Aujourd’hui, je vous propose une intéressante histoire de dérives comme les administrations françaises en sont régulièrement capables.
Ici, il aurait été facile d’évoquer la SNCF, véritable épave de ce que fut, un jour, le transport ferroviaire en France : les derniers déboires d’un train qui (pas de bol) convoyait un ministraillon républicain – et qui a donc pu se rendre compte de l’étendue des dégâts de ce service public – suffiraient assurément à alimenter plusieurs chroniques.
Cependant, on évitera pour une fois de taper sur les désastres industriels habituels – ici, on entend distinctement Bruno Le Maire pousser un petit soupir de soulagement – pour évoquer celui, plus discret mais pas moins consternant, de la Bibliothèque Nationale de France (BNF) dont la principale mission est d’assurer la gestion du dépôt légal, pour un coquet budget de près de 240 millions d’euros.
Pour rappel, ce “dépôt légal” est, comme l’explique un récent article du Point, une obligation légale imposée aux producteurs ou diffuseurs de produits de déposer à la BNF un ou plusieurs exemplaires des documents qu’ils produisent ou diffusent, afin de s’ajouter à la collection patrimoniale française. Cela couvre bien sûr les journaux et magasines, les livres, les films, les photos et même les sites web : dès que la diffusion dépasse un cadre restreint (typiquement, celui de la famille de l’auteur), le dépôt légal s’applique…
Cependant, ce dépôt légal n’est plus ce qu’il a été. Ces dernières années ont été et persistent à être rudes sur la BNF.
En effet, avec la possibilité donnée à tout internaute d’écrire puis d’éditer, rapidement, un ouvrage papier avec vente(s) à la clef, la production d’ouvrage français a véritablement explosé ces deux dernières décennies. On ne compte plus le nombre de sites dédiés à l’accompagnement des futurs auteurs dans leur publication d’ouvrages : Coollibri, The Book Edition, Lulu, et bien sûr Amazon On Demand (liste non exhaustive, loin s’en faut), le futur auteur n’a que l’embarras du choix.
Et justement, avec une telle production, le respect de ce dépôt légal devient de plus en plus disparate : ainsi, en 2016, selon ses propres chiffres, la BNF avait par exemple reçu au maximum 10 000 des 23 552 livres imprimés proposés sur le CreateSpace d’Amazon. Autrement dit, des (dizaines de) milliers d’ouvrages n’ont donc pas été versés à la collection nationale, rien qu’au travers de cette plateforme.
Le constat est sans appel : la BNF ne collecte plus du tout l’intégralité des parutions sur le sol français et s’éloigne même chaque jour de ce but. Et bien que les plateformes d’éditions soient bel et bien identifiées, bien que l’obligation subsiste tant pour la BNF de collecter que pour ces plateformes de fournir les exemplaires de dépôt légal, aucune de ces parties ne semblent vouloir vraiment remédier à la situation.
À ce problème de collecte s’ajoutent d’autres soucis liés à la vague croissante de publications que la BNF n’arrive plus à (ou ne souhaite plus) collecter : dépassée par les nombres, elle n’arrive plus à réclamer les pièces manquantes aux éditeurs ou plateformes (notamment parce qu’elle ne sait pas ce qui lui manque précisément) et quand elle récupère tout ce qui passe, elle récupère aussi, pour les publications numériques, des formats qu’elle ne sait pas ou plus lire… Sans que ceci ne déclenche ni prise de conscience, ni correction de trajectoire de la direction. La BNF a caché ces problèmes, publiant des rapports trompeurs, offrant de la réalité des versions largement améliorée à la presse (comme l’article du Point précédemment cité), et n’a même pas essayé de récupérer des dizaines de milliers d’ouvrages.
Autrement dit, tout le monde s’en fiche. Ou presque : quelques fonctionnaires se sont bien saisis de la question (et vous pourrez découvrir leurs démarches dans ce document-ci), mais on comprend vite l’ampleur de la tâche quasi-impossible de cornaquer un mammouth pareil pour lui faire changer de direction.
En fait, il n’y a pas eu d’adaptation d’une loi (celle du dépôt légal), dont les principes remontent à un temps où la publication et la diffusion de documents étaient des procédés par nature contraignants et donc limitant naturellement le nombre de documents produits. La réalité est à présent à ce point différente que cette loi devient de toute façon inapplicable en l’état : depuis les années 2000, l’effondrement des coûts de fabrication des livres a clairement démultiplié la production bien au-delà des capacités de l’institution.
Alors que la France est (assez lourdement) passée au XXIème siècle, il semble grand temps que la Bibliothèque Nationale en fasse autant ; entre les lois qui l’encadrent, manifestement mal boutiquées, et la tendance générale des administrations française à produire du service public toujours moins bon et toujours plus coûteux, l’actuelle situation de cette institution, à mi-chemin entre le renoncement et le camouflage laisse présager d’un avenir délicat.
Il ne faut pas se leurrer : cette dérive au sein de la BNF illustre une dérive générale, avancée et consternante, de tous les services publics : ramasser des livres est quasiment l’opération la plus élémentaire de toute la fonction publique, et malgré un budget conséquent, l’administration n’y parvient pas.
Les moins optimistes remarqueront que ceci aboutit, inexorablement, sinon à une fuite supplémentaire de notre culture vers le néant, au moins à une disparition supplémentaire de contenus dont elle manque de plus en plus actuellement, tout semblant se liguer contre elle…
Maintenant, les plus optimistes noteront que cet échec est de bon augure puisqu’il peut indiquer que les tentatives de l’État de collecter toutes nos données personnelles et de nous imposer, à tous, une identité numérique afin de disposer, enfin, d’un levier efficace pour nous asservir durablement, pourrait fort bien s’achever en déconfiture cuisante, incapable qu’il est déjà de seulement collecter de simples livres pourtant rendus publics…
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