeuner.) Nimier parle de Sartre d'une façon un peu trop clinique et scolaire ; on sent qu'il ronge son frein, qu'il donne dans la supposée objectivité alors qu'au fond de lui-même bout une sorte de soupe caustique. Bref, on s'ennuie. Par contre, on ne s'ennuie pas du tout lorsque, plus en accord avec lui-même, il friponne autour de Louis de Vilmorin dont il dresse un portrait assez énamouré… (Posant un pied d'un siècle à l'autre, elle est vue comme boitant, ce qui est charmant.) Pour Nimier, elle n'a pas d'autre défaut que de « pousser trop loin la plupart de ses qualités ». Elle aime les pays continentaux, les voyages en voiture, les histoires de Cocteau, l’ordre dans ses affaires et dans sa syntaxe. Madame D… est une merveille, l’élégance et la vivacité règnent et les virgules sont si bien placées qu’elles donnent l’envie de « battre des mains à chaque page »… Il y a Louise de Vilmorin et puis il y a ces lignes qui suivent. On pense au destin de Nimier, à celui de Sunsiaré de Larcône : « …vous achèterez une voiture. Une belle jeune femme, assise à vos côtés, vous fera la lecture. Et la vitesse vous fera penser que les aventures de l'héroïne sont là, devant vous, cent mètres plus loin, dans une forêt verte et ténébreuse. »

(Après le déjeuner.) Roman(s), maximes, souvenirs ? On ne sait pas bien ce que sont Les Chimériques de Chardonne. On ne sait pas bien et tout en étant étonné par une forme que l’on dirait moderne, par ces fragments qui jonglent avec virtuosité autour des affaires conjugales, on a tout de même sa petite idée. L’œuvre, cette écume du moi, semble disparaître devant la vision même de Chardonne. C’est une fenêtre ouverte sur le domaine des sentiments. Un monde où des fils se mêlent entre eux, un monde où les héros, si on peut parler de héros, sont des somnambules à la recherche d’un absolu : l’amour…

(Chardonne évoque aussi en creux la Seconde Guerre mondiale, la libération et les « ennuis » qu’il aura rencontrés. Il le fait avec une sorte de délicatesse naïve. Ayant lu quelques pages de sa correspondance avec Morand, nous ne sommes malheureusement pas dupes.)

19 mars 2024.– Temps magnifique, doux et plein de promesses vernales (18°C). Matinée passée en extérieur dans mes habituels spots de lecture. Peu de présence humaine. Un quidam aux airs vaguement ukrainiens faisait des simagrées devant son téléphone intelligent pendant que son moufflet chevauchait un tricycle un peu bruyant, quelques chiens de petite taille, quatre retraités, pas de quoi déclencher une troisième guerre mondiale. Poursuivi ma lecture des Chimériques face au soleil. Au bout d'un certain temps – le vague ukrainien tirait la langue – Chardonne m'a semblé distiller un peu d'ennui. Un cognac qui perdrait sa teneur en alcool et virerait au Pineau. Cela dit, son livre est plutôt très bien dans son ensemble et le dernier texte, en tous les cas, est admirable : « Je venais d’acquérir une maison abandonnée de ses habitants, et je voulais y faire quelques retouches. Je remuais des projets avec un plaisir juvénile ; ils étaient trop ambitieux pour une époque de pénurie, mais je pouvais au moins planter des arbres. L’idée que je ne les verrais pas beaucoup grandir ne m’est point venue. J’étais dans le feu et les rêves de l’action qui n’ont aucun rapport avec l’humaine mesure, je n’étais plus sur terre. » Fini la matinée avec Schopenhauer. Ses considérations sur les nègres et leur bêtise heureuse ne passent forcément plus la rampe, mais ce qu'il écrit sur les rapports entre l'intelligence et l'insociabilité me semble encore assez juste.

Après le déjeuner, retour dans mon petit jardin et dans le Journal de Green. Toujours aussi cochon, plein de sexes sucés, de fesses bien blanches embrassées et pénétrées, de luxure disséminée un peu partout au gré du vent. Au milieu de ces océans de foutre, on se noie un peu, on éprouve beaucoup de peine à trouver une bouée virginale sur laquelle nous pourrions nous accrocher afin de reprendre notre souffle (il ne saurait être question de boire la tasse). Bon, il y a bien quelques portraits – Cocteau qui ponctue toutes ses phrases avec de fort peu élégants « merde » et parle des tapettes ramassées par un Gide toujours aussi drôle – c'est déjà ça, mais le Q n'est jamais que trop présent.

Par ailleurs, voulu acheter le nouveau et forcément dernier Sollers chez la libraire du coin de la rue. Elle ne l'avait pas en stock, ce qui, avouons-le, frôle l'incompréhensible.

21 mars 2024.– Temps magnifiquement printanier. Cependant, cela ne va pas durer, on annonce une chute drastique des températures pour la semaine prochaine (22°C). Labeur. Mes tâches faiblement rémunératrices étant bien plus physiques qu'intellectuelles, il arrive que mon corps subisse de temps à autre quelques accidents au passage. Ce matin, par exemple, ma cheville droite est entrée en collision avec une sorte de chariot patibulaire. Résultat : une vague entorse et une nouvelle démarche digne d'un pauvre diable boiteux. Bon, je peux tout de même positiver cet emmouscaillement en me disant rétrospectivement que mes tâches laborieuses ne risquent pas d’entraîner une quelconque entorse du cogito, c'est toujours ça. Mais en attendant, j'ai mal.

À mon retour, le labeur far behind me, sieste puis poche de glace sur ma cheville endolorie. Commencé la lecture des Moralités littéraires de Roger Judrin. Ce dernier, membre assez oublié de la clique à Paulhan, me semble être un bon critique capable de développer moult considérations qui sont autant de chuchotements adressés à l’heureux petit nombre. J'imagine qu'il ne risquait pas de se tordre la cheville dans les couloirs de la NRF… Quoique...

23 mars 2024.– Vent, ciel dégagé, chute des températures (12°C). Hier soir, vie sociale. Sacrifié une andouillette, bu quelques décilitres de vin de Brouilly. La soirée s'est éternisée juste ce qu'il fallait. Ce matin, commencé La Maison mélancolie de feu l'académicien Goncourt Nourissier. Cet oiseau-là me sied généralement, mais pour l'instant je dois avouer être très peu transpercé par une lecture dans laquelle j'éprouve beaucoup de peine à entrer. Nourissier n'est certainement pas la cause de mon manque d'entrain. Plus sûrement, c'est le fameux effet post-andouillette qui doit amoindrir mon appétence lectorale et mon cogito tout à la fois… Pour tout vous dire, les mots s'empilent et les phrases se suivent, je suis un peu ailleurs. Cependant, deux choses que mes antennes ont réussi à capter malgré tout : le style de Nourissier est toujours très pipe bourrée et épagneul mouillé (d'ailleurs, il évoque un chien assis sur ses espadrilles), et puis il ne se porte jamais vraiment au pinacle lui-même. Son manque d'autosatisfaction est toujours plaisant à constater.

Cet après-midi, voulant toujours acquérir le tout dernier ouvrage de Sollers, repris le chemin de la librairie du coin. Résultat : une porte close ! Vais-je devoir me rabattre vers une officine de vente en ligne ne payant pas ses impôts sur le territoire français pour acquérir ce mince volume ? (Pire encore, la tentation de la piraterie dématérialisée me titille un peu. Je ne cède pas pour l'instant.)

Après cette aventure, court retour dans le Journal de Renard : « À chaque instant, la vie passe à côté de son sujet. Il faut refaire tout ce qu’elle fait, réécrire tout ce qu’elle crée. » En somme, tout est dit.

24 mars 2024.– Temps hivernal, bourrasques glaciales, ciel à demi dégagé, mais le soleil, dans un grand élan de fourberie satanique, s'est évertué à rester dans la partie nuageuse (7°C). Ma cheville droite est toujours un peu douloureuse. De surcroît, crise d'adynamisme assez prononcée, un peu de neurasthénie latente, de la morosité qui pointe, je n'y suis pas vraiment. Du côté lectoral, fini par entrer dans La Maison mélancolie de Nourissier aux alentours de la page cent soixante-dix. (C'était déjà trop tard, il ne restait qu'une trentaine de pages à boulotter.) En fait, ce qu'il y a de mieux dans ce livre ce ne sont certainement pas les fluctuations autour des maisons, mais plus assurément la lourdeur de Nourissier. La lourdeur de celui qui va bientôt s'absenter du monde, ce goût de vomi dans la bouche, ces pieds lourds d'ankylose, ces tâches veineuses et vineuses, cette peau croûteuse et desquamante. La lourdeur de celui qui sourdement comme par inadvertance laisse échapper des grossièretés, des membres et des bites… En somme, la lourdeur d'un mal cisgenre comme on n'en fait plus, qui avec l'âge trouve la « brame, la baise et l'enfilade monotones », ce qui ne l'empêche pas de « tringler, bourrer et limer ». Tout cela sent le renfermé. On en revient aux maisons, cependant on n'ouvrira pas les fenêtres. En complément, une page du Journal de Renard. Parfois bien lourd, lui aussi : « La bonne, dans sa cuisine, fait beaucoup de tapage en remuant ses casseroles pour couvrir le bruit de monsieur dérangé, à côté, dans les cabinets. »

25 mars 2024.– Brumes matinales, puis un soleil dévoilé, fier, resplendissant… bientôt enrobé par le retour des brumes. Tout est appelé à recommencer (4°C → 15°C). Matinée, lecture en plein air dans un semblant de frimas. Quelques joggers intrépides, un bambin dans sa poussette avec sa jeune maman, deux chiens de petit calibre… Que reste-t-il de l'ancien Journal de Julien Green ? Rien, ou presque. Subsistent quelques rares pages, des paragraphes sur l'enfance, l'innocence de Green, quelques mots sur la littérature et la marche du monde. La religion qui semblait si importante semble, elle-même, avoir presque disparu du tableau. Tout cela est noyé dans le flux libidineux, entre frasques de pissotières, anecdotes graveleuses étalées comme du miel tiède. On apprend par exemple, enfin, on le savait déjà, que l'infâme Michel Simon couchait avec des singes et des guenons, « seules bêtes, peut-être, qui acceptent de caresser le monstre », que Max Jacob était un vieux juif folâtre qui rassemblait autour de lui « un petit chœur de pédéraste », on voit des pénis se dresser, des culs se remplir. Il ne semble plus être question que d'affaires sexuelles et le style, lui-même, semble contaminé par tout cela. Disons que l'on passe d'une prose tenue, certainement relue et corrigée, à quelque chose de bien relâché, d'écrit à la diable. Bon, après tout, ce n'est peut-être pas tant un problème que ça. Le Journal de Stendhal n'est-il pas, lui aussi, écrit à la diable ?

Fini la journée avec les Lettres à moi-même de Toulet. Si je voulais être moderne, je dirais que c'est un genre d'espèce de dispositif.

26 mars 2024.– Lourde chape nuageuse, de courtes averses (13°C). Maussade comme le temps. Lecture en intérieur sur mon canapé.

Les lettres et cartes postales que Toulet s'envoyait à lui-même forment une sorte de journal intime en creux où il parle de son moi bien réel, mais aussi de ses autres moi plus ou moins fantasmés. C'est assez toqué, charmant et plein de fantaisie. On pense un peu à d'autres cartes postales et à un autre toqué notoire : Henry Jean-Marie Levet. On est aussi et surtout à l'abri des quelques lourdeurs parfois rencontrées dans les romans de Toulet (des lourdeurs d'époque). Pour tout dire, c'est vraiment pas mal.

D'une correspondance l'autre, je lis également La terre a ses limites, mais la bêtise est infinie, court volume qui rassemble une grande partie des échanges épistolaires entre Flaubert et Maupassant. J'aurai peu de peine à démontrer que la correspondance générale du père Flaubert est tout à fait géniale. Ici, c'est du génie au carré, tout est synthétisé et on frôle la merveille. Comme Maupassant n'est pas en reste, on est très vite harponné par les relations entre les deux loustics. Relation entre un maître et son élève, relation quasi filiale (quasi, car non Maupassant n'était pas le fils de Flaubert), relation pleine d'amitié frémissante. Tout avançant et les œuvres avec, nous voilà plongés dans l'arrière-cuisine de Bouvard et Pécuchet (le cadet donne des conseils topographiques à l’aîné). Tout cela est formidable. Encore plus formidable, l'irruption de l'humain forcément humain. Maupassant semble perpétuellement assommé par des problèmes de bureaucratie qui virent aux teintes kafkaïennes avant l'heure légale. La bureaucratie et puis le « cul des femmes qui est monotone comme l’esprit des hommes ». Face à ces maux, Flaubert trouve un remède bien simple : il suffit de ne pas « s’en servir du cul des femmes » ! Quand Maupassant rappelle que les « événements ne sont pas variés ; que les vices sont bien mesquins ; et qu'il n'y a pas assez de tournures de phrases », Flaubert lui répond qu’il lui faudrait surtout travailler plus, oublier les putains, le canotage et l’exercice physique… Travailler plus ? Je ne sais pas si c'est un bon conseil (ce texte en est la preuve).

P.-S. J’ai fait trois librairies dans la journée. Le Sollers est introuvable.

28 mars 2024.– Belles éclaircies (16°C). Labeur, fatigue corrélative. Sieste. Picoré dans la correspondance Flaubert-Maupassant, dans les Cahiers de Cioran, dans le Journal de Renard. Quelques points communs entre les quatre et ce constat : on rencontre quantités de merdes molles à chaque pas que l’on fait.

(Le Sollers n'est toujours pas en ma possession.)

29 mars 2024.– Vent tempétueux, hausse des températures (20°C). Labeur. Douleurs diverses et variées. Guère d'appétence lectorale. Plutôt tenté par la léthargie sur canapé, à laquelle je cède.

30 mars 2024.– Vent violent, pluie diluvienne, ciel hésitant entre l'ocre et le jaune orangé, douceur sirupeuse ; une douceur de cadavre. Les changements climatiques nous en veulent et avec eux ils emportent bien des choses : le printemps, par exemple (15°C). Humeur torve et menaçante, à l'image du temps. Histoire de rester climatique et ton sur ton, je suis toujours plongé dans diverses correspondances. Celle de Flaubert et de Maupassant, celle de Paul-Jean Toulet avec lui-même, celle de Cioran… Trois mois avant sa mort, Flaubert passe au tutoiement. Les petits mots doux et les « Mon chéri » fusent, les conseils paternels aussi (on a envie de crier : « Vive le patriarcat ! »). Bref, plus qu'une amitié, il s'agit d'amour entre les deux (évidemment, un autre amour). Manque de pot, tout finit et la vie avec. Quatre jours avant de rejoindre la vaste communauté des trépassés, le 4 mai 1880, Flaubert écrit une dernière lettre à Maupassant. Il y est question de se voir la semaine suivante : « En attendant, ton vieux t'embrasse. »

Mon Flaubert-Maupassant achevé et refermé, retour dans la vraie-fausse correspondance de Toulet avec lui-même. Même si le flottement touletien se situe dans des strates assurément moins hautes, c’est toujours charmant. Pour rester dans le genre du jour, finis l'après-midi en entamant Manie épistolière, un choix de lettres puisées dans la correspondance d’Emil Cioran. L’affaire est publiée par la maison Gallimard, qui pour le coup, donne dans le margoulin. Police de caractère replète, blancs non parcimonieux, l’ami Emil méritait certainement mieux que ce volume qui ressemble à une sorte de rente viagère étalée sur deux cent cinquante pages. Nonobstant tout cela, les deux premières lettres que j’ai lues ne sont pas si mal. Elles sont l’œuvre du primo Cioran, celui qui écrivait encore en roumain, le type pas forcément recommandable qui se désadoubera lui-même plus tard.



To be continued









jeudi 13 février 2025

Psychogeographie indoor (144)

 


« J'aime vos seins, enfin, euh… surtout le gauche » (Christophe Bourseiller)


15 février 2024.Voile nuageux, douceur hors de saison (16°C). Le labeur n'est certainement pas une libération. Je parlerais plutôt d'une punition répétée. Car enfin, qu'avons-nous fait pour mériter d'être punis d'une façon aussi régulière et vicieuse ?

Sans envie, un peu des Cahiers de Cioran, une lettre de Flaubert, une autre de Manchette. Quelques lignes du vibrant Armel Guerne. Il est question de Kafka, de la trahison de Max Brod. Pour Guerne, le fait que l'œuvre de Kafka aurait dû disparaître borne les limites de celle-ci. C’est une hypothèse qui se tient, mais que l’on n'est pas forcément obligé de tamponner.

16 février 2024. Ciel couvert, douceur (16°C). Encore une journée gâchée par le labeur. Lectures. Deux pages d'Armel Guerne, rien de follement sautillant. Guerne parle de Novalis sans vraies boutades. Trois pages des Cahiers de Cioran, que je n'ai toujours pas finis. Emil est bien plus rigolo que son ami Guerne, enfin rigolo en creux. Une lettre de Flaubert…

17 février 2024.Temps maussade et vaguement doux (13°C). De nouveaux voisins qui emménagent et bien évidemment le pire est envisageable. En parlant de pire, lu deux courts textes de l'oiseau Beckett (un échassier). L'un, Premier amour, assez précoce – c'est la première production de Beckett en français –, l'autre, Cap au pire, plus tardif et écrit en anglais. Premier amour est une nouvelle sinistre et drôle, parfois même hilarante, où Beckett fait fi de la moindre convenance tout en cherchant un très haut degré de naïveté (il faut savoir se créer de la naïveté). Texte admirable où l'habitué des cimetières et bancs publics que je me trouve être aura trouvé de sombres échos. Cap au pire est certainement le texte le plus radical de Beckett. Radical dans le sens où tout y est pris à la racine, les mots sont arrachés, mâchés et remâchés, ingurgités jusqu'à ce que leur moindre sens ne soit plus qu'un jus, une chique qui distille une sorte de poison… Victime de tout ça, le lecteur ne peut être que saisi par des vertiges, une ivresse qui tourne au nauséeux. Pour tout dire, il voit un texte se dévorer lui-même, s'autodigérer pour ne laisser apparaître qu’un suc, une pourriture. Beckett invente l'autophagie littéraire et, forcément, c'est génial. (Oserais-je dire que l'expérience est un peu perturbante ?) Loin de tout ça, plus proche de la littérature grande presse, entamé Avec les fées du conservateur extrémiste de droite, fasciste et quasi nazi Sylvain Tesson. Bon, Ezra Pound peut dormir tranquille, Tesson est bien sage tant dans sa forme que dans ses idées. Son livre de navigation atlantique en milieu celte se laisse lire, mais mollement, très mollement… Rien (ou presque) : dégonflé, je m'allège, je suis ouvert à toute élévation.

18 février 2024.– Une certaine luminosité, mais gâchée (15°C). Dans le but d'une prochaine publication je corrige confusément mes épanchements diaristiques et je constate que, dans ceux-ci, je cite plus qu'à mon tour les Cahiers du danseur de tango roumain Cioran. Un procès est à craindre. Sur le front lectoral, tel l'ursidé à peine réveillé, hasardé mon museau dans mon semblant de jardin pour la première fois de l'année. Ma chaise de lecture était toujours là, mais l'expérience ne fut guère concluante. Moins de quarante minutes sous un ciel changeant et déjà des conversations téléphoniques impudiques (a priori, l'une de mes voisines ne souhaite pas être sexualisée. Je pense qu'il s'agit de la fille aux cheveux rouges du dernier étage), quelques aubades autotunées, en somme rien de vraiment sympathique. Résultat : un repli assez précoce vers mon petit intérieur et mon canapé où j'ai poursuivi mon affaire lectorale du moment, en l'occurrence la dernière production du fils Tesson. Rien de vraiment sympathique là non plus, c'est essentiellement bourru et emphatique, viril et tout juste correct. Il y a certes deux ou trois moments que je tamponne, une façon de ne pas être contemporain, de ne toucher à rien, de ne rien faire de plus que se laisser aller par ses pieds ou par la force du vent, mais l'essentiel, ce qui suture le livre, n'est pas concluant. Pour résumer, je dirai que la partie d'extrême droite mollement voyageuse n'est pas totalement nulle, mais que la partie nazie celtique n'apporte pas grand-chose à la graaande histoire de la littérature. Disons que c'est tout de même bien sage pour un pamphlet fascisant. Nicolás Gómez Dávila aurait fait mieux en trois lignes. Par ailleurs, disparition de Dmitry Markov, photographe qui aura certainement le mieux saisi la déglingue poutienne (avec des armes toutes simples : un iPhone, un compte Instagram et une humanité comme on en rencontre peu). Tout étant dans tout, il est mort le même jour qu'Alexeï Navalny, le principal opposant à Poutine.

19 février 2024.– Lumière sourde tapie sous les nuages, douceur sucrée, un peu mortelle. Tout cela bien loin des illuminations méditerranéennes, des bleus matissiens. Je suis maussade (14°C). Mes intuitions se confirment, mes nouveaux voisins sont des champions du claquage de porte et des décibels dissipés à qui mieux mieux. Mes velléités de troglodyte gymnosophiste s'en trouvent largement contrariées. Je vais devoir faire avec eux.

Lectures. Évidemment, lisant Tesson, me voilà rattrapé par mon amour de la géographie. Je retrouve des lieux jadis traversés par mon enveloppe corporelle et parfois par mon esprit. L'Irlande et ses microclimats, Galway et ses pubs, l'île de Skye et ses petites maisons en couleur, l'Écosse tout entière, Inverness et les lochs. Je suis aussi incité à vouloir traverser d'autres endroits qui n'ont pas encore eu l'honneur de ma visite : les îles de Man, les Shetlands… Pour ces raisons, des raisons liées à la topographie, le livre de Tesson aurait presque pu me convenir. (Le reste, le fatras autour des légendes celtiques, le style boy-scout et le côté allons-y Alonso me conviennent beaucoup moins.) D'un antimoderne à l'autre, j'effectue une sorte de grand écart assez souple qui me permet de passer de Tesson fils à Guy Debord. Du second, je relis Cette mauvaise réputation. Ce petit livre de règlement de comptes est toujours aussi réjouissant. On peut y voir Debord dézinguer tout à tour Serge Daney, Michel Crépu, Charles Dantzig, Philippe Sollers ou Gérard Guéguan (et sauver Arnaud Viviant). Le fond est assurément mégalomane, mais c'est comme toujours superbement écrit (on aimerait écrire comme Debord).

21 février 2024.– Temps nuageux et doux (15°C). Labeur, va-et-vient des voisins. Rien lu. Journée inutile. (Enfin pour l'instant, à 17 h 42.)

22 février 2024.– Ciel couvert, vent en rafales, petite pluie torve (12°C). Mon taux d'inspiration frôlant le létal, je m'excuse par avance de vous faire subir les lignes valétudinaires qui suivent. Largement croqué dans La Vie extraordinaire d'un homme ordinaire, livre où l'entité cool Paul Newman raconte sa vie avec moult détails. Rien de vraiment hautement littéraire dans tout ça, mais le bonhomme m'intrigue assez pour que je dépense quelques heures de mon temps de cerveau disponible avec lui. Bon, pour la salade éditoriale, c'est un bouquin construit à partir de discussions que Stewart Stern – ami de Newman et scénariste de La Fureur de vivreaura retravaillées dans le sens de la cohérence et de la linéarité biographique. Pour tout vous dire, j'ai lu de pires livres écrits au magnétophone, la salade est comestible, la sauce prend, et la parole de Newman est assez bien contrebalancée par l'intervention et les témoignages de quelques proches (Joanne Woodward, Elia Kazan, John Huston, Sidney Lumet, d'autres…). Je n'ai pour l'instant lu qu'une centaine de pages, mais elles m'ont permis de confirmer certaines intuitions que je ressentais à propos du bonhomme. Une sincérité palpable, une belle empathie (cette empathie que l'on retrouve dans ses propres réalisations), une façon de ne pas s'en faire que je tamponne tout à fait.

La vie de Newman semble tout d'abord couler dans une sorte de continuum joliment ordinaire. L'enfance d'un petit demi-juif dans une Amérique suburbaine, le collège, l'armée pendant la Seconde Guerre mondiale, les études, un mariage, un enfant, puis le continuum quitte le joliment ordinaire pour virer au cool. Newman devient acteur comme par hasard, presque accidentellement (c'était ça ou le sport). Quelques pièces de théâtre, un déménagement à New York, un an d'Actors Studio et de méthode Stanislavski, Hollywood, la découverte d'un certain magnétisme sexuel.

Rien à voir, tout du moins en termes de magnétisme sexuel, je lis les Commentaires sur la Société du spectacle de Guy Debord. (On n'est jamais aussi bien commenté que par soi-même.)

23 février 2024.– Des nuages (9°C). Labeur, encore, toujours… Deux pages de Debord, trois de Newman. L'un plus sexy que l'autre. Nouvelles acquisitions : Promenade dans un parc, DimensionsCalaferte, L'AncêtreJuan José Saer, Vie et mort de Guy DebordChristophe Bourseiller.

24 février 2024.– Quelques éclaircies, mais un temps de soleil disponible bien trop faible pour circonvenir nos besoins (11°C). Cette nuit, une sorte de fiesta furibarde dans ma rue. Au milieu des mélopées que j'ai devinées autotunées et des éclats de type « Nique sa mère, on s'en bat les couilles », impossible de trouver le sommeil. Il a fallu que j'élève ma belle voix de stentor pour que, sur les coups de quatre heures du matin, le calme revienne enfin dans le Landernau.

Après ces hostilités pour le moins festives, je n'ai dormi que trois heures et, ce matin, à mon vague réveil, j'ai dû subir une bonne petite crise de névralgie cervico-brachiale. J'ai, pour tout vous dire, bien du mal à tenir la mine avec laquelle j'écris les lignes faiblardes que vous êtes en train de lire. Bref, on ne va pas se plaindre, mais tout va mal.

Nonobstant ce qui précède, poursuivi La Vie extraordinaire d'un homme ordinaire de l'entité cool Newman Paul (soufrait-il de voisins encombrants et de névralgie cervico-brachiale ?). Newman et ses enfants (belles photos du clan), la mort de son fils Scott (par overdose, on imagine qu'il faisait souvent la fête), la politique et la trahison de Lyndon B. Johnson, une croisière croquignolette en Croatie avec Gore Vidal, son amour pour Joanne Woodward… Tout cela est certes très bien, mais on frôle parfois le ras de l'anecdote. On aurait aimé (enfin, j'aurais aimé) que Newman évoque un peu plus ses débuts de réalisateur, Rachel, Rachel et L'Influence des marguerites. Il le fait, un peu, mais pas assez. (Tout du moins, me semble-t-il.)

Grand retour du Monde : quand on supprime l'industrie, on supprime les ouvriers ; quand on industrialise l'agriculture, on supprime les paysans ; quand on supprime les paysans, on supprime un pays. Aujourd'hui, Emmanuel Macron avait ressorti sa chemise blanche et, devant les vaches et biquettes du Salon de l'Agriculture, il s'est pris plus que des œufs sur le coin du museau.

25 février 2024.– Temps nuageux et déprimant (11°C). Même si sur la fin il vire un poil au bancal pas vraiment peaufiné et au soupçon hagiographique, assez aimé le bouquin de Newman. Au-delà des anecdotes, de la vinaigrette philanthrope, des courses de grosses cylindrées et de l'alcoolisme embièré, il laisse deviner un type qui ne trichait pas trop avec les autres et encore moins avec lui-même, un type pas trop ramenard et foncièrement humain. En somme, le type que laissent deviner les trop rares films qu'il aura réalisés (Films que je place très haut dans mon petit panthéon cinématographique personnel). Newman derrière moi, failli poursuivre mes pérégrinations lectorales en enchaînant avec le lourd pavé Kafka de Reiner Stach. Finalement, cette somme biographique en deux volumes de plus de huit cents pages chacun attendra, je ne suis pas encore assez affûté pour m'attaquer à un tel massif. Pour patienter, je me contenterai du Vie et mort de Guy Debord du lymphatique triomphant Christophe Bourseiller. Tout de même quatre cents pages, mais le massif est plus jurassique… Lu trois chapitres après mon déjeuner qui s'est terminé de façon un peu tragique (pas de café, ma cafetière est tombée en panne). Le préambule est assez drôle. Bourseiller raconte un peu son enfance de lymphatique qui se sera politisé tout seul dans sa chambre. La suite – le vrai début de son entreprise biographique, l'enfance de Debord – n'offre rien de notable. Puis c'est la jeunesse du chef situ, le lettrisme et Saint-Germain-des-Prés. Pour l'instant, je n'apprends pas grand-chose de plus que ce que j'avais appris en lisant le Lipstick Traces de Greil Marcus. Cependant, je reste optimiste pour la suite et j'imagine que Bourseiller saura agiter de belles lanternes éclairantes dans les pages suivantes.

26 février 2024.– Ciel changeant, quelques belles soleillées (13°C). Cervicalgie tenace, taux d'inspiration faiblard. Ce matin, pour rester adhérent avec mes lectures, effectué une séance de psychogéographie dans les lieux affleurant mon modeste logis (où la lumière est toujours un peu basse). Au gré de ma courte dérive, me suis retrouvé dans ce parc où j'ai pris mes petites habitudes. Manque de pot, mon banc préféré, celui où j'aime poser mon modeste séant, avait presque totalement disparu ! En fait, il n'en restait plus que le squelette et aucune des lattes de bois. J’imagine qu'une rénovation est prévue (les rénovations nous tueront). Je me suis donc rabattu sur un autre banc. On ne m'y reprendra pas, celui-ci étant situé trop près des manèges et autres amusements pour mouflets et mouflettes, j'ai éprouvé bien du mal à trouver ne serait-ce qu'un semblant de concentration bien à même de soutenir ma modeste lecture. J'ai donc pris mes pénates et pris la direction du parc suivant tout en zigzaguant. Ce nouveau spot atteint, j'y ai dégotté un banc raisonnablement orienté et en tous les cas à l'abri des piaillements de la marmaille. Pour en revenir à ce qui devrait nous occuper vraiment – oui, je digresse un brin – c'est-à-dire la biographie de Guy Debord par Christophe Bourseiller, je ne peux que constater les limites de l'entreprise. L'opacité intime de Debord est telle que Bourseiller écrit davantage une histoire du situationnisme qu'une biographie collée aux basques du pape soulographe des dérives psychogéographiques.

Cet après-midi, lecture en toute quiétude, à l'abri entre les murs du cimetière. Continué le Debord de Bourseiller, parallèlement entamé Promenade dans un parc du Lyonnais Calaferte. S'agissant de ce recueil d'histoires courtes, on me parle de Kafka, j'ai plutôt pensé au Bernhard de L'Imitateur. Même esprit malaisant (et totalement raccord avec le lieu de ma lecture).

27 février 2024.– Bourrasques, petit air tempétueux (10°C). Enfant, j'étais un peu zinzin (je le suis toujours un peu). Ainsi, aux alentours de mes dix ans, il me prit l'idée pour le moins ludique de monter un orchestre de musique rock avec les peluches survivantes au tsunami de ma petite enfance. Malin comme j'étais (je le suis moins aujourd'hui), je baptisais bien vite mon ensemble musical d'un nom assez pindarique – imaginez les Rolling Lapnours ! – et le tour était joué. Bikini, le vieil ours brun au museau plein de paille, tambourinait, Barnabé, l'ours bleu électrique, tenait la guitare tandis que Bibo, le lapin – je me souviens encore de sa disparition dans un vide-ordures quelques années plus tard et j'en frémis encore – chantait et gambillait avec des inflexions pour le moins jaggériennes. Tout allait pour le mieux, mes Rolling Lapnours sautillaient à l'unisson, j'étais le seul maître de mon petit monde. L'année suivante, lassé par le rock’n’roll, je transformai ma petite troupe de peluches en un court aréopage de militants politiques. J'inventai pour elle un mouvement, le peluchisme, et un parti bien à même de propager la bonne parole, le PPL, le Parti des Peluches Libres. La doctrine de ce parti était un peu inquiétante, foncièrement anti-capitaliste, anti-impérialiste et anti-américaine. Mes peluches libres vivaient dans une contrée que j'avais réinventée, l'Atoll Bikini. Dans ce paradis collectiviste, il n'y avait plus de monnaie, le troc remplaçait les magasins et les voitures et autres véhicules motorisés étaient prohibés. L'ours Bikini et le lapin Bibo dirigeaient l'atoll après avoir été désignés par une sorte de conseil ouvrier révolutionnaire et tout semblait aller pour le mieux. En somme, j'avais inventé une contrée où d'ex-peluches rock star se seraient converties au marxisme-léninisme. En somme, j'avais inventé la Corée du Nord en mieux ! Vous avouerez que, comme je l’annonçais au début de ce petit texte faiblard, enfant, j’étais un peu zinzin… Tout cela pour vous dire que finalement, ce que j’aime le plus dans les débuts de Guy Debord, c’est le côté zinzin, les théories fumeuses (bien que parfois justes), le marxisme à la lorgnette, les exclusions, les « congrès » avec quatre personnes. Bref, des choses qu’un gamin de onze ans aurait pu inventer. Chez Debord, j’aime donc ça. J’aime aussi le côté margoulin, cette façon de savoir rester bourgeois tout en vivant aux crochets des autres (sa mère, Michèle Bernstein, Gérard Lebovici…). Quant au livre de Bourseiller, celui dont il devrait ici être question, il me convient parfaitement. La chronologie est respectée, tout est assez à sa place. Certaines choses que l’on connaissait sont rappelées et on en apprend d’autres. C’est vraiment pas mal, il y a du beau boulot de fait.

28 février 2024.Vent aigrelet (9°C). Une histoire assez torve de Calaferte. Nouvelle acquisition : Plaisir et lecture – José Cabanis.

29 février 2024. Beau temps frais (9°C). Le temps de soleil disponible enfle légèrement dans mon petit bout de jardin. Cet après-midi, après le labeur, j'ai même pu y effectuer un semblant de sieste qui m'aura certainement rechargé en vitamine D. Lu une histoire patibulaire de Calaferte. Rien d'autre.

1er mars 2024.Quasi beau temps (12°C). Un chapitre du Debord/Bourseiller (le compte bancaire russe de Guy-Ernest), deux pages de Calaferte (ça grince), trois lettres de Flaubert (qui enterre ses amis), quatre pages de l'ami Cioran (Cahiers que je n'ai toujours pas finis). Telles auront été mes lectures du jour. Rien (ou presque) :

La pluie pleut
le vent vente
l'eudémonologiste distribue du bonheur.

2 mars 2024. Temps maussade (14°C). Toujours plongé dans Vie et mort de Guy Debord de l'ami Bourseiller. Au risque de me répéter, c'est pour l'instant plus une histoire du situationnisme qu'une biographie de son supposé chef. Ses arpents un peu intimes, sa voix monocorde manquent un peu. L'ouvrage est certes assez bien réalisé ; l'apport de Debord et de sa petite bande aux folles journées de mai 1968 est, par exemple, rappelé avec moult détails. Mais pour tout dire, on se demande si Bourseiller n'est pas trop minutieux, trop scrupuleux, et on se demande même s'il ne bichonnerait pas un peu trop son affaire. On le préférait plus lymphatique, et sans dire qu'il n'aurait pas dû travailler son texte, on pourrait dire qu'il aurait dû moins le travailler et davantage le sentir (je sais, je suis paradoxal).

En complément, lu deux histoires de Calaferte. Rien de sautillant, je suis un peu dubitatif.

D'autre part, reçu le deuxième volume de mes considérations psychogéographiques d'intérieur que j'ai fait imprimer dans le but sournois de les diffuser en version tactile et, pour ainsi dire, palpable. Résultat : de nombreuses coquilles que je n'avais pas vues dans la version numérique. Là encore, il va falloir retravailler. Décidément, le travail nous en veut. Je préférerais un lymphatisme de bon aloi.

Du côté du Monde, ce drôle d'écho :

« Y'a pas la peine de s'emmerder. » – Emmanuel Macron

« Si nous sommes maîtres des mots que nous n'avons pas prononcés, nous devenons esclaves de ceux que nous avons laissé échapper. » – Winston Churchill.

3 mars 2024. Grand retour de l'hiver, froideur et même de la neige (3°C). Cervicalgie tenace, humeur maussade.

Bourseiller et bio Debord. Tout avançant et Mai 68 derrière nous, voilà le début d'une nouvelle décennie. L'Internationale situationniste s'autodissout, puis c'est la rencontre avec Gérard Lebovici, l'aventure des éditions Champ libre et les montagnes de mélancolie qui commencent à poindre sur l'horizon. C'est In girum imus nocte et consumimur igni, le plus beau film, et texte, de Debord. C'est la mort de Lebovici, abattu dans un parking, la dérive enivrée qui se transforme en polynévrite alcoolique, Arles (comme Van Gogh) et Bellevue-la-Montagne, l'inéluctable qui approche, qui est là, presque palpable.

Simple constat : finalement et après tout, Debord ne s'est jamais compromis avec le pire. Il n'a jamais été léniniste, stalinien, trotskiste, maoïste. Il n'a pas soutenu la Bande à Baader, les Brigades rouges et les mouvements de libération nationale. Disons qu'il aura su éviter les éléments spectaculaires et problématiques.

On peut penser ce que l'on veut de l’éthylique en chef Debord et de sa petite troupe de situs en goguette. Force est de constater que ces gens-là avaient le sens du dézingage. Pour preuve :

Aragon Louis – la gâteuse, renégat.
Buffet Bernard – affreux, image d'Épinal de la résignation.
Buñuel Luis – résigné stupide.
Cohn-Bendit Daniel – étudiant modérantiste.
Deleuze Gilles – argumentiste.
Duras Marguerite – tartine racornie de la déconfiture actuelle du milieu littéraire moderniste, jobarde, déchet.
Gagarine Youri – cosmonaute bureaucrate.
Glucksmann André – minus.
Godard Jean-Luc – enfant de Mao et du Coca-Cola, le plus con des Suisses pro-chinois.
Grass Günther – écrivain engagé, jobard social-démocrate.
Le Clézio J.-M. – figurant du décor des vacances.
Malraux André – épicerie fine esthétique, triste auteur, homme d'État.
Maspéro François – stalino-castriste, bureaucrate, con stalinien, maspérisateur.
Molotov – bureaucrate et cocktail.
Morin Edgar – louche, mauvaise foi, hostilité miséreuse, imbécilité artistique, argumentiste, planétiste, terriblement médiocre, versaillais de la culture.
Pauwels Louis – arriviste occulte, ordure.
Proudhon Pierre-Joseph – partisan de l'ordre, arriéré.
Robbe-Grillet Alain – image d'Épinal de la résignation, crétin, notable quantité d'importance nulle.
Russell Bertrand – particulièrement débile et superficiel.
Sartre Jean-Paul – bête, menteur, imbécile, marchandise avariée, charogne avancée, nullité, inqualifiable.
Trotsky Léon – homme d'État, salaud et imbécile.
Vidal-Naquet Pierre – pédant, néo-stalinien.
Vergès Jacques – stalinien, pro-chinois, islamisé sous le nom de Mourad, RÉPUGNANT.

(L'Internationale situationniste : Protagonistes, chronologie, bibliographie [avec un index des noms insultés] – Jean-Jacques Raspaud et Jean-Pierre Voyer)

4 mars 2024.– Large couverture nuageuse (9°C). Achevé la lecture du Debord/Bourseiller. Moins la politique est présente, plus l'intime se fait saillant. Debord est finalement un homme d'une autre époque, un bel esprit au style de vie aristocratique, un dandy qui ne touche jamais un téléphone, qui répugne à palper de l'argent, qui ne s'occupe absolument pas de l'entretien de ses maisons. En somme, un (anti)moderne profondément inclassable, un homme bien plus subtil qu'un militant, bien plus sautillant qu'un sectateur de concept. En tout cas, c'est cet homme-là qui transparaît dans les dernières pages du bouquin de Bourseiller et certainement pas le théoricien austère. Disons qu'il y a aussi une certaine émotion.

En complément et histoire de rester encore un peu avec Debord, lu ses Commentaires sur la Société du spectacle. C'est une sorte de notice explicative du spectaculaire intégré, cette nouvelle forme plus que moins néolibérale qui aura remplacé les deux autres formes de spectaculaire : le diffus (capitaliste) et le concentré (collectiviste). Le progressisme de nos temps étant ce qu'il est, c'est aujourd'hui un livre que d'aucuns pourraient trouver vaguement complotiste et confusément réactionnaire. Il n'en est rien, ou alors ce n'est pas si grave que ça. Ce qui compte ici, c'est le constat, résigné et mélancolique, de l'étendue des dégâts.

Les génuflexions devant le savoir absolu de l'informatique naissante tandis que ses contempteurs ignorent la lecture (qui exige un véritable jugement à toutes les lignes), la connaissance historique qui disparaît, l'ignorance organisée, le faux qui forme le goût, la conversation presque morte et la mort prochaine de ceux qui savaient parler. On a le droit de penser que, sur tous ces sujets, Debord avait raison avant l'heure légale. On a aussi le droit de penser que le progressisme a tort, puisqu'il est devenu l'un des éléments du désastre.

Rien à voir, ou presque. Court retour dans Les Mémorables de Maurice Martin du Gard. Beau portrait d'Eugène Marsan. La gentillesse même, ce qui ne lasse pas d'étonner pour un aussi grand zélateur de Charles Maurras.

5 mars 2024.– Une éclaircie trop tardive (9°C). Quelques soucis domestiques… enfin, plutôt quelques soucis de voisinage… Le voisin nous en veut.

Commentaires sur la société du spectacle : au milieu du flux débordien, quelques belles intuitions, et puis cette citation d'Arthur Cravan : « Dans la rue, on ne verra bientôt plus que des artistes, et on aura toutes les peines du monde à trouver un homme. »

Tout étant dans tout et tout formant parfois un drôle d'écho, je poursuis ma dérive lectorale en retournant dans les Exorcismes spirituels de Philippe Muray. (Muray n'est certes pas vraiment débordien, ou même pas du tout, mais la citation de Cravan aurait pu être de lui.)

Belles pages sur Soutine, qui peignait comme « on en vient aux mains », ses exagérations, ses grossissements qui le font passer du côté du « je », du côté de la littérature, du côté de Céline. Voilà Louis-Ferdinand Soutine !

Un beau dézinguage du cinéma pelucheux animaliste, Le Grand Bleu, L’Ours et Max mon amour. Papier réjouissant initialement paru dans Globe, l'organe officiel du mitterrandisme.



To be continued.