Ce roman a été publié en 1933. C'est l'histoire de gardes forestiers qui ont pour mission de veiller sur une poudrière installée en pleine montagne. Dans la solitude des forêts et des pentes glacées, le rythme des gardes montantes et descendantes rend insensible l'écoulement du temps. Parfois, cependant, court la rumeur que des bandits se sont réfugiés sur les hauts sommets et cela romptla monotinie du service. C'est ainsi que le jeune garde Barnabo se persuade qu'un jour il se produira enfin un événement qui justifiera l'uniformité des heures, la patience et l'attente. En effet, le chef de détachement, le vieux Del Colle, est assassiné. Mais on ne parvient pas à retrouver les meurtriers et rien n'est changé dans la vie des gardes. Cependant, plusieurs mois après, un camarade de Barnabo aperçoit une fumée sur un piton et les deux hommes quittent leur poste pour tenter de tuer les assassins de leur chef. Leurs efforts sont vains mais, lorsqu'ils rejoignent la poudrière, c'est pour trouver les autres gardes aux prises avec les bandits qui, vainqueurs, emporteront des munitions. Barnabo est licencié pour avoir abandonné son poste; mais pire encore que cette mesure est pour lui le fait de savoir qu'il a connu la peur durant la fusillade et a agi avec lâcheté. Il gagne la plaine et, pendant cinq ans, travaille dans les champs sans parvenir à oublier son existence antérieure. Enfin, il revient dans la montagne. La poudrière n'existe plus, mais Barnabo se fait engager comme gardien de la maison des gardes, désormais inutile. Revenu sur les lieux qui ont vu sa honte, il va attendre à nouveau son heure, l'instant du glorieux rachat. MAis, le jour où, en embuscade sur un rocher, Barnabo tient enfin l'occasion de tuer les bandits, il ne tire pas et les laisse repartir. Cette fois ce n'est pas la peur qui a retenu son doigt sur la détente, mais le sentiment confus de la vanité du massacre. Lorsqu'il rentre à la maison des gardes, il est libéré de ses fantômes. Désormais, il se confiera aux forces généreuses de la nature et du temps, qui lui donneront la même paix qu'à ses compagnons, les grands mélèzes de la montagne. Barnabo préfigure Le Désert des Tartares. MAis ce premier roman est déjà une oeuvre forte et dense : "un récit âpre et nu, qui garde la simplicité des mythes grecs, leur austérité farouche et leur prophétique gravité".
Comme Le Désertdes Tartares, ce roman est traversé par le thème de l'angoisse et de l'ennui. Pour échapper à son attente monotone et passive, Barnabo se laisse entraîner par son ami Berton dans des escalades périlleuses à la recherche des brigands qu’ils ne parviennent pas à trouver : sur des parois qui ont perdu l’apparence magique qui était la leur de loin – « elles ne semblent plus des tours ni des châteaux ou des églises en ruines, elles sont elles-mêmes simplement, avec leurs fissures, leurs arêtes sans fin, et leur escarpements qui s’élancent dans le vide » – , ils connaissent le froid et la peur, traversent des situations difficiles qu’ils surmontent en puisant dans leurs réserves de courage. La seconde fois, ils partent pendant leur tour de garde, mais en leur absence la poudrière se fait attaquer : quand il redescend, Barnabo, isolé, est mis en joue par un des brigands en embuscade, et au lieu de tenter malgré tout de porter secours à ses camarades, il prend peur, et se cache comme paralysé jusqu’à la fin du combat. Quatre après son licenciement, Barnabo reçoit un jour dans sa solitude la visite de son ami Berton, qui a fini également par quitter le service (dans l’honneur, lui), mais, après avoir pris les nouvelles de la vallée, il s’aperçoit qu’il n’a plus grand-chose à lui dire. En revanche cette visite lui fait soudain « compter le nombre des années passées à consumer sa vie chichement dans une attente désormais stérile », et de plus en plus souvent il se met à « penser à un retour possible » vers le lieu où il a passé sa jeunesse, et auquel, au plus profond de son être il appartient.
Barnabo des Montagnes est déjà à certains égards un texte inquiet : on y trouve la solitude, parfois libératrice mais parfois aussi étouffante, la peur du danger, la honte de la défaite et plus encore de la lâcheté, l’humiliation de la dégradation, l’absurdité d’un travail sans but intelligible, le temps qui passe insidieusement jusqu’au jour où l’on comprend qu’on a gâché sa vie sans en profiter. Pourtant cette fin sereine, sans référence à la mort, est incontestablement l’une des plus lumineuses qu’aient proposées Buzzati : en se détachant des obsessions qui l’avaient inutilement tourmenté, en renonçant à « justifier » sa vie, Barnabo atteint une sorte de lucidité supérieure. L’ensemble du roman semble d’ailleurs une célébration du dépouillement assumé, avec presque quelque chose de zen : peu de paroles – mais seulement le bruit du vent, les cris des oiseaux, le mouvement des nuages, l’odeur de la forêt – , peu de contacts humains, peu d’événements – « rien non rien n’est arrivé » lit-on de façon significative dans les dernières lignes : et malgré tout en définitive une sorte de plénitude. Tout se passe comme si Barnabo finissait par comprendre que l’attente à laquelle sa vie avait été vouée n’avait pas vraiment besoin d’être comblée, qu’elle était en elle-même plus belle que son objet, qu’elle était en soi, en dépit ou à cause de son caractère frustrant, qui l’obligeait à se centrer sur « autre chose », une richesse. Par contraste, il faut bien reconnaître que Le Désert des Tartares, écrit quelques années plus tard, semble au premier abord nettement plus amer : l’image de l’existence qui s’en dégage est clairement celle d’une mystification.