Au fil de l'eau

Publié le 19 août 2008 par Sammy Fisher Jr
Alors voilà, Paroles plurielles c'est donc vraiment fini. C'est dommage, mais pas trop triste, il faut bien que les choses aient un début et une fin. Et le blog reste en ligne pour pouvoir retrouver les anciens textes et les anciennes consignes, ce qui représente une source d'inspiration assez conséquente : je n'ai fait que 14 consignes sur les 72 proposées depuis la création du site, il m'en reste donc... euh... un certain nombre à (re)découvrir de temps en temps.
C'est ce que j'ai fait cet été, en exhumant (pendant la sieste) d'un tiroir virtuel la consigne n°55, qui m'avait vaguement inspiré à l'époque, mais sans doute pas plus que ça, puisque je n'en avais rien fait ; toujours le même principe : une photo et une phrase. Cette fois là, il s'agissait de la phrase de fin : "Il lui donna solennellement les clefs de la maison."

Il s'accouda à la barrière rouillée et laissa son regard errer jusqu'au fleuve en contrebas, au-delà du quai en friche où l'herbe gagnait sur les pavés. A ses pieds, quelques marches usées, encadrées par deux rambardes qui ne pouvaient dissimuler l'atteinte des années, se donnaient encore de faux airs d'utilité.
Il était en avance, et cette pensée le fit sourire. Après toutes ces années sans avoir revu la maison, il se rendait compte qu'il était capable de se remémorer le moindre des détails de sa façade bourgeoise. Bien qu'il lui tournât le dos, il voyait se dresser à nouveau devant lui son portail hautain, ses fenêtres hostiles, ses sévères balcons de fer forgé. La vie prend parfois de bien étranges détours, comme autant de raccourcis vers le passé. La dernière fois, il avait pensé se jeter dans ce fleuve qui roulait ses eaux toujours indifférentes. La dernière fois, il était jeune et sans le sou, et on lui avait clairement fait comprendre qu'il n'était pas, pour mademoiselle Charlotte, le mari idéal.
Et aujourd'hui, en cet automne de sa vie, le notable de Rouen qu'il était devenu, le notaire installé depuis plusieurs décennies qui comptait parmi ses clients la plupart des fortunes locales, s'était déplacé en personne sur le lieu de son amour perdu, peut-être pour mieux se rendre compte du temps écoulé, peut-être pour éprouver sa nostalgie ; en ce début d'octobre frileux, lui-même ne le savait pas vraiment.
Il fut interrompu dans ses réflexions par l'arrivée bruyante de l'acheteur, jeune cadre trop dynamique venu de Paris. Il ne répondit pas à ses considérations météorologiques, se contentant du demi-sourire de celui qui est pressé d'en finir avec une formalité ennuyeuse. Il traversa la chaussée à pas pesants, serra la main de son client. Encore quelques papiers à signer et ce fut bon. Il lui donna solennellement les clefs de la maison.