Aimé Césaire en 2003.
" Et voici ceux qui ne se consolent point de n'être pas faits à la ressemblance de Dieu mais de diable, ceux qui considèrent que l'on est nègre comme commis de seconde classe : en attendant mieux et avec possibilité de monter plus haut ; ceux qui battent la chamade devant soi-même, ceux qui vivent dans un cul de basse fosse de soi-même ; ceux qui se drapent de pseudomorphose fière ; ceux qui disent à l'Europe : " Voyez, je sais comme vous faire des courbettes, comme vous présenter mes hommages, en somme, je ne suis pas différent de vous ; ne faites pas attention à ma peau noire : c'est le soleil qui m'a brûlé ".
Et il y a le maquereau nègre, l'askari nègre, et tous les zèbres se secouent à leur manière pour faire tomber leurs zébrures en une rosée de lait frais.
Et au milieu de tout cela je dis hurrah ! mon grand-père meurt, je dis hurrah ! la vieille négritude progressivement se cadavérise.
Il n'y a pas à dire : c'était un bon nègre.
Les Blancs disent que c'était un bon nègre, un vrai bon nègre, le bon nègre à son bon maître.
Je dis hurrah !
C'était un très bon nègre,
la misère lui avait blessé poitrine et dos et on avait fourré dans sa pauvre cervelle qu'une fatalité pesait sur lui qu'on ne prend pas au collet ; qu'il n'avait pas puissance sur son propre destin ; qu'un Seigneur méchant avait de toute éternité écrit des lois d'interdiction en sa nature pelvienne ; et d'être le bon nègre ; de croire honnêtement à son indignité, sans curiosité perverse de vérifier jamais les hiéroglyphes fatidiques.
C'était un très bon nègre et il ne lui venait pas à l'idée qu'il pourrait houer, fouir, couper tout, tout autre chose vraiment que la canne insipide
C'était un très bon nègre...
Je dis hurrah ! La vieille négritude
progressivement se cadavérise
l'horizon se défait, recule et s'élargit
et voici parmi des déchirements de nuages la fulgurance d'un signe
le négrier craque de toute part... Son ventre se convulse et résonne... L'affreux ténia de sa cargaison ronge les boyaux fétides de l'étrange nourrissons des mers !
Et ni l'allégresse des voiles gonflées comme une poche de doublons rebondie, ni les tours joués à la sottise dangereuse des frégates policières ne l'empêchent d'entendre la menace de ses grondements intestins
En vain pour s'en distraire le capitaine pend à sa grand'vergue le nègre le plus braillard ou le jette à la mer, ou le livre à l'appétit des molosses
La négraille aux senteurs d'oignon frit retrouve dans son sang répandu le goût amer de la liberté.
Et elle est debout la négraille
la négraille assise
inattendument debout
debout dans la cale
debout dans les cabines
debout sur le pont
debout dans le vent
debout sous le soleil
debout dans le sang
debout
et
libre
debout et non point pauvre folle dans sa liberté et son dénuement maritimes girant en la dérive parfaite et la voici :
plus inattendument debout
debout dans les cordages
debout à la barre
debout à la boussole
debout à la carte
debout sous les étoiles
debout
et
libre.
Aimé CÉSAIRE, Cahier d'un retour au pays natal, 1946, Présence africaine, 1971