Que s’est-il passé dans la vie de William Shakespeare entre 1585 et 1592, de ses vingt et un à vingt-huit ans ? Personne ne le sait. Ce sont ces « années perdues » que Stéphanie Hochet se plaît ici à imaginer.William, marié prématurément et père de trois enfants, étouffe dans le carcan familial. Il ne rêve que d’une chose : devenir acteur. Il se joint alors aux Comédiens de la Reine qui cherchent un remplaçant. Dans une Angleterre où sévit la peste, son sort bascule et sa vocation de dramaturge s’affirme. Ses rencontres avec le ténébreux Richard Burbage, qui lui inspirera le personnage de Richard III, et le fascinant Marlowe seront décisives. Elles dicteront son destin.Le jeune William aurait-il filé à l'anglaise ? L'envie soudaine (ou la nécessité) de disparaitre n'est pas spécifique à ce pays. Le phénomène a même un nom au Japon. Ce sont les évaporés (p. 38). C'est que fuir provoque une ivresse. Stéphanie en parle en connaissance de cause en confiant les émotions ressenties quand elle-même fuguait. Se mettre à l'écart permet d'évoluer. C'est d'ailleurs la posture qu'elle a adoptée pour écrire ce livre.Elle souligne à juste escient qu'au XVI° siècle, l'espérance de vie étant limitée, le besoin d'expérimenter de nouveaux horizons devait être d'autant plus pressant. On comprend combien le jeune homme de 23 ans a hâte de connaître Londres et ses théâtres des liberties (p. 86). Pourtant l'époque est violente. Il n'est pas rare de voir des pendus à la sortie des villages (p. 96). Nombreux sont les crève-la-faim qui mendient. On vole et on détrousse, surtout dans les théâtres en plein air. Stéphanie Hochet sait rendre ses descriptions aussi vivantes que des articles d’actualité.Le roman est construit comme une pièce de théâtre, à tel point que la liste des personnages, inventés et réels, est placée au tout début. Elle y ébauche lareconstitution historique plausible de la vie de William, en faisant une place assez large à son épouse Anne Hathaway sur laquelle on apprend de multiples choses. Avec un art subtil du portrait, et une utilisation intelligente du miroir, Stéphanie Hochet fouille aussi en écho les thématiques et les passages de sa propre vie qui justifient son attachement à la figure de Shakespeare : l’androgynie, l’emprise des aînés, le désir de fuite, l’idée du suicide… chacun de ces points est support de fragments autobiographiques et elle confie que, comme le dramaturge anglais elle ne savait alors pas que faire de sa vie (p. 56). Ainsi s’achève la fin du premier acte.Il est aussi souvent question de féminité et de masculinité, de sexualité aussi. Et à bon escient puisqu'au théâtre en Angleterre les rôles de femmes étaient alors joués par des hommes, ce que soulignait également Eric Pessan dans son roman. Et je rappelle que Belles de scène met ce sujet en lumière au festival d'Avignon.Le théâtre doit rendre le jeu solennel. Il est le monde entier réuni en un espace clos. Tout y est faux (…) et pourtant rien n’est plus vrai (p. 86). En lisant ces lignes comment ne pas penser à un autre William, Mesguisch, qui met en scène et interprète en ce moment Richard III ?
William est, je crois, le quatrième roman de Stéphanie Hochet que je découvre. Née en 1975, elle a grandi en région parisienne, à Antony, et est écrivain et critique. Elle a publié son premier roman, Moutarde douce (Robert Laffont) à l’âge de 26 ans, puis chez d'autres éditeurs Le Néant de Léon (2003), L’apocalypse selon Embrun (2004), Les Infernales (2005), Je ne connais pas ma force (2007), Combat de l’amour et de la faim (Prix Lilas 2009), La distribution des lumières (Prix Thyde Monnier de la Société des Gens de Lettres 2010 ), Les Éphémérides (2012), Sang d'encre, plus récemment chez Rivages Un roman anglais (2015), et Pacifique (2022).
William de Stéphanie Hochet, Payet & Rivages, août 2023