Oppenheimer - Morale quantique

Par Timotheegerardin

 


Qu’y avait-il dans la tête d’Oppenheimer ? Au risque de dérouter, Nolan se concentre sur cette question, se refusant aux mises en perspective historiques ou scientifiques - nulle trace ici de la démarche de vulgarisation qu’on trouvait dans Interstellar. Vulgariser, ou en tout cas donner à voir, est pourtant ce qui occupe Oppenheimer tout au long du film, l’acculant à un paradoxe : pour convaincre de renoncer au feu nucléaire, il faut en montrer les effets, et donc le déclencher. Mais la vue d’ensemble est ici remplacée par une plongée tonitruante dans les méandres d’un esprit et des pièges que l’époque lui a tendus. Ce que le film perd en pédagogie, il le gagne en intensité : la frénésie permanente du récit, du montage et de la musique emmènent assez loin au-delà de l’essai nucléaire en lui-même, qui n’est que partiellement le sujet du film. Le véritable étant : qu’y avait-il dans la tête d’Oppenheimer ?
A sa future femme qui lui demande de lui expliquer la physique quantique, Oppenheimer donne cette explication : c’est le jeu d’ondes et de forces qui s’ébrouent dans le vide, donnant l’illusion de la solidité du monde et des choses (il prend pour exemple le buffet, un verre, leurs mains qui se touchent). Cette définition en dit sans doute moins sur la physique quantique que sur le film de Nolan, son cinéma, et ce qu’il veut faire du personnage.
Comme celui d’Inception, le monde d’Oppenheimer n’est pas un tout cohérent, mais une série de décors dans lesquels évolue le personnage principal. Ces décors sont faux, ils sont creux, comme ces gradins d’un gymnase dans lequel Oppie fait un discours, jetant ensuite un œil consterné sous la structure en bois. Et comme ces dispositifs de procès qui n’en sont pas, ainsi que les protagonistes se plaisent à le rappeler. D'abord visiteur de ces décors successifs, il en devient l'acteur puis le metteur en scène, en dirigeant la construction du village éphémère de Los Alamos. Mais il n’a pas le monopole de la mise scène, puisqu’en face de lui, Lewis Strauss cherche à le piéger dans ses propres dispositifs, tels que cette salle étriquée aménagée en tribunal pour son non-procès. On retrouve ici la rivalité entre deux illusionnistes, évoquant Le Prestige. Mais dans Oppenheimer, c’est le face à face entre un scientifique, qui opère par les démonstrations et les images, et un politique, qui opère par les raisonnements et la parole.
L’obsession d’Oppenheimer pour le monde théorique est figurée dès le début du film par des images mentales, à la fois abstraites et sensorielles : des champs magnétiques, des crépitement, le souffle d’une explosion préfigurant l’essai nucléaires, des gouttes d’eau, etc. On revient ici à sa définition de l’univers quantique, fait de particules qui s'attirent et se repoussent dans le vide. En d’autres termes, il y a de la matière, de l’esprit, mais rien d’organique pour les relier : la chair est le grand tabou. Elle est viciée, comme la pomme dans laquelle du cyanure a été injecté. Les scènes de sexe sont placées sur le signe de la destruction et ont effectivement des conséquences tragiques. Pas étonnant, dès lors, que les corps dénudés refassent leur apparition de manière incongrue lors d’un interrogatoire, alors que la culpabilité du physicien pour le projet Manhattan est à son comble. La bombe pèse sur Oppenheimer à la manière d’un corps de trop. Un corps qui vient se substituer aux images, jamais montrées, des victimes d’Hiroshima, et que le physicien ne peut pas regarder en face.
Nolan signe avec Oppenheimer le film expressionniste autour duquel il tourne depuis ses débuts. Avec Dunkerque, il jouait avec les temporalités du récit sans s’encombrer des justifications de la science-fiction. L’étirement du temps, semblable à celui d’Inception et d’Interstellar, devenait un postulat arbitraire, qui lui permettait de faire de la guerre un tableau impressionniste. En se plongeant dans la psyché d’Oppenheimer, son nouveau film reprend les mondes illusoires d’Inception, mais sans les justifier par le rêve. Les décors et le montage sont entièrement modelés par les états d’âmes du protagoniste. Le monde peut trembler, les visages s’irradier, l’image et le son se désynchroniser sous le simple effet d’une atmosphère mentale. La musique est littéralement assourdissant, puisqu'elle a pour rôle de remplacer l’espace sonore naturel, de redoubler l'éloquence de la mise en scène, la faisant entrer en concurrence avec les dialogue - en d'autres termes, la musique fait ici coexister le muet et le parlant.