Art africain contemporain : à la découverte d’Emmanuel Taku et de Rufai Zakari

Publié le 23 août 2023 par Aicasc @aica_sc

Emmanuel Taku, premier bénéficiaire de l’effet Noldor

Emmanuel TAKU témoigne des corps noirs “dans une révérence puissante”. Il reconfigure pour cela l’imagerie objectivée des corps, celle de la mode et celle de la statuaire classique occidentale, en peignant des personnages noirs dans des poses résolues. Se dégage d’eux une qualité surnaturelle, hommes et femmes devenant les demi-dieux d’un temple métaphorique qui se veut, selon l’artiste, un “temple de la noirceur” face aux “temples de la blancheur” des musées d’art occidentaux traditionnels. L’invention d’un nouveau genre de portrait noir que développe Taku est comparable à celle des artistes britanniques Lynette Yiadom-Boakye et Lubaina Himid, et de son compatriote ghanéen Amoako Boafo, avec qui Taku s’est formé au Ghanatta Institute of Art and Design. L’artiste se distingue néanmoins de ses pairs par la mixité des techniques qu’il emploie : ses portraits figuratifs sont parfois augmentés de collages et souvent associés à un travail ornemental sérigraphié, développé lors de sa résidence à Noldor, en 2020.

Noldor residency comme rampe de lancement

Emmanuel Taku fut le tout premier résident annuel de Noldor, qui agit non seulement comme un incubateur créatif mais aussi comme une rampe de lancement pour les jeunes artistes africains. Fondée en novembre 2020, la Noldor Residency se présente comme le premier programme indépendant de résidence d’artistes et de bourses du Ghana pour les artistes africains contemporains et de la diaspora sur le continent. Elle se veut “un programme de “résidence commercialement conscient”, soit un espace de recherche et de développement créatif en lien avec l’industrie culturelle locale et internationale. Noldor travaille en effet main dans la main avec d’autres acteurs culturels, publics et privés, allant des fondations aux galeries, pour soutenir et diffuser la création contemporaine du Ghana.

À l’issue de sa résidence, Emmanuel Taku expose à Noldor une sélection de 10 œuvres entre la fin de l’année 2020 et janvier 2021, sous le titre Temple of Blackness – It Takes Two. Cette première exposition solo en entraîne une deuxième, The Chosen Few, présentée cette fois à la Galerie Maruani Mercier à Knokke (Belgique), entre le 3 avril et le 15 mai 2021. En juillet de la même année, la célèbre maison de ventes Phillips introduit Taku sur la scène internationale du marché de l’art en proposant sa première toile aux enchères, The Amethyst Pair, réalisée pendant la résidence de l’artiste à Noldor. L’accueil favorable de cette toile par les enchérisseurs attire alors l’attention des autres grandes maisons de ventes sur le travail d’Emmanuel Taku, qui devient l’un des artistes africains les plus convoités de l’année 2022.

Le premier coup de marteau est un coup de projecteur

Lorsque Phillips inclut The Amethyst Pair (2020) dans sa vente londonienne New Now en juillet 2021, elle l’assortie d’une estimation comprise entre 14 000$ et 21 000$, mais l’oeuvre s’envole pour finir au seuil des 100 000$ (95 930$ frais acheteurs inclus) au moment où la demande est particulièrement vive pour les jeunes artistes ghanéens. Cette première réussite va en entraîner d’autres : Phillips réitère l’expérience en novembre 2021, cette fois à New York, avec la toile Sisters in Pink (2021). Les quatre personnages sur fond rose partent pour 189 000$ contre une estimation haute de 20 000$. L’année suivante, Phillips cède huit toiles de Taku aux enchères, tandis que ses concurrentes Christie’s et Sotheby’s, ayant saisi le vif intérêt que suscitent ces œuvres, intègrent l’artiste à leurs ventes new-yorkaises. Christie’s vend même une toile à Hong Kong, au prix de 144 000$ (A Red Pair, 2021, 147,3 x 129,5 cm, 27/05/2022). Les toiles réalisées pendant la résidence à Noldor sont les plus demandées aujourd’hui, car elles marquent un véritable tournant dans l’approche créative et dans la carrière de Taku. L’une d’elles a établi le record personnel de l’artiste à hauteur de 283 000$ en mars 2022 (Sisters in Lilac, 2021, Phillips Londres). 

Avec 1,49m$ d’œuvres vendus aux enchères l’an dernier, Emmanuel Taku est devenu en quelques mois le troisième artiste ghanéen de sa génération le plus performant du marché de l’art mondial, derrière les incontournables Amoako Boafo et Isshaq Ismail.

Répartition géographique du produit des ventes d’Emmanuel Taku aux enchères (copyright Artprice.com)

Rufai Zakari, transforme les déchets en oeuvres luxuriantes

À 30 ans, il a déjà exposé à Londres, Palm Beach, Berlin, New York, Boston, Chicago et à Accra, sa ville de naissance. Il est aujourd’hui défendu par les galeries Breeder, qui a présenté sont travail pendant l’Armory Show à New York l’année dernière, et par Kristin Hjellegjerde, une importante galerie présente à Londres et à Berlin, qui a déjà programmé une exposition solo de l’artiste en octobre 2023 au sein de son antenne londonienne. Ses œuvres ont intégré par ailleurs des collections privées décisives, dont celle du collectionneur américain Arthur Lewis Collection, où elles côtoient les toiles d’Amy Sherald, Kerry James Marshall et Amoako Boafo.

Si les œuvres de Rufai ZAKARI ont déjà conquis le cœur de plusieurs acteurs culturels internationaux, elles sont en train de percer discrètement sur le marché de l’art. Bien que  l’on recense seulement deux adjudications à l’heure actuelle – pour Zakaiya II (2020) et Waiting Room i (2021) vendues autour de 14 000$ chacune – ces deux ventes étaient orchestrées par l’influente société Phillips, à Londres en 2021 et à New York en 2023. Les collectionneurs d’art contemporain internationaux se familiarisent donc en ce moment même avec un travail qui devrait susciter un intérêt grandissant, à l’aune de ses qualités picturales mais aussi des problématiques et des engagements dont il relève.

Reconstruire avec ce qui est perdu

Enfant, Rufai Zakari et ses amis parcouraient les rues de Bawku, au Ghana, et récupéraient les sacs en plastique et les emballages alimentaires qui avaient été jetés pour en faire des  jouets et des sculptures. Des années plus tard, la collecte des déchets est restée au cœur de la pratique de Zakari, qui recycle les matériaux jetés afin de réaliser des collages imitant la peinture. En résultent des œuvres aux contrastes luxuriants, représentant des personnages remarquables par la puissance des motifs et des couleurs qui les composent. 

Au début, Zakari ne travaillait qu’en famille, avec l’aide de sa femme et de ses parents pour laver, couper et sécher des centaines de morceaux de plastiques avant de les passer sous une presse à chaud. Mais le succès qu’il rencontre désormais lui permet d’embaucher une équipe issue de sa communauté locale à Bawku, équipe qui prend en charge chaque étape du processus. Le fait d’impliquer activement les communautés locales est un point fondamental pour Zachari, car le travail créatif sous sa forme collective implique l’échange autour des problématiques actuelles et universelles dont traitent ces oeuvres, tels que le changement climatique, le consumérisme, l’industrialisation et la place encore minée des femmes dans la société ghanéenne. Il ne s’agit pas seulement de créer, mais aussi de sensibiliser et d’inspirer toute une communauté pour transformer concrètement la société. Porté par son optimiste et l’ambition de reconstruire ce qui a été perdu, Zakari est aussi un activiste environnemental, directeur créatif de deux ONG impliquées dans le nettoyage des plages et proposant des ateliers éducatifs aux écoles, aux institutions religieuses et à d’autres communautés sur la gestion des déchets et le changement climatique.

Rufai Zakari, I Love my bike,2022. Copyright The Artist. Courtoisie galerie KRISTIN HJELLEGJERDE

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Article Artprice by Artmarket paru chez notre magazine partenaire Diptyk Magazine