Alez, on continue, on ne perd pas le rythme ! Je vous raconte les cinq spectacles (seulement ?) vus pendant mon troisième jour au Off d'Avignon.
12h : Frère(s) vu à la Scala Provence.
Prenez une généreuse part de justesse. Une pincée d'émotions, juste ce qu'il faut. Un soupçon de rythme allant au diapason des situations. En somme, les ingrédients d'un beau moment de théâtre. Mélangez bien, laissez reposer 1h15. Et savourez.
Maxime (Guillaume Tag) et Émile (Jean-Baptiste Guinchard) ont 15 ans lorsqu'ils intègrent leur CAP cuisine. L'un est fils d'un grand cuisinier, à la tête de plusieurs restaurants, et entend marcher dans les traces de son père, même s'il n'a pas l'ambition chevillée au corps. L'autre est arrivé là un peu par hasard, appréciant la cuisine sans pour autant lui vouer un culte. L'un aime regarder Top Chef, l'autre a cette émission en horreur. L'un adore le foot, l'autre n'a jamais vu un match de sa vie. Bref, vous l'avez compris, ils n'ont pas beaucoup de points communs. Leur différence de milieu social vient se rajouter à une liste déjà longue de ce qui pourrait les tenir éloignés l'un de l'autre. Et pourtant...
Et pourtant, ils vont devenir inséparables, travaillant en binôme pour concocter des recettes qui donneront satisfaction à un professeur dur en affaires. Leur amitié née grâce à leur amour pour la cuisine. Et ils vont se nourrir l'un et l'autre de leur inspirations, leurs idées, leurs envies, leur créativité. Nous les suivons ensuite, CAP en poche, dans leurs premières expériences en restaurant. L'un sera très chic, l'autre beaucoup moins. Au fil du temps se dessinera le rêve d'ouvrir leur propre restaurant où ils pourront proposer leurs recettes... Qu'adviendra-t-il de ce rêve ? De leurs autres expériences ? Il n'appartient qu'à vous de le découvrir en allant voir ce très beau spectacle que j'ai, pour ma part, savouré. J'ai adoré suivre l'évolution de ces deux amis, leur apprentissage du monde impitoyable de la vie dans les restaurants. La complicité entre les deux amis, et les comédiens à travers eux, est palpable, authentique. Je vous mets au défi de ne pas vous attacher à ces deux-là.
La mise en scène de Clément Marchand (également auteur de la pièce) reproduit habilement l'effervescence qui règne tantôt dans les gradins d'un stade de foot napolitain, tantôt dans les cuisines d'un grand restaurant, où tout va à mille à l'heure. Le décor se résume à un grand mur de cubes striées qui se module à l'envie pour symboliser l'avant et l'arrière d'une moto filant vers l'Italie, l'immense frigo américain prenant toute la place d'un appartement.
Un conseil : mangez avant, cette pièce met l'eau à la bouche - et les larmes aux yeux.
13h45 : Les Marchands d'étoiles vu au Théâtre des Corps Saints
Il n'y aura jamais assez de pièces, livres, peintures, films, opéras, pour dénoncer et prévenir les dangers du nationalisme, ou du populisme radical. Alors on raconte des histoires. Pour mémoire.
Et celle que va nous raconter Anthony Michineau et que vont nous jouer six fabuleux comédiens est extraordinaire. Extraordinaire parce que ordinaire. Elle met en scène des gens « comme tout le monde », qui ne sont ni des résistants, ni des collaborateurs. Simplement des gens qui ont fait en sorte de vivre, de survivre, pendant la guerre, en se faisant discret.
Un soir de juin 1942, la famille de marchands de tissus Martineau s'apprête à réaliser son inventaire bi-annuel sans savoir qu'il ne se passera pas du tout comme elle l'avait prévu...
Dans la famille Martineau, donc, je voudrais tout d'abord le père, Raymond (Guillaume Bouchède) qui a repris l'affaire de son beau-père. Ne vous fiez pas à son côté « ours » bourru, pas commode pour un sou, à sa façon de faire trembler les murs en hurlant pour tout, pour rien, et sur tout le monde. Vous allez vous attacher à lui avec une force inouïe. Avec son accent marseillais à couper au couteau (brillamment imité), il vous fera rire - mais rire ! Dans la famille Martineau, donc, je voudrais à présent la mère, Yvette (Stéphanie Caillol) qui gère d'une main de maître l'établissement de son père. Sa force et son courage vous envahiront d'émotions. Et enfin, je voudrais la fille, Paulette (Axelle Dodier) qui entend continuer à vivre sa vie, malgré cette absence de liberté qui voile leur vie depuis 3 ans. Ce qu'elle refuse de faire, en revanche, c'est de se taire quant aux abominations des nazis, de la Milice. Cette jeune comédienne vit chaque émotion avec une puissance folle, communicative. Il y a aussi Louis (Anthony Michineau) qui est presque dans la famille, depuis le temps qu'il travaille pour le magasin. Il campe parfaitement le rôle de l'instituteur qui préfère fermer les yeux, adhère sans trop y réfléchir à des clubs où sont diabolisés les « youpins ». Et enfin, il y a Joseph (Julien Crampon), dont la mère était juive. Et dont, évidemment, nous craindrons le sort plus que pour n'importe qui. Car un oiseau de mauvais augure rôde, Marcel (époustouflant Nicolas Martinez), membre de la Milice, qui aime à se vanter ses actes de bravoure - comme celui d'avoir « débusqué des youpins » - auprès de cette famille qu'il a décidement décider de ne pas laisser tranquille, ce soir-là.
L'écriture au plus près du réel d'Anthony Michineau m'a ébranlée : il a réussi à pointer les choix, les dilemmes que pouvait vivre une famille comme n'importe quelle famille pendant la guerre. À doser, aussi, l'émotion, faisant passer des situations tragiques à des moments d'apaisement, de soulagement et de rires (souvent impulsés par notre cher Raymond) qui fusent comme des bouffées d'oxygène. La mise en scène de Julien Alluguette - que l'on avait pu voir briller dans La Vie est une fête l'an dernier - est vive, parfaitement en phase avec un texte qui nous fait passer par toutes les émotions. Tout se déroule en huis clos, dans cet entrepôt qui prend des allures de cocon lorsque Marcel ne vient pas troubler sa quiétude - ses allées et venues incessantes ne sont d'ailleurs pas sans rappeler celles du Commandant Kaubach dans Le Repas des fauves. Ce qui se déroule à l'extérieur, le metteur en scène a choisi de ne pas nous le montrer, mais de le suggérer, de nous le raconter à travers les récits immédiats de certains personnages. Le rythme ne faiblit jamais, grâce notamment aux rebondissements en rafales.
Vous l'aurez compris, j'ai eu un immense coup de cœur pour cette pièce intense, si bien écrite, si bien portée par six comédien•nes fabuleux•ses, si bien mise en scène. Je prend les paris que cette leçon de vie et d'Histoire, dénuée de jugement, continuera à avoir sa place dans les salles de théâtres - croisons les doigts pour qu'elle vienne à Paris !
17h35 : L'espèce humaine vu au Théâtre des 3 Soleils.
Seule sur scène, Anne Coutureau nous offre une saisissante adaptation du récit de Robert Antelme, poète, écrivain et résistant survivant des camps de Buchenwald et de Dachau. À travers elle résonnent l'horreur, l'inhumanité vécues par cet homme et livrés dans ce récit de vie, de survie, du même nom. Elle emprunte sa voix pour raconter des jours rythmés par l'inimaginable, sans jamais tomber dans le pathos. Nous sommes parfois davantage dans la description clinique, que dans le récit, ce qui renforce l'impression de banalité de l'horreur.
Il fallait imaginer une mise en scène toute en sobriété pour un tel spectacle et c'est ce que Patrice Le Cadre a habilement réalisé. Le plateau est entièrement nu, comme pour signifier une absence de tout, dans l'enfermement des ces hommes et de ces hommes.
Les lumières jouent un rôle prépondérant. Nous sommes presque toujours plongés dans la pénombre. Des coups de projecteurs sont parfois braqués sur la comédienne, qui capte toute la lumière.
Un texte et une interprétation magistrale qui laissent sans voix, pour une pièce nécessaire, bouleversante.
19h15 : Le jour où je suis devenue chanteuse Black au Théâtre des Lucioles.
C'est l'histoire d'une petite fille du Nord Pas-de-Calais, blonde aux cheveux crépus et aux grands yeux bleus, qui se rêvait chanteuse de Soul. Cette petite fille, devenue grande, c'est Caroline Devismes (cette comédienne que nous avions pu voir dans Le Portrait de Dorian Gray ou Le Misanthrope dans de précédents OFF).
À 8 ans, elle découvre l'existence d'un grand-père américain vivant au Texas et, par la même, ses origines afro-américaines. Sa rencontre avec Claude Odell Dabbs, son Grand Pa, va être une déflagration, une révélation, mais aussi, une explication à cette passion qu'elle nourrit depuis toujours, pour la danse, la scène et la musique.
Flanquée de ses deux acolytes Peter et Stevie Soul - alias, Les Sparkling Twins -, Medhi Bourrayou (chanteur-comédien-pianiste-compositeuraux faux airs de Michel Polnareff et de Gilbert Montagné Black) et Alex Anglio (batteur-comédien-chanteur-compositeur, fantastique batteur Black), la diva est bien décidée à mettre un peu de soul dans son récit. C'est donc surtout en chansons qu'elle va nous confier son « terrible secret familial ». C'est alors parti pour des chansons de Diana Ross and The Supremes, Donna Summer, Gloria Gaynor, Marvin Gaye, Quincy Jones ou encore Michael Jackson, des hommages en pagaille au label de la Motown. Autant d'artistes et de chansons qu'adoraient grand-père et petite-fille.
La divine Caroline Devismes nous régale avec sa voix à l'amplitude extraordinaire, ses tenues à paillettes et à plumes d'une beauté époustouflante. Son charme, son sourire, et, je le répète, sa voix, ont totalement envoûté la salle. Quelle comédienne !
Cette création de Thomas Le Douarec a connu une « V1 » il y a 12 ans avec non pas 2, mais 3 personnages et toujours, Caroline Devismes en star. C'est ensemble qu'ils ont écrit ce spectacle pétillant, qui donne envie de nous lever de nos strapontins, de chanter en chœur avec la comédienne, de danser à son rythme. Si j'ai adoré les parties chantées et la première partie de cette histoire familiale incroyable, je suis restée plus dubitative devant la seconde partie, à mon sens plus décousue. Elle m'a un peu perdue...
Un spectacle musical qui devrait en séduire plus d'un•e !
21h15 : Les Vilaines vu au Petit Chien.
Un cabaret où féminité et féminisme sont en osmose parfaite. Un endroit où les spectateurs ne sont pas censés pénétrer. Un endroit hors du temps où on se prend à rêver devant tant de matières et de couleurs, à rire à l'écoute de Vilaines qui sont plutôt trois petits trésors. J'ai nommé : Margaux Heller, Lucile Nemoz et Natalia Pujszdo.
Bienvenue dans le cabaret où sévissent Lili, Léa et Lou. Un trio de show girls drôles et touchantes, en un mot comme en cent : irrésistibles. Nous les voyons osciller entre leurs loges - où elles échangent confidences, parlent de tout et de rien (surtout de tout), se parent à vue de leurs plus beaux atours, tout en se chamaillant - et la scène. Nous voici alors transformés en double spectateurs, venus admirer les Vilaines et venus admirer le show préparé au millimètre près par les Vilaines. Au total, ce seront neuf chansons qui seront interprétés par ce parfait trio, qui change de costumes au fur et à mesure. Et quels costumes ! Une petite souris me dit qu'ils ont été dessinés et réalisés par un des plumassiers des grands cabarets parisiens - des chaussures - faites sur mesure par le bottier du Moulin Rouge et du Lido de Paris.
En parlant de chaussures, figurez-vous qu'à l'écriture, on trouve d'autres pointures : ce spectacle a été par l'auteur-compositeur-interprète, Guy Bontempelli (qui a notamment écrit pour Juliette Gréco, Charles Aznavour ou encore Dalida - eh oui, quand même) et par sa fille Elsa qui semble marcher droit dans les talentueuses bottes de son père.
Vous cherchez un spectacle frais, drôle ? Écouter des chansons en apparence légères, dotés d'un vrai message ? Enfin, vous habitez Paris ? Le show reprend en octobre à la Gaité Montparnasse, les Vilaines vous attendent ! Et moi, je me demande si je ne vais pas retourner les voir, ces trois si drôles et si belles demoiselles, tant j'ai aimé les voir et les écouter... Affaire à suivre !