Trois jeux de lumière méconnus, à peine l’amorce d’un thème…
Jeux de lumière dans l’Annonciation de Gand (SCOOP !)
L’Annonciation (détail de l’extérieur)
Van Eyck, Polyptique de Gand, 1432
De cette oeuvre très riche, nous n’allons ici approfondir qu’un seul thème, souvent négligé : celui de la lumière. Pour une analyse de la composition d’ensemble du retable fermé, voir 1-2-1 Le retable de l’Agneau Mystique (1432).
Les deux éclairages
Tous les commentateurs ont noté que deux éclairages vont en sens inverse :
- dans l’espace en arrière-plan, le soleil est assez bas à gauche, comme le montrent les ombres portées des maisons dans la rue ;
- à l’intérieur de la maison de la Vierge, il n’y a pas d’éclairage propre (excepté la petite fenêtre latérale au dessus du livre ) : la lumière dans les quatre pièces vient de la droite, comme le montre le reflet sur le bassin ; et l’ombre du cadre sur le sol prouve que cette lumière vient de l’extérieur du retable : c’est celle de la chapelle dans laquelle il était présenté.
La chapelle du donateur Voost Vijdt est la première à droite, à l’entrée du déambulatoire de la cathédrale Saint Bavon. Ainsi la lumière naturelle, qui baigne à la fois la chapelle et la maison de Marie, vient du Sud.
Ce qui implique que la lumière à l’arrière-plan du tableau est une lumière impossible, venue du Nord ( [1], p 211 note 89).
Le premier effet de ce double éclairage est de situer la maison de Marie, ici-bas, comme une extension spatiale de la chapelle ; tandis que la ville de l’arrière-plan, malgré son apparence flamande, baigne dans une lumière surnaturelle.
Ce souci de continuité spatiale apparaît aussi dans le retable ouvert : ainsi cette pierre précieuse, sur la broche d’un des anges musiciens, reflète directement la verrière de la chapelle Vijdt.
Une dissymétrie discrète
Le panneau de l’Ange et le panneau de la Vierge s’étendent à l’arrière sur une petite pièce obscure, visible derrière une fenêtre géminée, portée par une colonne elle aussi géminée. La colonnade se poursuit sur le second panneau, où la double arcade ouvre directement sur la rue. Le troisième panneau fait en revanche exception : il interrompt la colonnade pour présenter, sur une mur clos, un porte-serviette et une niche-lavabo, juste percée par une petite fenêtre en trilobe. Seul à ne pas montrer la ville et à rompre la régularité de l’architecture, ce pan de mur revêt une valeur sacrée : on peut y voir le lieu où la Trinité s’exprime, entre la blancheur de la serviette et la pureté du bassIn.
On remarquera une seconde brisure de la symétrie : tandis que le panneau de l’Ange est fermé à gauche par un mur, celui de Marie se prolonge à droite sur son oratoire, avec le placard et le livre.
Le véritable centre de l’Annonciation (SCOOP !)
On gagne beaucoup en abandonnant cette symétrie toute relative, en laissant de côté l’Ange, et en recentrant l’analyse de l’Annonciation autour du panneau trinitaire.
Une évidence peu (jamais ?) commentée apparaît alors :
- la double colonne de gauche se trouve en pleine lumière, éclairée par la lumière d’ici-bas ;
- la double colonne de droite est en revanche dans une zone d’ombre tout à fait surnaturelle, puisqu’elle est nettement en dehors de l’ombre portée de la Vierge.
L’explication est que celle-ci représente l’ombre divine, juste avant qu’elle ne recouvre Marie au moment de la conception :
« L’ange lui répondit: Le Saint-Esprit viendra sur toi, et la puissance du Très-Haut te couvrira de son ombre. C’est pourquoi le saint enfant qui naîtra de toi sera appelé Fils de Dieu. » Luc 1,35
Une invitation à la rotation
Tout le monde a remarqué que les deux inscriptions, comme c’est assez quelquefois le cas dans les Annonciations, vont en sens inverse ; mais on n’a pas vu qu’elle servent aussi, très astucieusement, à désigner les deux fenêtres :
- la salutation de l’Ange, destinée à être lue depuis la Terre, se termine sur la colonne lumineuse par les mots « dominus tecum » (le Seigneur avec toi) ;
- la réponse de Marie, destinée à être lue depuis le Ciel, se termine sur la colonne sombre par les mots « ancilla domini » (la servante du Seigneur).
Ce jeu de rotation mérite également d’être appliqué aux colonnes, de manière à ce que l’élément le plus volumineux fasse office de chapiteau, et l’autre de socle :
Il n’est pas trop difficile de comprendre que ces deux colonnes dont la base est en haut, toutes deux accompagnés par le mot « Seigneur », donnent la signification des deux fenêtres :
- celle dont la colonne est lumineuse représente « Le Seigneur dans le Ciel », autrement dit l’Age de l’Ancien Testament (sub lege), entièrement accompli ;
- celle dont la colonne est encore obscure représente « Le Seigneur sur la Terre », autrement dit l’Age du Nouveau Testament (sub gratia) qui est sur le point de commencer.
Le monde de l’Ancien Testament est un monde en blanc et noir, en bien et en mal, où la lumière découpe sur le sol des ombres tranchées comme les créneaux : toutes les maisons et tous les humains sont encore dans l’ombre, celle du Péché originel.
Le monde où le Nouveau Testament est en train d’advenir en est comme le négatif : un monde entièrement sombre où émergent seulement deux lumières :
- la carafe d’eau pure, autrement dit la Vierge ;
- la projection en minuscule, sur le pierre, de la colonne sombre : autrement dit l’embryon du « Seigneur sur la Terre ».
La scénographie mise au point par Van Eyck se révèle extrêmement robuste et logique :
- la lumière surnaturelle (en bleu) croise la lumière naturelle (en jaune) ;
- les trois Personnes se répartissent de part et d’autre du panneau de la Trinité :à gauche le Père et à droite le Saint Esprit et le Fils (en bleu) ;
- la frontière entre les deux âges (en blanc) passe entre :
- la serviette qui peut essuyer mais pas laver (Ancien Testament) ;
- l’eau baptismale, qui dissout véritablement le Péché Originel (Nouveau Testament).
Une première nature morte de statues
Saint Jean Baptiste et Saint Jean Evangéliste (détail de l’extérieur)
Van Eyck, Polyptique de Gand, 1432
Avant de passer à d’autres « natures mortes » du même type, arrêtons-nous sur les statues des deux Saint Jean, juste en dessous de l’Annonciation :
- elles sont éclairées par la droite, comme l’ensemble du retable ;
- le haut des niches, voûté en arc, est vu depuis la ligne de séparation des volets ;
- le socle octogonal, identique de part et d’autre, est vu en revanche depuis le centre de chaque panneau.
Rappelons que Van Eyck ne pratique pas une perspective unifiée avec un seul point de fuite ; mais une perspective empirique, à plusieurs points de fuite, tous situés sur la verticale centrale.
Le fait d’avoir dupliqué les socles des deux Saint Jean est une facilité de dessin qui enfreint discrètement cette règle.
Les reflets sur le marbre, dans l’Annonciation de Madrid
Annonciation
Van Eyck, 1433 – 1435, (c) Museo Nacional Thyssen-Bornemisza, Madrid
Cette Annonciation, que l’on estime un peu postérieure, constituait probablement l’extérieur d’un retable perdu. Rappelons que les retables flamands étaient fermés durant le Carême, en signe de deuil : d’où la grisaille, qui répondait aussi à une nécessité de conservation : les couleurs, très onéreuses, étant protégées à l’intérieur.
Il s’agit ici moins d’une grisaille que de la représentation en trompe-l’oeil d’un groupe sculpté, placé en avant des deux portes, et d’inscriptions incisées dans les deux linteaux. L’impression de relief est accentuée par trois trucs :
- l’aile de l’ange crève l’écran, en projetant son ombre sur le montant ;
- les deux socles débordent partiellement sur le cadre, peint lui-aussi en trompe l’oeil pour imiter un marbre brun ;
- le fond des niches est constitué d’un marbre noir, sur lequel apparaît le reflet atténué des deux personnages (et même de la colombe).
Rudolf Preimesberger ( [2], p 39) , a qui l’on doit l’analyse la plus approfondie de ce diptyque, pense que Van Eyck connaissait la loi de la réflexion (via le théologien anglais John Peckham) et qu’un des objectifs de ce diptyque « expérimental » était de la mettre en évidence.
On remarquera que l’éclairage vient de la droite, comme dans l’Annonciation de Gand. Comme ce diptyque de petite taille était portatif, il n’y a pas de raison que Van Eyck ait choisi cet éclairage inhabituel pour l’adapter à l’éclairage ambiant. En fait, comme le note Preimesberger, il n’avait pas d’autre choix, compte tenu de trois contraintes :
- placer l’ange à gauche par rapport à Marie (sa position de loin la plus courante dans les Annonciations) ;
- faire sortir son aile en avant du cadre ;
- faire apparaître son reflet.
Un éclairage venant de la gauche aurait superposé l’ombre de l’ange à son reflet, alors que l’objectif de van Eyck était justement de confronter ces deux types de dédoublement :
« Ce n’est que par ce moyen que les deux flanquent la statuette comme des attributs – tous les deux des umbrae, images dérivées de la réalité tridimensionnelle et de la vérité physique de la figure, toutes deux prouvant sa réalité. Car quel pourrait être l’intérêt fonctionnel de cette remarquable démonstration d’image-ombre et d’image-miroir de part et d’autre de la sculpture peinte, si ce n’est d’ajouter encore une fois un poids emphatique au rilievo ! Il s’agit ici de l’argument esthétique …selon lequel la statuette feinte est si « réelle » qu’elle est non seulement capable de projeter une ombre mais même d’être réfléchie. Et ce n’est pas un hasard si l’image-miroir, délibérément affaiblie, n’est qu’un reflet ténébreux. Cet « ydolum » à côté de la statuette est non seulement plat et inversé, mais d’autant plus atténué par le choix d’un miroir noir. Le fait qu’elle soit si ostensiblement une image accentue, comme en repoussoir, le réalisme de la statuette. » ([2], p 42)
Ainsi, selon Preimesberger, van Eyck s’incrit directement ici dans le débat du « paragone », qui met en concurrence la sculpture et la peinture quant à la représentation du réel (voir Comme une sculpture (le paragone)).
Très judicieusement, Preimesberger remarque que les socles octogonaux ne sont pas symétriques, mais vus tous deux depuis la droite : ainsi le socle de l’Ange est fait pout être vu depuis le centre du diptyque, et celui de Marie depuis le bord droit du diptyque. Preimesberger se perd alors dans un raisonnement peu clair, selon lequel ceci prouverait que le dyptique n’était pas présenté à plat, mais posé selon un certain angle.
Pour moi, il faut simplement conclure que van Eyck affrontait les difficultés une à une :
- dans les statues de Gand, les deux socles octogonaux étaient vus de face ;
- dans celles de Madrid, les socles octogonaux sont vus de biais : ceci pour inviter le spectateur à se décaler sur la droite de la statue, condition pour que le reflet soit visible.
De plus, outre sa difficulté technique, un point de vue unique aurait dû obligatoirement être situé sur la droite du retable, contrairement à la convention du spectateur au centre. Enfin, pour être optiquement réaliste, le reflet de l’ange aurait dû être beaucoup plus décalé.
Le compromis retenu par van Eyck (un point de fuite à la droite de chaque panneau) est à la fois le plus simple et le plus harmonieux.
Jan van Eyck, vers 1437, Gemäldegalerie, Dresde
Dernière de la série, l’Annonciation de Dresde constitue le revers des volets d’un triptyque qui, cette fois, a été conservé (voir 1-2-4 Le Triptyque de Dresde (1437) ).
Comme s’il explorait une à une toutes les possibilités, Van Eyck s’est concentré ici non sur l’impression de relief, mais sur celle de creux : les statues doivent apparaître comme enfoncées dans la profondeur.
Il n’y a plus ici aucun compromis graphique :
- le haut des niches, comme les socles octogonaux, sont vus depuis la ligne de séparation des volets ;
- l’éclairage vient de la gauche, ce qui est à la fois conforme aux habitudes visuelles, au sens de la lecture et à la narration : il accompagne ainsi l’avancée de l’Ange vers Marie.
Des tâches sur le mur, dans le triptyque Morrison
Triptyque Morrison
Vers 1500, Toledo Museum of Art
La disposition originale de ce retable n’a été comprise et reconstituée que récemment par Mark Tucker and Lloyd DeWitt [3]. Il s’inspire d’un triptyque de Memling, le retable des deux Saint Jean (1480-88, KHM, Vienne), où le panneau central descend plus bas que les panneaux latéraux. Mais il innove de manière plus radicale, en supprimant les cadres de ces panneaux latéraux.
L’effet recherché est qu’une fois refermé, le retable apparaît comme un bloc de pierre massif, creusé de deux niches dans lesquelles sont placée deux statues, un peu en ressaut, et vues en légère contre-plongée.
L’étude perspective révèle une scénographie sophistiquée :
- le point de fuite du retable fermé correspond à un spectateur placé à distance et en contrebas,
- celui du retable ouvert à un officiant placé à courte distance et en hauteur.
L’éclairage rasant permet à la lumière de passer derrière chaque statue, ce qui crée une ombre portée particulièrement expressive. L’artiste a tenu compte de l’affaiblissement avec la distance : l’ombre derrière Eve est moins tranchée que celle derrière Adam.
Mais ce qui nous intéresse ici est un détail remarquable : les tâches de lumière qui apparaissent dans l’ombre, sous le socle d’Eve, reflétées sur le mur par le dessous du socle :
« le reflet est projeté d’en bas à gauche, à partir d’un objet posé devant le centre du retable, et est une autre indication frappante de l’association spécifique et intime du retable avec son environnement et sa fonction d’origine : il s’agit du reflet de la base lobée d’un calice eucharistique qui était posé devant le triptyque, sur la table d’autel… Ce détail a une implication iconographique supplémentaire. L’effet trompe-l’œil global de l’extérieur du triptyque dépendait d’une certaine condition transitoire de la lumière du jour tombant de l’avant et d’en haut à gauche, peut-être même liée à une heure spécifique de la journée et de l’année. Même lorsque cette condition n’était pas remplie, cependant, et que l’illusion générale était affaiblie ou absente, le reflet du calice – même si le récipient était absent – était peint pour persister. » ([3], p 369)
Les auteurs mettent ensuite l’emplacement de ce reflet permanent, du côté d’Eve, en relation avec la Rédemption du Péché originel par l’Eucharistie.
Il se trouve que ce calice virtuel et salvateur se trouve, du même coup, du côté de Saint Jean l’Evangéliste (à l’avers), en train de rendre inoffensive, par un signe de croix, sa coupe de venin.
Il semble donc que ces quelques tâches de lumière, par un artiste dont on ne sait rien, s’inscrivent dans la continuité des innovations de Van Eyck dans l’Annonciation de Gand, puis dans celle de Madrid : donner au reflet de la lumière sur la pierre une valeur hautement symbolique.