"Nous étions les Mulvaney" Joyce Carol Oates. Roman. Editions Stock, 1998.
Traduit de l'américain par Claude Seban.
« Nous étions les Mulvaney, vous vous souvenez?
Vous croyiez peut-être notre famille plus nombreuse ; j'ai souvent rencontré des gens qui pensaient que nous, les Mulvaney, formions quasiment un clan, mais en réalité nous n'étions que six : mon père Michael John Mulvaney ; ma mère Corinne ; mes frères Mike et Patrick ; ma soeur Marianne et moi ... Judd.
De l'été 1955 au printemps 1980, date à laquelle mes parents durent vendre la propriété, il y eut des Mulvaney à High Point Farm, sur la route de High Point, onze kilomètres au nord-est de Mont-Ephraim, État de New-York, dans la vallée du Chautauqua, cent dix kilomètres au sud du lac Ontario.
High Point Farm était une propriété bien connue dans la vallée – inscrite plus tard aux Monuments historiques – et « Mulvaney » était un nom bien connu.
Longtemps vous nous avez enviés, puis vous nous avez plaints.
Longtemps vous nous avez admirés, puis vous avez pensé Tant mieux!...Ils n'ont que ce qu'ils méritent. »
C'est donc, bien des années plus tard, le benjamin des enfants Mulvaney, Judd, qui va nous guider tout au long de ce très beau roman de Joyce Carol Oates consacré à la grandeur et au déclin de la famille Mulvaney.
Avec Judd nous allons entrer dans l'intimité de cette famille américaine sans histoires et faire connaissance avec chacun de ses membres. Il y a donc le père, Michael, dirigeant une entreprise de couverture réputée dans la région. Son sens de l'honnêteté et du travail bien fait lui ont valu une réputation d'artisan et de père de famille irréprochable. Il est en passe de devenir l'un des notables de Mont-Ephraim.
Corinne Mulvaney est, comme il se doit en ces années 50, mère au foyer. Elle veille donc au bien-être de son mari et de ses enfants mais aussi d'une ribambelle de chats, de chiens et autres animaux domestiques. Elle tient pour son plaisir une petite brocante qu'elle a aménagée dans une dépendance de la ferme. Très pieuse, sans être pour autant bigote, elle a fait de High Point Farm un foyer chaleureux où règnent la tolérance et la joie de vivre.
L'aîné des enfants, Mike, est déjà quasiment un adulte au moment où débute le récit. Élève de terminale au lycée de Mont-Ephraim, joue arrière dans l'équipe de football(américain)locale. Sportif donc, charmeur et fêtard, il travaillera pour l'entreprise paternelle quand il aura quitté sa scolarité.
Ensuite vient Patrick, surnommé Pinch, le taciturne, l'intellectuel, passionné de littérature mais surtout de science et de mathématiques, et doté d'un QI de 151. Patrick qui, après avoir reçu un coup de sabot de cheval à l'âge de douze ans, a perdu l'usage d'un oeil.
Après Patrick vient Marianne, la seule fille des Mulvaney, la gloire de son père. Jolie, d'une gentillesse à toute épreuve qui force l'admiration (et parfois la jalousie et les sarcasmes) de ses camarades, Marianne est de ces jeunes filles trop parfaites, qui allient la beauté physique à la gentillesse et qui, de ce fait, suscitent les émois amoureux des garçons timides.
Puis, en dernier, vient Judson Andrew, plus familièrement appelé Judd, mais aussi « Ranger » par ses grands-frères.Le temps s'écoule paisiblement chez les Mulvaney de High Point Farm et rien ne semble pouvoir ternir l'existence de cette famille dont les membres apparaissent si soudés, comme aime à le dire le chef de famille : « Nous, les Mulvaney, nous sommes unis par le coeur. »
Pourtant, cette belle harmonie va se fissurer et tomber en miettes un jour de février 1976, le lendemain du bal organisé par les lycéens de Mont-Ephraim à l'occasion de la Saint-Valentin.
Un drame a eu lieu et cet évenement douloureux va faire voler en éclats le si bel équilibre de cette famille exemplaire. Chacun de ses membres va devoir faire face au mépris et à l'incompréhension de la communauté, ainsi qu'à la honte et à la douleur de voir se déchirer l'unité du cercle familial. Aucun n'en ressortira indemne et il faudra de longues années avant que la blessure ne se referme et se cicatrise. Les Mulvaney, meurtris, blessés, désemparés face à ce coup du sort qui s'est abattu sur eux, tenteront, chacun selon ses moyens et avec plus ou moins de difficultés, à surmonter l'épreuve et à faire renaître l'insouciance et l'harmonie des jours heureux d'avant le drame.
Avec ce roman, Joyce Carol Oates nous fait pénétrer dans l'intimité d'une famille américaine moyenne qui va se retrouver brusquement aux prises avec l'hypocrisie et l'intolérance. A travers les épreuves qu'auront à traverser les Mulvaney, c'est tout un pan de la société américaine que nous décrit Joyce carol Oates, une société américaine bien-pensante où l'ouverture d'esprit et la tolérance ne s'appliquent que dans de strictes limites qu'il est bien malvenu de dépasser. Pétrie de bons sentiments et de préceptes humanistes arrosés à la sauce protestante, cette société de la middle-class cache en fait sous ses abords respectables et ses sourires de circonstance, les germes de la trahison, de la médisance et du mépris envers ceux qui ont « fauté ». Quand, de plus, on appartient depuis peu de temps, à l'instar des Mulvaney, à cette frange de la société, il est d'autant plus facile de rejeter et d'éloigner ceux qui, par leurs actes ou par un coup du destin, portent ombrage à la réputation de la communauté.
C'est donc à une vive critique de certains aspects peu honorables de la classe moyenne américaine que se livre ici Joyce Carol Oates, en nous offrant un roman d'une grande qualité, habité de personnages nombreux et attachants qui, en proie à la cruauté de leurs contemporains, n'auront comme échapattoire que de plonger en eux-mêmes à la recherche d'une force susceptible de leur éviter de devenir à leur tour des victimes de la haine, de la bêtise et de l'intolérance.
"Sun in an empty room" Peinture de Edward Hopper