Vous vous souvenez, monsieur Cendrars, du début de Sapho d’Alphonse Daudet, quand l’étudiant gravit quatre à quatre les six étages de son meublé une femme dans les bras et dépose son lourd fardeau, la femme masquée enlevée au bal de l’Opéra, dans son lit et s’abat sur elle haletant, à bout de souffle, le cœur battant douloureusement, à se rompre, prêt à éclater d’émotion, de hâte, d’impatience, de triomphe juvénile mais aussi d’épuisement et de fatigue physique vu l’effort fourni pour arriver au haut de ces escaliers sans fléchir, sans lâcher l’inconnue qui à chaque étage se faisait plus lourde, sans la laisser choir au dernier palier. C’est dans le même état d’agitation et de trouble, d’angoisse nerveuse, en sueur, le souffle coupé, le cœur me battant dans la gorge, que je me trouvais quand je déposai Sarah Bernhardt dans sa chambre, sauf que je la déposai debout au milieu de la pièce avec mille précautions tant la divine me paraissait fragile et qu’au lieu de me laisser tomber sur la femme célèbre, comme l’autre sur son inconnue, je n’en revenais pas de mon audace de m’être emparé de l’illustre tragédienne et que je me laissai tomber à genoux, rampant à ses pieds pour baiser avec dévotion l’ourlet de sa robe, cependant qu’un glaçon s’insinuait en moi et me perçait le cœur...
Blaise Cendrars, Le lotissement du ciel.
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