« Nous venons d’une tradition où les vertus sont abstraites et subsistantes par elles-mêmes. Il faut les assumer, les appliquer. Moi, j’ai repris un petit passage d’Aristote, où il explique qu’il n’y a pas que les grandes vertus héroïques, mais aussi les vertus quotidiennes. Au sens littéral, il faut faire avec, chacun de nous avec ses propres limites. Nous sommes dans une société qui essaye aujourd’hui de franchir à tout prix les limites de la personne : le culte qu’on a pour l’intelligence artificielle est une espèce de soif de dépasser le constat des limites humaines.
Pour ma part, je reste en deçà. Avant de faire quoi que ce soit et pour bien habiter avec nous-mêmes, il faut connaître et accepter nos limites. Cela est plus facile et fructueux que d’essayer de les dépasser, vainement, du reste. Il ne s’agit pas d’une fainéantise spirituelle. Les vertus ne sont pas un alibi pour se pardonner constamment, mais une ascèse pour mieux exercer notre conscience. Reconnaître ses limites, c’est aussi le moyen le plus direct pour assurer un rôle effectif à la liberté d’autrui. Dans mes livres les Vertus communes et la Vie simple, j’ai illustré des dispositions d’attention aux autres réellement à notre portée, que nous pouvons pratiquer dans l’ordinaire de nos vies.
Nous plongeons dans le malaise de la complexité et nous risquons d’être paralysés par les choix à effectuer si nous ne nous exerçons pas. Il faut donc faire le pari de la confiance envers autrui. Elle peut être déçue, mais si l’on est trop prudent et que l’on cherche toujours à détecter le comportement d’autrui, c’est la paralysie. La défiance est stérile. Il est difficile de pouvoir vivre sans faire constamment des actes de confiance simples – c’est ce sur quoi se base notre civilisation. Lorsque nous sortons dans la rue, nous ne passons pas notre temps à tout vérifier et anticiper. Pratiquer la confiance c’est aussi croire à la société. »
Carlo Ossola
---------------- source: magazine La Vie