Si le Tout est tout, demande Damaskios (458-533), alors il n'y a rien en dehors de lui. Mais alors, il n'y a pas de principe du Tout. Dans ce cas, rien n'a de principe. Mais si le Tout a un principe, il n'est plus tout.
A côté de cette aporie, il chercher à repérer le passage de l'Un au Multiple, l'infiniment subtil coulée de l'Un aux autres, car ce serait saisir comment de l'Un peut surgir autre chose que l'Un. Mais, avant de se multiplier, ces multiples sont encore indifférenciés, un Multiple a l'état pur, encore indifférencié de sa source unique :
"Saisir la procession à sa source ce serait, s'il était possible, saisir le moment où les autres essaient d'être autres sans parvenir encore à se différencier les uns des autres. C'est ce premier effort que Damascius voudrait nous faire pressentir - ou soupçonner - à l'origine des choses.
Nous ne pouvons le penser. Mais, de ce principe, comme des autres principes, l'indicible et l'un, nous portons en nous l'image. Nous avons l'expérience d'un état de plénitude qui n'arrive pas à donner naissance à une idée distincte. Entre le silence et la parole, il y a le désir de s'exprimer et l'effervescence intérieure qui accompagne le désir. Entre l'indistinct et le distinct, il y a le moment où la distinction est en train de s'opérer.
Ce moment intermédiaire, Proclus et Damascius l'ont appelé la vie."
Ce passage est extrait de Des Premiers principes, apories et résolutions, par Damaskios, traduit par Marie-Claire Galpérine, chez Aubier, 1987.
Je retiens "Nous ne pouvons le penser. Mais, de ce principe, comme des autres principes, l'indicible et l'un, nous portons en nous l'image. Nous avons l'expérience d'un état de plénitude qui n'arrive pas à donner naissance à une idée distincte."
Cette idée est extraordinaire, rare entre toutes. Je la retrouve dans la traditions du Kâlî-kula, dans son interprétation cachemirienne et dans quelques échos au sein du bouddhisme tantrique.
Idée du premier instant, de l'élan initial, de la source prise en son jaillissement originel. Une idée qui vivra encore dans la théologie mystique chrétienne. Elle pointe vers le "je suis" (aham-bhâva en sanskrit), le pur ébranlement, la vibration simple, source de tous les mouvements, l'émotion qui est l'existence même, l'acte d'être à la racine de toutes les actions, une plénitude dont tout mouvement, toute joie, tout émerveillement en ce monde est comme un débordement. C'est aussi la vie pure (prânana), le respire indistinct du frémissement immobile qui, en ralentissant, devient pulsation du cœur, souffle et autres mouvements des corps.
Ce mystère, cet instant du Big Bang, nous en faisons l'expérience. Lors de n'importe quel commencement. Nous le ressentons quand un mouvement commence, n'importe quel mouvement. Une parole, un geste, un éternuement. Une émotion soudaine. C'est cela que la tradition du Cachemire nomme "éclosion" (unmesha), éveil, ouverture des yeux, expansion. Se rendre attentif à cet élan est la "méditation", la pratique de l'éveil. Parce que cela doit être fait sans égocentrisme, c'est aussi l'adoration. Ce que les mystiques nommeront "amour pur".
Cette manière de faire des ponts entre ce qui se rapporte au divin et ce qui relève de l'humain est ce qui caractérise la reconnaissance : reconnaître le divin en soi, comme un reconnaît un être extraordinaire dans un visage ordinaire, comme on se rappelle que l'on porte les lunettes que l'on cherche, comme on réalise la chance d'être en vie. Philosophie de la reconnaissance (pratyabhijnâ) développée par Utpaladeva et d'autres, à la fois poètes, philosophes et mystiques. De même qu'il y a un moment où l'Un est déjà Tout, où le Tout est encore Un, de même il y a ce passage où l'amour et la connaissance participent de la même fête, qui commence maintenant dans un silence éblouissant.