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Entre cendres et bris de verre, suivre le chevreuil

Publié le 30 août 2023 par Comment7
Entre cendres et bris de verre, suivre le chevreuil

Fil narratif de médiation culturelle à partir de : Rein Dool, Wantijpark (Dordrecht), Fondation Custodia – Laura Lamiel, Du miel sur le couteau, Palais de Tokyo – John Zorn, Kristallnacht, Eva Records – Isabelle Stengers, Apprendre à bien parler des sciences. La vierge et le neutrino, Empêcheurs de penser en rond – Claude Simon, L’acacia, Editions de Minuit, – un chevreuil, des souvenirs, du vin…

Entre cendres et bris de verre, suivre le chevreuil

« Je ne bouge pas, il reste. Il m’ignore ou m’adopte. On cohabite. On rumine chacun dans son coin. Mais ensemble. Je romps l’équilibre, je tends la main, à peine, une invite timide, je l’appelle, en murmurant, « allez, viens, gamin », il redresse la tête, me toise atterré, l’air de ne pas y croire, chevreuil sauvage à nouveau et détale, ventre à terre, bondit par-dessus la clôture pourrie, franchit la clairière, déjà en haut du talus, et hop entre les troncs, dans la forêt. » En un éclair, il est passé du domestique à l’indomptable, de la nonchalance à la charge vive, de l’occupation du terrain à la retraite accélérée. Le regard paniqué, la posture offensive de bélier, le placement des pattes et sabots, quelque chose le ramène aux chevaux dans la bataille d’Uccello (dont une reproduction sur bois, vernie, effectuée par la galerie Sisley, rue Saint-Jean à Bruxelles en 1977, a longtemps orné son bureau). Cet effarement animal face à la folie humaine, l’affolement des membres dans la mêlée meurtrière, le désespoir des poitrails qui cherchent à s’extirper tout en fonçant dans le tas et que, pour d’autres batailles, d’autres époques, Claude Simon a su si bien saisir, de l’intérieur de la mêlée meurtrière, innommable boucherie que le chevreuil associe à l’humain : « … ce sont des ombres encore pâles et transparentes de chevaux sur le sol, un peu en avant sur la droite, tellement distendues par les premiers rayons du soleil qu’elles semblent bouger sans avancer, comme montées sur des échasses, soulevant leurs jambes étirées de sauterelles et les reposant pour ainsi dire au même endroit comme un animal fantastique qui mimerait sur place les mouvements de la marche, la longue colonne des cavaliers battant en retraite… » (p.89). 

Depuis la terrasse, son regard balaie la tapisserie végétale, traquant l’indice de l’animal caché, s’attardant, en l’air, sur les vastes ombelles d’aralia, en plein envol, au-dessus du feuillage palmé.

Dessiner, croquis fœtal exhumé

Un escalier en marbre. Une niche avec un vrai bouquet de fleurs, singulier, aux couleurs vives (pas de ces décorations florales sans âmes, passe-partout). Là tout près, une petite salle, un écran, un film. Un vieillard raconte. Il semble être là, vraiment, en direct. « Je suis dans la nature, je suis dans le paysage, je regarde, j’observe, j’écoute, j’ai du papier, un crayon, je dessine ce que je vois, je fais partie du paysage, je suis avec, pas devant, j’ai toujours fait ça, c’est ce que j’ai toujours voulu faire, je continue, je ne cesse de le faire, c’est sans fin. » Ah cette musique de l’intemporel ! Cela lui fait l’effet d’un mec qui raconte sa recette pour vivre éternellement, une activité sans fin, ne jamais mourir ou plutôt rejoindre la mort sans interrompre ce qu’il fait  depuis toujours, comme si de rien n’était. Et cela le ramène à son propre passé, particulièrement ces périodes enragées, faméliques, où il cherchait « sa » voie, enfin, une voie, et précisément, dès adolescent, il cheminait dans les bois, les champs, les villages, une farde sous le bras, s’asseyait sur un talus, un tronc d’arbre, un muret en pierres, n’importe où, ouvrait la grande farde, sortait le papier, une belle grande feuille blanche, épaisse, granuleuse, un vrai tissu, son crayon surgissait dans sa main, et il dessinait ce qu’il voyait, inlassablement, petits traits après petits traits. Tissant les lignes. Dans le vide, à partir de rien (n’ayant jamais appris, exerçant ses neurones à transmettre à la main la capacité de tracer en lignes ce que l’œil capture). Au milieu du blanc quelques cellules du paysage s’installaient. Croquis fœtal. Ca le rassurait, il s’y projetait, il habitait ce hameau esquissé, ces roches cernées d’arbres, ce sentier entre ombellifères et pâtures clôturées. Ca lui fabriquait un ancrage, dans le vide. Tous les petits gestes par quoi importe le dessin, tous les infimes mouvements nerveux, cérébraux, qui rendent possible la représentation de ce qui est vu, tous ces efforts faisaient surgir sur le papier vierge comme les filaments, les sédiments, les débuts d’une île où s’installer. Une pratique insulaire. Il est surpris de constater que ses ébauches d’alors ont un air de famille avec les premiers dessins du vieux sage qui parle dans la télé et sont exposés dans les salles contigües. « Moi aussi, j’aurais pu m’inscrire dans ce processus, y trouver refuge, persévérer, et comme lui – Rein Dool -, vieillir, mais jamais mourir, toujours dessiner, faire jaillir quelque chose ? » Rein Dool n’a jamais arrêté, son œil et sa technique sont devenues remarquables, uniques. « A quoi serais-je arrivé si je n’avais cessé de m’exercer, de pratiquer ? » Il s’émerveille surtout- et un moment s’oublie, perd la notion de lieu et de temps, perdu dans les images qui l’absorbent, que ses yeux dévorent – devant une série de grands fusains. Des paysages familiers, des parcs, des routes, des prairies, bien identifiés dans le territoire habité par l’artiste (des sites qu’il a en quelque sorte tout le temps en tête, qui font partie de lui). On pourrait, à la limite, aller les voir encore, en vrai, comparer le modèle et l’œuvre. Mais ce n’est pas important. Ce qui compte est l’interpénétration de ces matières-paysages avec le matériau mental de l’artiste, à partir de quoi, dessinant ce qu’il y a dehors devant lui, il représente en miroir des configurations neuronales. 

Lire dans la cendre froide

En fait, sa première impression en apercevant ces grands cadres, élargissant infiniment la petite salle où ils sont accrochés, est tactile, il se souvient d’un toucher, le plaisir qu’il avait, lors d’errances en forêt, quand il trouvait les restes d’un bivouac de forestiers, de plonger les mains dans l’amas de cendre fines, douces, froides, parfois encore légèrement tièdes. Pistant quelque chose, quoi ? Ca le laissait songeur, un flux d’images indéfinies engourdissait, éparpillait sa conscience, regardant la cendre légère glisser entre ses doigts. C’est de ce flux que, pour lui, revient ce fusain délicat, précis, tremblé, charnel, une myriade de cellules grises qui vibrent, se tiennent coites en lévitation, dans le vide, figurent le parc des pensées végétales de l’artiste. L’image crépite telle une apparition extraterrestre dans un écran de télévision brasillant de neige. Et puis un autre paysage, encore un autre, une série. A la manière de ces gigantesques vols d’étourneaux qui dessinent des formes changeantes, immobiles puis brusquement dispersées, se reconstituant ailleurs, mourant et ressuscitant. Chaque tableau serait une recomposition du précédent, une réorganisation de tous les points et traits noirs et blancs qui composent les autres dessins. 

Il pâlit, admire, frémit, et se dit qu’avec le gris ouateux de ces images, il a un rendez-vous particulier avec l’au-delà, la mort. Tout devient cendre. Chaque image, à l’instar des vitraux qui conduisent la dévotion vers les cieux, lui offre un passage poudreux vers ces confins où l’être se dissout, son imaginaire se dématérialisant, projeté dans le néant. Chaque image comme lieu idéal où être dispersé, enseveli dans le vivant, décor aussi immuable que gravé sur un marbre funéraire.

Quelle étrange sérénité l’étreint dans l’étroit cabinet orné des grands fusains – libres de toute présence -, il se surprend à murmurer « j’aimerais une chambre mortuaire semblable à celle-ci » !

Les paysages urnes funéraires, sans lui

Ces paysages sont désertiques. L’immense parc, nature artificielle regagnée par le sauvage, vaste scénographie symbolique, signifiant autre chose que ce que l’on voit. Trouble. Inquiétant. Sur l’eau, les nénuphars dérivent en galaxie éteinte, remontée des fonds vaseux, égarée. (Précisément, il avait, dans sa jeunesse, à multiple reprises, dessiné les constellations de nénuphars le long des berges du canal où il vagabondait avec son chien. Des dizaines d’années plus tard, repassant là à vélo, il les avait revus, abîmés, presque coulés, vision de son cosmos érodé.) C’est même plus que cela : ils se sont arrangés pour qu’il n’y ait plus jamais le moindre humain venant les perturber. Ils sont sanctuarisés, inviolables. Les dessins les montrent après l’éviction de l’homme, de la femme. Comment ils nous survivent. Ils dégagent une mélancolie puissante, muette, dévorante, rejoignent ses pensées anxiogènes dans lesquelles, noué, oppressé, tout ce qui l’entoure, tout ce en quoi il est engagé, les échanges lui procurant une continuité, le préservant en une durée illusoire, les proches, les objets, les vivants, tout cela continue sans lui, devient autre chose, ne garde aucune trace de son passage.

La beauté, le plaisir devant les fusains se muent en malaise, pour ne pas dire souffrance, confondue avec la qualité d’une émotion esthétique rare, exigeante, souffrance de se projeter dans ce genre de paysages qu’il aime embrasser, et qu’il découvre tels qu’ils seront quand lui ne sera plus, dès lors déjà complètement hermétiques, hostiles.

Le chevreuil en son île probable

Le chevreuil n’a pas fui bien loin. Il lui semble qu’il reste là, derrière les troncs, à l’observer. Depuis l’intérieur d’une île qu’il s’invente. Son regard à l’affût comme derrière le faisceau désorganisé de lances dans la peinture d’Uccello. L’animal attend pour revenir. Le jardin fait partie de son territoire. Il s’est approprié le potager. Cherchant à débusquer, à entrer en communication à distance avec le regard cervidé, pas localisable, diffus dans le feuillage, dans la trame de la lisière, le revoilà aux heures contemplatives face aux berges des îles mosanes, à rêver la vie sur ces territoires clos, préservés, protégés par le courant du fleuve (toute sa vie a-t-elle cherché autre chose qu’à prolonger ces heures originelles de contemplation, dérivant autour de l’île sauvage, sur son petit canot pneumatique ? La seule fois qu’il tenta l’aventure d’y accoster, entraîné dans une série d’accidents absurdes de Robinson improvisé, il aurait péri si un pêcheur en barque ne l’avait secouru, l’île lui intimant ainsi de rester à distance.)

Glacier dans les entrailles muséales

Avec les gorgées espacées du vin fruité, excitant le mystère d’avaler le terroir par les racines de mêler ses papilles à ses levures et fermentations, il amadoue ce malaise consubstantiel à sa manière de respirer et dont il avait pris conscience de façon aigüe, lors de l’élan passionné au cœur des vastes paysage-fusain de Rein Dool. Il cherche un autre souvenir à ronger tout en dégustant le pinard, tout en gardant un œil vers la cache probable du chevreuil. D’une œuvre à une autre. D’une émotion esthétique à une autre. De révélation en révélation. Dans cet espace-temps singulier où, avec le recul, les images des œuvres vues, digérées, organicisées, s’amalgament avec tout ce que le corps produit en propre, à partir de ses propres ressources, chimiques, symboliques. Il retrouve « Du miel sur un couteau » de Laura Lamiel. Plus exactement des traces, approximatives d’abord, de la rencontre avec cette œuvre, comment, à partir d’elle, ses neurones, toutes ses cellules, ont produit de la subjectivité. C’était dans une cave, des entrailles de bêton espacées de colonnes carrées, corrodées, bêton malade d’être confiné si longtemps dans l’obscurité. Ca scintillait et crissait, un glacier souterrain affleurant dans les catacombes muséales, où boire l’oubli (effacer toutes les œuvre ingurgitées, setup puis page blanche) ou retrouver la mémoire (de toutes les œuvres vues et retenues, combinées en une seule, hybride, monstrueuse, sans limite connue, devenue chose autonome). La possibilité d’une renaissance : c’est ce qu’il avait éprouvé quelques fois face à des étendues étouffantes de sel scintillant, d’y être promis à formidable dessiccation radicale, avant de se repenser, vierge, purifié, ramené à l’essentiel de lui-même, son idée.

Fusain et bris de verre en miroir

L’étendue avait la même solitude minérale, pétrifiée, des vastes fusains vus peu avant (sa pensée y errait encore, ils avaient quelque chose de labyrinthique, retenant et égarant l’imaginaire, elle y erre toujours, depuis, d’une façon ou d’une autre, s’y embaumant, poursuivant son désir de s’y ). Avant tout, dans l’un et l’autre cas, il y avait le tissage patient de milliers de petits gestes humains, rien de machinique, plutôt la passion du relationnel entre les choses. Ce qui se révélait être, à l’approche, un épais tapis de verre brisé – nombre incalculables, se dit-il, de verres cassés, évoquant l’au-delà de la soif, de l’ivresse – manifestait l’intention de dessiner aussi un paysage, petite touche après petite touche, choix obsessionnel d’objets en verre à briser, constitués en collection, établissement du protocole du bris à effectuer en série, les brisures sonores se plantant dans l’ouïe, poignée de verre pilé après l’autre, entassées puis ratissées, comme le gravier d’un jardin japonais. Chaque geste de l’installation effectué avec le même soin, la même précision que l’apposition du fusain sur le papier et, chaque vibration de la main maniant le bois calciné, saisissant et copiant une à une chaque particule du paysage, par petites touches chirurgicales, ne les inoculant pas simplement telles quelles dans le papier, mais les éclatant, révélant du parc végétal, calme, reposant, une mosaïque abyssale d’infimes cristaux charbonneux lacérés, inquiétants, tenus ensemble par magie et pouvant, tout aussi bien, d’un coup, se désolidariser, disparaître, retourner au néant. D’où le caractère qu’il leur avait maladroitement attribué de « paysages de la mort ».

Installation et sédimentation, texture et concept

Il y avait là l’effet d’une accumulation lente – la lenteur du glacier -, de gestes, de préoccupations, de recherches et projections d’une seule et personne exposée, de tout le possible incommensurable que ces gestes, préoccupation, recherches et projections dégageaient, concrètement, virtuellement. Il y avait, dans ces amas de cristaux dérivant immobiles, les détours énigmatiques qui relient des héritages culturels éloignés – ceux des imaginaires immémoriaux, ceux des objets usuels banals, des pratiques « vulgaires » – à travers notamment des lectures de textes qui, une fois absorbées, font leur chemin, se transforment en images, en tropismes, en zones transfrontalières ente dedans et dehors, soi et l’autre, toute une géographie organique de textes nourriciers attestée par les références littéraires égrenées dans l’exposition, depuis, dès l’entrée, les mots de Nathalie Sarraute, « Vous les entendez ? ». (Mais aussi – parce que les souvenirs de cette installation en particulier s’enrichissent d’autres images, d’autres sons, d’autres mots captés dans son entourage, en d’autres points de l’exposition, se rapportant à d’autres œuvres mais relevant des mêmes pratiques -, la mise en abîme en plan fixe, large, d’une plage de grand fleuve indien où vaquent d’innombrables silhouettes personnes femmes, enfants, animaux, comme au ralenti, mouvements d’activités balnéaires, comme perdus dans l’espace, multitude anarchique mise en résonance avec le Barbare en Asie de Michaux ; ou un labyrinthe visuel et syntaxique de livres imprégnées de couleurs rouges, briques livresques et phrases écrites sur un miroir, mimant une relation singulière aux livres de Roussel, monument composite à l’art de la lecture en fait jamais prévisible, pratique guidée par des conventions intimes, des axes de recherche, des associations, de l’intertexte, bref un « comment j’ai lu certains de mes livres » en reflet au « comment j’ai écrit certains de mes livres », mise en abîme de la relation au texte.) L’artiste glanait et collectait lentement l’hétérogénéité de ses matériaux artistiques, externes et internes, au quotidien, les malaxant, malaxant l’hétérogène, se laissant malaxer en retour. (La création artistique incluant ici une similitude avec la création de concepts, on pourrait qualifier ce malaxage mutuel avec les mots de Stengers concernant philosophie et concept : « Il s’agit d’une tentative de faire passer ce que « fait » un concept, en tant qu’il existe, à celui qui le crée. De faire passer ceci que le concept crée le philosophe alors même que le philosophe crée des concepts, ne cesse de le remanier, d’en changer. » p.142) Ce réemploi de matières éparses, ayant déjà vécu, dans la recherche d’autre chose, de quelque chose de neuf, de différent produit cet effet rétrospectif magnétique, la sensation d’accoster la trace profonde d’une vie longue, largement écoulée, multiple et cristallisée –  ayant intégré les sédiments d’autres vies à force d’être montrée et regardée – qui n’est plus que broyage de miroirs épais, écailles de glace, de ce qui est derrière soi, advenu, réfléchi à l’infini dans cette lave de boules à facettes compilées, étalées, figées, mortes. Plaisir trouble de voir une traîne de vie, ainsi, brillante, toute de strass aiguisée, figée. Dépouillée. Aussi merveilleux que de trouver dans les bois ou les herbes la mue d’un serpent : ici le vestige, la peau abandonnée, fascinante, la vraie vie, recommencée, à présent ailleurs, insaisissable.

Fracas aveuglant et vague revenue de nulle part

C’était une plage carrée, aveuglante, dans le noir de la cave. 

Il revit un choc, la secousse électrique, spasmodique, de la première écoute de Kristallnacht de John Zorn, en 1993. Le genre de coup, d’implosion des fluides internes, où le cerveau semble partir en feu d’artifice, où tout semble rompre, se mélanger, se brouiller, le cortex liquéfié, métal brûlant, circuits fondus. Le musicien avait su déchaîner de l’inaudible agressif, – pas de la musique, pas du bruit, une matière sonore ulcérée – et pendant quelques secondes hébétées, toutes les facultés d’entendre soudain cramées, se déconnectant alors, paniquées, pour se préserver – fuyant à la manière du chevreuil . Cela pour faire éprouver et non plus entendre de façon civilisée, l’absolue horreur de ce broyage totalitaire de ténèbres cristallines. Le choc lui revient comme un caillot de silence convulsé, traumatisé, comateux, de l’étoupe qui bloque les poumons, alors qu’il se dirige vers la plage luminescente. (Plus exactement, les œuvres s’impriment en lui et coexistent dès lors, continuent leur vie en parallèle, parfois se croisent, s’hybrident, mais ne cessent de s’y produire, d’y renouveler les effets originelles de leur impact, la secousse de Kristallnacht est en lui, à jamais.) Mais ce n’est pas ça qui est montré là. Pas une évocation de ça. Il en a vite l’intuition. Il va vers tout autre chose. Il cherche à identifier ce qui l’attend, cela participe du jeu avec l’œuvre, le terrain d’approches, ses devinettes, ses embûches. Dans le meilleur des cas, le rayonnement de l’œuvre désarme ses attentes, ce qu’il connaît déjà, ce qu’il croit reconnaître. Il cherche à stimuler la « connaissance intuitive » de ce vers quoi il se dirige. « « Ne pas avoir la moindre notion de… » ne signifie pas alors un manque de connaissance, mais plutôt l’absence de toute possibilité de se situer par rapport à quelque chose, d’engager ce quelque chose dans un rapport quelconque. » (Stengers. P.140. Il ouvre des possibilités, il prépare la possibilité d’un rapport au quelque chose qui vient, en passant par une grande variété de ce que cette chose lui évoque. Sans filtre. Le traversent le souvenir de marches nocturnes sous une pleine lune hivernale dans une couche épaisse de neiges fondantes en train de regeler, maladroit, regard vers le ciel étoilé, buée de sa respiration, affolé d’être seul, pensant au corps chaud de son amie dont il est sans nouvelle ; ou celui de ses pas dépités, désorientés, ne sachant plus où se poser, au petit matin, mal éveillé, en compagnie de flics, dans une médiathèque vandalisée pendant la nuit, vitres pulvérisées, disques répandus, hors de leurs pochettes, livres dispersés grands ouverts, vaisselles cassées, sièges culbutés, tiroirs vidés au sol, armoires fouillées, coffre défoncé, contenu des poubelles dispersé, bureaux renversés, son lieu de travail, de médiation avec les publics, violé, nié. Mais pas ça non plus.

Il cligne des yeux. Pas seulement pour se protéger mais pour mieux profiter d’une luminosité extraordinaire (ou surnaturelle ?). Exactement comme, flottant et oscillant au gré des vagues de l’Atlantique portugais, soulevé voluptueusement, puis aspiré par en-dessous, par le fond, chahuté, emporté comme fétu de paille dans l’eau et le sel, dépossédé de toute autonomie, rompu par le rouleau d’eau le roulant au final dans le sable, les coquillages et les algues, puis se retirant, le laissant émerger près du rivage, perdu et heureux dans une mare bouillonnante, secoué, ébloui par l’écume scintillante lui brûlant les yeux, s’engouffrant sous ses paupières, sous sa peau. 

Processus archéologique

Bien entendu, il n’a pas eu conscience de toutes ces images, linéairement, à l’instant même où il avançait dans les caves du Palais de Tokyo, ouvertes pour la première fois (et ce pour éviter d’utiliser leur grande verrière, cela s’inscrivant dans l’adaptation au changement climatique). Les germes de tout ça ont bien été semé, durant les quelques minutes où il avance, émerveillé par ce qu’il aperçoit au loin. Mais ils ont levé lentement, au fil des années suivantes et ce qu’ils contenaient, il ne le découvre qu’après, en ressassant, en se rappelant, pratiquant l’archéologie de ses sensations (sans quoi toute pratique culturelle est vide, caricaturale et facilement manipulable). En creusant ce qui lui a traversé l’esprit dès le premier coup d’œil, en prenant dès la première impression, lointaine, approximative, ce que lui a inspiré l’œuvre, à tort et à travers, effectuant la topographie du terrain d’approche. Il prend le temps de se replonger là-dedans, d’en ouvrir tous les plis, remplissant son verre au BIB de rouge, sirotant, toujours dilué un peu plus dans la fabulation de son terroir, guettant le chevreuil à la lisière de son île.

Débris enchantés et maléfiques d’orgasmes extralucides

Happé par cette brillance mémorielle qui attire ses pas, son regard capte des signaux d’alerte, diffus. Des éclats. Il pressent du coupant, du blessant, non identifié, non localisé, noyé dans l’écume étincelante. Un contraste qui ne lui est pas étranger, associé à de brèves extases foudroyantes, rares. Douceur sublime et tranchant acéré, confondus. Ce qui l’engage dans la prémonition qu’il va revoir quelque chose qu’il a très envie de revoir, excité et pourtant impuissant à dire de quoi il s’agit. Il avance. Il s’attend à retrouver quelque chose d’inattendu, qu’il aurait largué, perdu, sans s’en rendre compte, qui aurait été produit par tout ce qu’il a vécu, en serait la quintessence et l’explication, aussi. Comme de tomber sur une progéniture merveilleuse qu’il ignorerait avoir engendrée et le placerait dans une nouvelle lignée, différente, parallèle, mutante. La surface réfléchissante, séminale, semble conserver, comme des trophées, les flash aveuglant de certains orgasmes les plus bouleversants, survenant en pleine déréliction béate d’être submergé-e-s par ce qui emporte vers l’inconnu, les deux corps pénétrés et sans frontières, ne sachant plus qui est qui, fulgurances déconnectées de tout, brèves absences totales où illumination et ténèbres copulent, l’hypersensibilité virant vers l’insensibilité, les sens saturés, explosés en plein vol, la volupté avalée à plein poumon comme un poison fatal. Pas précisément l’ultime de l’orgasme – abandon, délivrance, résignation – mais toutes les dépenses physiques et mentales pour y arriver, s’y maintenir à deux le plus longtemps possible, détachés de tout, dans le vide, luttant contre la fin, se démenant pour déjà répéter ce qui vient, rejeter le calice de l’assouvissement, rusant, convoquant des techniques, affolé-e-s, cherchant à inventer d’autres passages, d’autres passes. Transfigurés, extralucides. Mais il faut se rendre, s’effondrer, au risque de se vider irrémédiablement. De la caresse aux griffes, des halètements sensuels aux crissements éperdus, poumons vidés, cœurs rompus. L’air manque, les chairs partagées criblées de flèches acérées, s’étant avancé trop loin, ayant présumé de leur force. Icare amoureux, brûlés, ils s’enlacent, yeux fermés, pour amortir la chute, perte de conscience, se réveillant des heures plus tard, toujours étreints, sonnés et béats, avec juste des souvenirs approximatifs.

« D’où viennent les feux de ces orgasmes lointains, passés, en cette couche de verres broyés ? » Entre matelas de plumes d’anges étincelantes et couche de fakir.

Il s’agenouille. Le tapis de tessons transparents – et qui parfois évoque une couche de glace amollie puis regelée en fin d’hiver ou une déferlante de grêlons sur le macadam chaud en été –  charrie lames, couteux, ciseaux, porte-plumes, vis, clous, un vaste lot d’armes précaires, discrètes, pour se défendre contre le vide, percer, trancher, crever, éventrer ce qui peut étouffer ou réduire au silence. Il y a aussi, insolites, une moisson abondante de capsules métalliques, préservées ou aplaties, ayant contenu du gaz hilarant, attestant de la pratique d’euphories artificielles, éphémères et sommaires, goulées paradisiaques succinctes et addictives, comme autant de vestiges de libation sordides à la grande jouissance perdue. A la surface, surnagent différents contenants métalliques, pièces de mécanismes démantibulés, gobelets et coupelles d’argent rappellant la vaisselle liturgique dans laquelle, enfant de chœur, il regardait le curé boire le « sang du Christ ». Les vestiges et rebuts d’un grand rite de la jouissance masquée et de ce que l’on cherche à lui substituer, petits bonheurs, volatilisés, éparpillés. 

Un miroir intact, quasi invisible, feuille molle et souple – il doute qu’il y en ait vraiment un – traverse l’espace et introduit le trouble quant aux limites de ce qui se montre-là, perturbe les confrontations entre l’unique et le multiple, l’ici et l’ailleurs, le réel et la fiction. Est-ce un dispositif télescopique captant les images d’une galaxie de verre lointaine ? Une chaise chancelante – ou deux, plusieurs ? – avec fils électrique et néon vertical, assoit en l’air le point du chavirement, de la perte d’équilibre mise en suspens sur deux pieds. Sur son plateau incliné, un alignement de scalpels, en glissade immobilisée. (Et toujours dans le champ le gardien d’origine africaine.)

En avant, sur une planche, bien rangée, une panoplie d’instruments : stylets usagés, couteaux, canif, compas rouillés, lunettes, verre à briser, limes, rasoir, capsules aplaties, cuillères. Tout est à disposition, invitation à choisir son outil pour intervenir, sonder, autopsier la matière du glacier écoulée.

S’éloigner de son sujet en dérivations elliptiques

L’esprit un peu étourdi par cette reconstitution d’une scène du passé, par la profusion des fragments que sa mémoire a réussi à recoller, l’impression a posteriori d’avoir abrité plusieurs vies parallèles, tressées. Fatigué, son esprit erre, sans plus d’attache, se délie, s’évade comme par une de ses ouvertures célestes quand, marchant dans un sentier encaissé, les plantes et les branches dessinent, en bordure du champ surélevé, un soupirail vers le vide, les nuages, une fenêtre vers du vierge. Il rêvasse sans plus relier entre elles les images qu’il traverse, flottantes, désolidarisées – un parc noir et blanc, pétrifié, l’écume d’une vague, un fracas assourdissant et mutique, un sol couvert de bris de verre, des salines étincelantes à couper le souffle, la parure abandonnée par un serpent invisible, le bruit nocturne de ses bottines dans la neige gelée, une coulée d’éclats micacés qui auraient conservé les éclats de certains orgasmes, un fouillis de cellophane plaqué chiffonné sur le corps nu d’une actrice porno, des couteaux, des lames, du miel -, jetant autour de lui des regard semblables à celui du chevreuil fuyant se réfugier sur son île, cavalant mais au ralenti, s’extirpant de la bataille.

Pierre Hemptinne

Entre cendres et bris de verre, suivre le chevreuil
Entre cendres et bris de verre, suivre le chevreuil
Entre cendres et bris de verre, suivre le chevreuil
Entre cendres et bris de verre, suivre le chevreuil
Entre cendres et bris de verre, suivre le chevreuil
Entre cendres et bris de verre, suivre le chevreuil
Entre cendres et bris de verre, suivre le chevreuil
Entre cendres et bris de verre, suivre le chevreuil
Entre cendres et bris de verre, suivre le chevreuil
Entre cendres et bris de verre, suivre le chevreuil
Entre cendres et bris de verre, suivre le chevreuil
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Entre cendres et bris de verre, suivre le chevreuil
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