Lumières sur la pierre

Publié le 05 août 2023 par Albrecht

Quelques jeux de lumière méconnus, à peine l’amorce d’un thème…

Jeux de lumière dans l’Annonciation de Gand (SCOOP !)


L’Annonciation (détail de l’extérieur)
Van Eyck, Polyptique de Gand, 1432

De cette oeuvre très riche, nous n’allons ici approfondir qu’un seul thème, souvent négligé : celui de la lumière. Pour une analyse de la composition d’ensemble du retable fermé, voir 1-2-1 Le retable de l’Agneau Mystique (1432).

Les deux éclairages

Tous les commentateurs ont noté que deux éclairages vont en sens inverse :

  • dans l’espace en arrière-plan, le soleil est assez bas à gauche, comme le montrent les ombres portées des maisons dans la rue ;
  • à l’intérieur de la maison de la Vierge, il n’y a pas d’éclairage propre (excepté la petite fenêtre latérale au dessus du livre ) : la lumière dans les quatre pièces vient de la droite, comme le montre le reflet sur le bassin ; et l’ombre du cadre sur le sol prouve que cette lumière vient de l’extérieur du retable : c’est celle de la chapelle dans laquelle il était présenté.



La chapelle du donateur Voost Vijdt est la première à droite, à l’entrée du déambulatoire de la cathédrale Saint Bavon. Ainsi la lumière naturelle, qui baigne à la fois la chapelle et la maison de Marie, vient du Sud.

Ce qui implique que la lumière à l’arrière-plan du tableau est une lumière impossible, venue du Nord ( [1], p 211 note 89).

Le premier effet de ce double éclairage est de situer la maison de Marie, ici-bas, comme une extension spatiale de la chapelle ; tandis que la ville de l’arrière-plan, malgré son apparence flamande, baigne dans une lumière surnaturelle.



Ce souci de continuité spatiale apparaît aussi dans le retable ouvert : ainsi cette pierre précieuse, sur la broche d’un des anges musiciens, reflète directement la verrière de la chapelle Vijdt.

Une dissymétrie discrète

Le panneau de l’Ange et le panneau de la Vierge s’étendent à l’arrière sur une petite pièce obscure, visible derrière une fenêtre géminée, portée par une colonne elle aussi géminée. La colonnade se poursuit sur le second panneau, où la double arcade ouvre directement sur la rue. Le troisième panneau fait en revanche exception : il interrompt la colonnade pour présenter, sur une mur clos, un porte-serviette et une niche-lavabo, juste percée par une petite fenêtre en trilobe. Seul à ne pas montrer la ville et à rompre la régularité de l’architecture, ce pan de mur revêt une valeur sacrée : on peut y voir le lieu où la Trinité s’exprime, entre la blancheur de la serviette et la pureté du bassIn.

On remarquera une seconde brisure de la symétrie : tandis que le panneau de l’Ange est fermé à gauche par un mur, celui de Marie se prolonge à droite sur son oratoire, avec le placard et le livre.


Le véritable centre de l’Annonciation (SCOOP !)

On gagne beaucoup en abandonnant cette symétrie toute relative, en laissant de côté l’Ange, et en recentrant l’analyse de l’Annonciation autour du panneau trinitaire.



Une évidence peu (jamais ?) commentée apparaît alors :

  • la double colonne de gauche se trouve en pleine lumière, éclairée par la lumière d’ici-bas ;
  • la double colonne de droite est en revanche dans une zone d’ombre tout à fait surnaturelle, puisqu’elle est nettement en dehors de l’ombre portée de la Vierge.

L’explication est que celle-ci représente l’ombre divine, juste avant qu’elle ne recouvre Marie au moment de la conception :

« L’ange lui répondit: Le Saint-Esprit viendra sur toi, et la puissance du Très-Haut te couvrira de son ombre. C’est pourquoi le saint enfant qui naîtra de toi sera appelé Fils de Dieu. » Luc 1,35

Une invitation à la rotation

Tout le monde a remarqué que les deux inscriptions, comme c’est assez quelquefois le cas dans les Annonciations, vont en sens inverse ; mais on n’a pas vu qu’elle servent aussi, très astucieusement, à désigner les deux fenêtres :

  • la salutation de l’Ange, destinée à être lue depuis la Terre, se termine sur la colonne lumineuse par les mots « dominus tecum » (le Seigneur avec toi) ;
  • la réponse de Marie, destinée à être lue depuis le Ciel, se termine sur la colonne sombre par les mots « ancilla domini » (la servante du Seigneur).

Ce jeu de rotation mérite également d’être appliqué aux colonnes, de manière à ce que l’élément le plus volumineux fasse office de chapiteau, et l’autre de socle :

Il n’est pas trop difficile de comprendre que ces deux colonnes dont la base est en haut, toutes deux accompagnés par le mot « Seigneur », donnent la signification des deux fenêtres :

  • celle dont la colonne est lumineuse représente « Le Seigneur dans le Ciel », autrement dit l’Age de l’Ancien Testament (sub lege), entièrement accompli ;
  • celle dont la colonne est encore obscure représente « Le Seigneur sur la Terre », autrement dit l’Age du Nouveau Testament (sub gratia) qui est sur le point de commencer.



Le monde de l’Ancien Testament est un monde en blanc et noir, en bien et en mal, où la lumière découpe sur le sol des ombres tranchées comme les créneaux : toutes les maisons et tous les humains sont encore dans l’ombre, celle du Péché originel.



Le monde où le Nouveau Testament est en train d’advenir en est comme le négatif : un monde entièrement sombre où émergent seulement deux lumières :

  • la carafe d’eau pure, autrement dit la Vierge ;
  • la projection en minuscule, sur le pierre, de la colonne sombre : autrement dit l’embryon du « Seigneur sur la Terre ».


La scénographie mise au point par Van Eyck se révèle extrêmement robuste et logique :

  • la lumière surnaturelle (en bleu) croise la lumière naturelle (en jaune) ;
  • les trois Personnes se répartissent de part et d’autre du panneau de la Trinité :à gauche le Père et à droite le Saint Esprit et le Fils (en bleu) ;
  • la frontière entre les deux âges (en blanc) passe entre :
    • la serviette qui peut essuyer mais pas laver (Ancien Testament) ;
    • l’eau baptismale, qui dissout véritablement le Péché Originel (Nouveau Testament).

Une première nature morte de statues


Saint Jean Baptiste et Saint Jean Evangéliste (détail de l’extérieur)
Van Eyck, Polyptique de Gand, 1432

Avant de passer à d’autres « natures mortes » du même type, arrêtons-nous sur les statues des deux Saint Jean, juste en dessous de l’Annonciation :

  • elles sont éclairées par la droite, comme l’ensemble du retable ;
  • le haut des niches, voûté en arc, est vu depuis la ligne de séparation des volets ;
  • le socle octogonal, identique de part et d’autre, est vu en revanche depuis le centre de chaque panneau.



Rappelons que Van Eyck ne pratique pas une perspective unifiée avec un seul point de fuite  ; mais une perspective empirique, à plusieurs points de fuite, tous situés sur la verticale centrale.

Le fait d’avoir dupliqué les socles des deux Saint Jean est une facilité de dessin qui enfreint discrètement cette règle.


Les reflets sur le marbre, dans l’Annonciation de Madrid


Annonciation
Van Eyck, 1433 – 1435, (c) Museo Nacional Thyssen-Bornemisza, Madrid

Cette Annonciation, que l’on estime un peu postérieure, constituait probablement l’extérieur d’un retable perdu. Rappelons que les retables flamands étaient fermés durant le Carême, en signe de deuil : d’où la grisaille, qui répondait aussi à une nécessité de conservation : les couleurs, très onéreuses, étant protégées à l’intérieur.

Il s’agit ici moins d’une grisaille que de la représentation en trompe-l’oeil d’un groupe sculpté, placé en avant des deux portes, et d’inscriptions incisées dans les deux linteaux. L’impression de relief est accentuée par trois trucs :

  • l’aile de l’ange crève l’écran, en projetant son ombre sur le montant ;
  • les deux socles débordent partiellement sur le cadre, peint lui-aussi en trompe l’oeil pour imiter un marbre brun ;
  • le fond des niches est constitué d’un marbre noir, sur lequel apparaît le reflet atténué des deux personnages (et même de la colombe).

Rudolf Preimesberger ( [2], p 39) , a qui l’on doit l’analyse la plus approfondie de ce diptyque, pense que Van Eyck connaissait la loi de la réflexion (via le théologien anglais John Peckham) et qu’un des objectifs de ce diptyque « expérimental » était de la mettre en évidence.

On remarquera que l’éclairage vient de la droite, comme dans l’Annonciation de Gand. Comme ce diptyque de petite taille était portatif, il n’y a pas de raison que Van Eyck ait choisi cet éclairage inhabituel pour l’adapter à l’éclairage ambiant. En fait, comme le note Preimesberger, il n’avait pas d’autre choix, compte tenu de trois contraintes :

  • placer l’ange à gauche par rapport à Marie (sa position de loin la plus courante dans les Annonciations) ;
  • faire sortir son aile en avant du cadre ;
  • faire apparaître son reflet.

Un éclairage venant de la gauche aurait superposé l’ombre de l’ange à son reflet, alors que l’objectif de van Eyck était justement de confronter ces deux types de dédoublement :

« Ce n’est que par ce moyen que les deux flanquent la statuette comme des attributs – tous les deux des umbrae, images dérivées de la réalité tridimensionnelle et de la vérité physique de la figure, toutes deux prouvant sa réalité. Car quel pourrait être l’intérêt fonctionnel de cette remarquable démonstration d’image-ombre et d’image-miroir de part et d’autre de la sculpture peinte, si ce n’est d’ajouter encore une fois un poids emphatique au rilievo ! Il s’agit ici de l’argument esthétique …selon lequel la statuette feinte est si « réelle » qu’elle est non seulement capable de projeter une ombre mais même d’être réfléchie. Et ce n’est pas un hasard si l’image-miroir, délibérément affaiblie, n’est qu’un reflet ténébreux. Cet « ydolum » à côté de la statuette est non seulement plat et inversé, mais d’autant plus atténué par le choix d’un miroir noir. Le fait qu’elle soit si ostensiblement une image accentue, comme en repoussoir, le réalisme de la statuette. » ([2], p 42)


Ainsi, selon Preimesberger, van Eyck s’incrit directement ici dans le débat du « paragone », qui met en concurrence la sculpture et la peinture quant à la représentation du réel (voir Comme une sculpture (le paragone)).



Très judicieusement, Preimesberger remarque que les socles octogonaux ne sont pas symétriques, mais vus tous deux depuis la droite : ainsi le socle de l’Ange est fait pout être vu depuis le centre du diptyque, et celui de Marie depuis le bord droit du diptyque. Preimesberger se perd alors dans un raisonnement peu clair, selon lequel ceci prouverait que le dyptique n’était pas présenté à plat, mais posé selon un certain angle.

Pour moi, il faut simplement conclure que van Eyck affrontait les difficultés une à une :

  • dans les statues de Gand, les deux socles octogonaux étaient vus de face ;
  • dans celles de Madrid, les socles octogonaux sont vus de biais : ceci pour inviter le spectateur à se décaler sur la droite de la statue, condition pour que le reflet soit visible.



De plus, outre sa difficulté technique, un point de vue unique aurait dû obligatoirement être situé sur la droite du retable, contrairement à la convention du spectateur au centre. Enfin, pour être optiquement réaliste, le reflet de l’ange aurait dû être beaucoup plus décalé.

Le compromis retenu par van Eyck (un point de fuite à la droite de chaque panneau) est à la fois le plus simple et le plus harmonieux.

Annonciation
Jan van Eyck, vers 1437, Gemäldegalerie, Dresde

Dernière de la série, l’Annonciation de Dresde constitue le revers des volets d’un triptyque qui, cette fois, a été conservé (voir 1-2-4 Le Triptyque de Dresde (1437) ).

Comme s’il explorait une à une toutes les possibilités, Van Eyck s’est concentré ici non sur l’impression de relief, mais sur celle de creux : les statues doivent apparaître comme enfoncées dans la profondeur.

Il n’y a plus ici aucun compromis graphique :

  • le haut des niches, comme les socles octogonaux, sont vus depuis la ligne de séparation des volets ;
  • l’éclairage vient de la gauche, ce qui est à la fois conforme aux habitudes visuelles, au sens de la lecture et à la narration : il accompagne ainsi l’avancée de l’Ange vers Marie.


Des tâches sur le mur, dans le triptyque Morrison


Triptyque Morrison
Vers 1500, Toledo Museum of Art

La disposition originale de ce retable n’a été comprise et reconstituée que récemment par Mark Tucker and Lloyd DeWitt [3]. Il recopie un triptyque de Memling, le retable des deux Saint Jean (1480-88, KHM, Vienne), où le panneau central descend plus bas que les panneaux latéraux. Mais il innove de manière plus radicale, en supprimant les cadres de ces panneaux latéraux.

[3], figure 12.8

L’effet recherché est qu’une fois refermé, le retable apparaît comme un bloc de pierre massif, creusé de deux niches dans lesquelles sont placée deux statues, un peu en ressaut, et vues en légère contre-plongée.

[3], figure 12.12

L’étude perspective révèle une scénographie sophistiquée :

  • le point de fuite du retable fermé correspond à un spectateur placé à distance et en contrebas,
  • celui du retable ouvert à un officiant placé à courte distance et en hauteur.



L’éclairage rasant permet à la lumière de passer derrière chaque statue, ce qui crée une ombre portée particulièrement expressive. L’artiste a tenu compte de l’affaiblissement avec la distance : l’ombre derrière Eve est moins tranchée que celle derrière Adam.


Il s’est en revanche trompé sur l’emplacement et la taille des zones d’ombre : l’ombre de l’arête de la niche devrait être plus large côté Eve, et l’ombre d’Eve devrait déborder sur la face avant du bloc.


Adam et Eve (anciens volets du retable des deux Saint Jean)
Memling, 1485-90, Kunshistorisches Museum, Vien

L’artiste n’a pas seulement travaillé les niches et l’éclairage : il a aussi profondément modifié les postures d’Adam et Eve, les faisant légèrement pivoter l’un vers l’autre et poser un pied en contrebas, tout en les adaptant à la vue en contre-plongée. Il a bien sûr conservé l’idée forte de Memling : les deux fruits, qui font écho à celui que, dans le retable ouvert, l’ange musicien offre à l’Enfant.



Mais ce qui nous intéresse ici est un détail tout à fait exceptionnel : les tâches de lumière qui apparaissent dans l’ombre, sous le socle d’Eve, reflétées sur le mur par le dessous du socle :

« le reflet est projeté d’en bas à gauche, à partir d’un objet posé devant le centre du retable, et est une autre indication frappante de l’association spécifique et intime du retable avec son environnement et sa fonction d’origine : il s’agit du reflet de la base lobée d’un calice eucharistique qui était posé devant le triptyque, sur la table d’autel… Ce détail a une implication iconographique supplémentaire. L’effet trompe-l’œil global de l’extérieur du triptyque dépendait d’une certaine condition transitoire de la lumière du jour tombant de l’avant et d’en haut à gauche, peut-être même liée à une heure spécifique de la journée et de l’année. Même lorsque cette condition n’était pas remplie, cependant, et que l’illusion générale était affaiblie ou absente, le reflet du calice – même si le récipient était absent – était peint pour persister. » ([3], p 369)


Les auteurs mettent ensuite l’emplacement de ce reflet permanent, du côté d’Eve, en relation avec la Rédemption du Péché originel par l’Eucharistie.


Il se trouve que ce calice virtuel et salvateur se trouve, du même coup, du côté de Saint Jean l’Evangéliste (à l’avers), en train de rendre inoffensive, par un signe de croix, sa coupe de venin.


Il semble donc que ces quelques tâches de lumière, par un artiste dont on ne sait rien, s’inscrivent dans la continuité des innovations de Van Eyck dans l’Annonciation de Gand, puis dans celle de Madrid  : donner au reflet de la lumière sur la pierre une valeur hautement symbolique.


Lumières rétrospectives sur une Nativité perdue

En aparté : La Nativité de nuit

Les spécialistes [4] attribuent l’invention de ce thème à Van de Goes vers 1470, probablement dans deux oeuvres distinctes aujourd’hui disparues, mais dont les nombreux échos montrent qu’elles ont exercé une influence durable. L’idée est d’illustrer une des particularités de la Vision de Sainte Brigitte (voir 3 Fils de Vierge) :

« je vis le petit enfant se mouvoir dans son ventre et naître en un moment, duquel il sortait un si grand et ineffable éclat de lumière que le soleil ne lui était en rien comparable, ni l’éclat de la lumière que le bon vieillard avait mise en la muraille, car la splendeur divine de cet enfant avait anéanti la clarté de la lampe. »

L’ambiance nocturne permet de confronter la lumière divine de l’Enfant et la lumière humaine de la lampe de Joseph, plus d’autres sources que les artistes vont rajouter peu à peu.


La Nativité de Nuit de Gérard David (vers 1495)


Gérard David, vers 1495, Kunsthistorisches Museum, Vienne

On considère ce panneau comme un des plus proches du prototype disparu. La bougie éclaire la robe rouge de Joseph, mais toutes les autres lumières proviennent de l’Enfant dans la mangeoire.



Dans la fenêtre, un nuage masque la lumière jaune de la Lune, au dessus d’un ange sombre et d’un troupeau abandonné : l’Annonce aux Bergers a déjà eu lieu, puisque deux d’entre eux  se sont déplacés jusqu’à la crèche. A l’intérieur, les deux anges de gauche, lisant le parchemin éclairé par en dessous, célèbrent l’événement réalisé.



Contrairement aux bergers restés derrière la fenêtre, une nuée d’anges fait irruption par la droite, passant de l’ombre de la nuit à la lumière de l’Enfant.

Le détail qui nous intéresse ici est bien sûr le chapiteau éclairé par la lumière rasante. Gérard David reprend ici un vieux procédé de van Eyck (voir 1-2-3 La Vierge du Chancelier Rolin (1435)) : utiliser un chapiteau roman, donc représentant un style archaïque, pour porter un message symbolique : ici, le Sacrifice d’Isaac préfigure le destin tragique de l’Enfant, le sacrifice d’un innocent.

La Nativité de Nuit de Michel Sittow (vers 1510)


Michel Sittow (attr), vers 1510, Kunsthistorischesmuseum, Wien

Une autre oeuvre jugée proche du prototype de Van der Goes se trouve elle aussi à Vienne. La composition d’ensemble est très proche, mais deux sources de lumière ont été rajoutées.



La fenêtre vide montre un feu de camp, au loin derrière des ruines antiques : il ne s’agit plus de représenter  l’Annonce aux Bergers, mais au contraire le monde d’avant, de ceux qui n’ont pas reçu ou ont ignoré cette annonce. Et le chapiteau sombre, au dessus de Joseph, ne porte aucun message.



Les bergers qui ont reçu l’annonce entrent cette fois par la porte, munis d’une lanterne sourde.

La pierre sculptée symbolique est descendue du chapiteau au pilastre, qui présente une ornementation de grotesques typiquement Renaissance.



Ici encore, c’est l’utilisation d’un style archaïque (l’imitation de l’Antiquité romaine) qui alerte le spectateur sur le message symbolique du détail : la figure juvénile, les bras en croix entre deux têtes barbues, préfigure la Crucifixion et les deux larrons.

D’autres répliques

Triptyque de la Nativité dans l’Annonciation
Ecole de Gérard David, Eglise Saint Anne, Annaberg-Buchholz

Il existe une troisième réplique du prototype, dans lequel la Nativité de Nuit coupe étrangement une scène de jour, une Annonciation représentée, par exception sur les faces internes d’un triptyque. La fenêtre montre dans le lointain l’Annonce aux Bergers, et il n’y a pas de chapiteau ou de relief sculpté symbolique.

L’idée, très originale, est de montrer que l’Annonciation « contient » la Nativité. L’inversion de l’ordre conventionnel permet de placer la Vierge de l‘Annonciation du côté de celle de la Nativité, et l’archange Gabriel dans la file de ses confrères. On voit ici la prégnance du célèbre prototype, puisque l’artiste aurait pu tout aussi bien inverser le panneau central, et conserver pour l’Annonciation l’ordre conventionnel.

Triptyque perdu, collection particulière, rdk 58519

Ce triptyque (dont les volets sont aujourd’hui perdus) montre une autre possibilité de décomposition du prototype : Joseph avec sa bougie s’expatrie dans le volet gauche, tandis que deux anges musiciens lui font pendant, sur le volet droit.

Ici encore on ne note aucune pierre sculptée symbolique.

Les Nativités de Nuit de Baldung Grien


Retable de la cathédrale de Freiburg (détail)
Hans Baldung Grien, 1512-1516

Lorsque Baldung s’approprie le thème pour la première fois, il le renouvelle complètement. Il supprime la bougie de Joseph, remplacée par un simple bâton incurvé en haut. Quatre angelots soulèvent le lange au dessus d’une mangeoire de fortune (du foin entre deux bordures de bois tressé). Le cinquième angelot, en bas, porte la main devant ses yeux pour se protéger de la lumière violente qu’irradie le corps du bébé.



La zone symbolique est elle-aussi repensée. La scène de l’Annonce aux Bergers se réduit à un berger assis et un mouton couché, éclairés par la lumière extérieure d’un ange en hors champ. Ainsi cornérisée par la composition et pétrifiée par la lumière, cette scène minimaliste remplace le bas-relief attendu. Et c’est un tout autre dispositif qui vient préfigurer la suite de l’histoire :

  • à gauche, le linteau incongru qui barre l’arcade, coinçant le « bon berger » entre pierre et cornes , évoque la dalle du tombeau ;
  • à droite, le moellon qui se désengage du mur, à côté de la porte en bois dont le haut manque, signifie la suite : à savoir que cette Mise au tombeau ne durera pas.

Hans Baldung Grien, 1520, Alte Pinakothek, Münich

Pour son deuxième opus, Baldung reprend en partie les mêmes éléments : le bâton incurvé de Joseph et deux angelots qui soulèvent le lange du bébé radiatif, volontairement marginalisé : seule l’analyse des ombres nous fait comprendre que cette intense lumière ne peut provenir que de lui.



Baldung ruse avec une première impression, qui laisserait penser que l’éclairage a giorno provient d’une lanterne cachée derrière le pilier central : l’ombre dans l’orifice carré prouve bien que cette lumière vient du bébé, en bas à droite. A noter la chouette réfugiée dans l’ombre, qui reprend ici le rôle de l’angelot importuné par la lumière.



Cette lumière surnaturelle qui blanchit le mur fissuré, écaillé et sali par des traînées suspectes, surclasse de loin, côté chouette, le halo de la pleine lune, et côté berger, celui de l’ange annonciateur.

Hans Baldung Grien, 1525, Städel Museum, Frankfurt am Main

Pour son troisième opus, Baldung simplifie l’ensemble et se concentre sur un seul thème, celui de l’éblouissement par la lumière divine :

  • l’angelot unique détourne la tête en grimaçant, laissant le bambin se débrouiller tout seul avec son lange ;
  • Joseph se cache un oeil d’une main en visière.

Cette lumière intense ne fait plus ressortir qu’un seul élément d’architecture : la diagonale de chaume doré, dont les épis sont une allusion classique au nom Bethléem (la « maison du pain » en hébreu).



Pour se protéger du rayonnement, deux angelots minuscules se sont arrêtés net sur le bord : ils viennent de la nuit profonde, où se devinent seulement :

  • une autre gerbe dorée, celle de l’Etoile de la Nativité,
  • un halo prémonitoire qui inverse l’Annonce aux Bergers : Dieu le Père, du plus haut des cieux, annonce au bébé sa croix.



A l’autre bout du toit, la chouette recule au plus loin de la lumière et trouve refuge sous le chaume, au dessus d’une traînée de fiente.


Ces trois propositions très originales témoignent du même état d’esprit : loin de renoncer au déchiffrement symbolique, Baldung lui donne un coup de fouet en remplaçant des procédés vieillis (le bas-relief révélateur) par deux procédés opposés :

  • des symboles frappants, immédiatement compréhensibles, mais dissimulés par leur petite taille (la chouette aveuglée, Dieu le père avec sa croix) ;
  • une symbolique de la lumière qui ne s’apprécie qu’indirectement, à l’issue d’un processus déductif.

La Nativité de Nuit de Holbein

Retable Oberried, Freiburg im Breisgau? Hans Holbein, 1525-29

Si l’on se rallie à la datation tardive [5], ce retable serait le dernier de la série germanique dérivant directement de l’invention de Van der Goes. Holbein y procède par accumulation et surenchère, à partir des oeuvres antérieures :

  • pour les attributs de Joseph, au bâton courbé s’ajoutent les objets du voyageur : une gourde, une bourse, un poignard, et un bâton de marche posé contre la colonne ;
  • la bougie a disparu mais aux trois sources de lumière désormais habituelles (l’Enfant, l’ange de l’Annonce et la lune) s’ajoute le brasier qui flamboie, rappelant l’hiver ;
  • l’épi de Bethléem est remplacé par une autre graminée, le tige de bouillon-blanc devant la colonne, au pied du pâtre à la cornemuse.



La pierre sculptée symbolique ne se trouve plus au niveau du pilastre ornementé mais tout en haut, sous les étoiles [6] : cette femme visiblement enceinte, plantée à côté d’un arbuste grimpant, mais sans pomme, pourrait-elle représenter Eve ? Il s’agirait alors d’un unicum iconographique : si on trouve fréquemment Eve dans les Annonciations (parce que AVE inverse EVA) il n’y a pas d’exemple où elle figure dans une Nativité.

L’explication en est probablement la Vision de sainte Brigitte, qui insiste sur le caractère instantané de l’accouchement de Marie :

« la Sainte Vierge, ayant fléchi le genou, se mit avec une grande révérence en oraison; et elle tenait le dos contre la crèche, et la face levée vers le ciel vers l’orient; et ayant levé les mains et ayant les yeux fixés au ciel, elle était en extase, suspendue en une haute et sublime contemplation, enivrée des torrents de la divine douceur; et étant de la sorte en oraison, je vis le petit enfant se mouvoir dans son ventre et naître en un moment… »

Cette femme qui ne fléchit pas le genou, dos au mur, les bras posés sur le ventre et levant les yeux vers un ciel vide inverse en tous point la Vision : il s’agit donc bien d’Eve, soumise à la malédiction d’enfanter dans la douleur.


Références : [1] John L. Ward « Hidden Symbolism in Jan van Eyck’s Annunciations », The Art Bulletin, Vol. 57, No. 2 (Jun., 1975), https://www.jstor.org/stable/3049370 [2] Rudolf Preimesberger, « Paragons and Paragone: Van Eyck, Raphael, Michelangelo, Caravaggio, and Bernini », 2011 https://books.google.fr/books?id=iXytpsqchLkC&printsec=frontcover&dq=Paragons+and+Paragone:+Van+Eyck,+Raphael [3] Mark Tucker and Lloyd DeWitt, « The guiding illusionof the Morrison triptych », Volume 2, chapitre 15, dans « Push Me, Pull You: Imaginative, Emotional, Physical, and Spatial Interaction in Late Medieval and Renaissance Art » [4] Lorne Campbell « The fifteenth century Netherlandish schools » p 232 et ss [5] Daniel Hess, « Der Oberried-Altar im Freiburger Münster », Zeitschrift für schweizerische Archäologie und Kunstgeschichte, Band 5, 1998 https://www.e-periodica.ch/cntmng?pid=zak-003:1998:55::377 [6] A noter que certains lisent dans le nuage qui progresse vers elle la tête d’un cygne, figure apophanique envers laquelle la prudence s’impose.