La Luxure, 1220-1230; Notre-Dame de Paris, rose ouest [14]
Au début du XIIIème siècle, la femme au miroir symbolise la Luxure en général, et la prostituée en particulier.
Dans les premiers portails gothiques
La femme au miroir n’y est pas représentée seule, mais accompagnée de sa proie.
Vers 1205, Chartres, portail Sud 2eme pilier Vers 1220-30, Amiens, portail central
La Chasteté avec son Phénix, au dessus du couple luxurieux
Dans les portails de ces deux cathédrales, la Luxure est représentée sous la forme d’un couple debout, où la femme tient un miroir (dont il ne reste que le manche). A Chartres l’homme tient une bourse, qui illustre la vénalité de sa compagne.
A noter qu’au portail de Notre Dame, la représentation actuelle de la Luxure (une femme assise penchée sur une balance) est une restauration malheureuse, elle regardait auparavant un miroir.
Cette représentation très édulcorée de la Luxure contraste violemment avec la représentation antérieure, la femme nue dévorée par des serpents, si fréquente dans l’art roman. Elle contraste également avec les représentations plus crues que présentent les Bibles Moralisées.
Dans la Bible moralisée de Vienne (Cod 2554)
La récolte de la Manne / Les grandes prébendes
Bible Moralisée de Vienne, 1225-1249, ONB Cod 2554 fol 31r
Un coffre avec une bourse ouverte et une prostituée avec un miroir représentent « les grands prébendes » que réclament les mauvais clercs, tels les Hébreux qui, recevant la manne du ciel, auraient préféré manger de la viande :
Ce qe li fill israel vongerent la manne et demanderent la char senefie les mauves escoliers qi vonchent la doctrine deu et demandent la char ce est la convoitise et les granz provendes
Bible Moralisée de Vienne, 1225-1249, ONB Cod 2554 fol 46v
L’image illustre un passage du Livre de Samuel (II Sam. 13, 15-19) où, après avoir violé sa sœur, Amon la prend en haine et la chasse de son logis :
« Ce qe li freres enhai sa soror qant il ot feite sa volentei de li et la bota fors de son lit et cele s’en ala plorant senefie le riche clerc qi bote en sus de lui la pucele qant il li a tolu sa virginitei, et la chasce fors de son osteil, et cele devient mauvese fame et devient pute »
Le miroir n’a ici aucun intérêt narratif, sinon d’illustrer le dernier mot du texte. De même, le pied d’Amon qui piétine la robe blanche et contredit le mouvement d’expulsion, à l’encontre de toute réalisme, est une manière de signifier la déchéance de la femme.
Bible Moralisée de Vienne, 1225-1249, ONB Cod 2554 fol 60rv
L’image illustre un passage du Livre des Juges (Jug. 8, 31; 9, 1-6):
« Ce qe cil fistrent d’abymelech, qi nasqi d’une putain, roi, senefie les gieus et les mauvez enfanz, qi ferunt d’antechrist roi, qi nastra de Babylone, ce qe cil pelerent lors deux por adobeir abymelech senefie les mauvez et lezs mescreanz, qi aorrunt et adobe. runt antecrist d’usure et de couvoitise »
Comme le note F.Garnier [2] :
l’imagier fait bien naître ce roi de la femme de mauvaise vie, car il ne repose pas sur le sol mais sort d’entre ses jambes.
Dans la Bible moralisée de Vienne (Cod 1179)
Bible Moralisée de Vienne 1225-1249 ONB Cod 1179 fol 165v
Le Festin de Balthazar, avec des objets volés au Temple, est comparé, en bas avec « les hérétiques qui pervertissent les Saintes Ecritures en les expliquant à leur gré et, bien plus, ceux qui dépensent les biens de la Sainte Eglise dans le mal et les mauvaises choses. »
Comme le note Robert Mills [16], les convives de la scène du bas fonctionnent par couples, illustrant au total quatre Péchés :
- la dilapidation des Biens :
- l’Orgueil : la femme au miroir ;
- la Luxure : l’homme qui lui caresse sa poitrine et l’embrasse dans le cou ;
- la Perversion :
- la Gourmandise : le jeune homme au bol ;
- la Sodomie : le vieil homme qui lui caresse le cou.
Dans la Bible moralisée d’Oxford / Paris/Londres
Bible moralisée d’Oxford/Paris/Londres, 1226-1275, Bodleian Library MS. Bodl. 270b fol 47v
En haut les Hébreux, poursuivis par Pharaon, arrivent devant deux monts et la mer.
En bas, le texte explique que Pharaon signifie le Diable, les montagnes la Chair et la mer les Tribulations de Monde. Coincé entre la fidélité textuelle et la fidélité graphique, l’artiste a conçu l’image comme il a pu :
- aux Hébreux correspondent ceux qui se saôulent,se gavent, ou tapent dans la caisse ;
- à Moïse avec son bâton correspond le diable avec son litron ;
- au paysage correspond la prostituée au miroir, avec ses chairs volutueuses (les deux monts) et sa chevelure enveloppante (la mer).
Il ne s’agit donc pas encore d’une scène cohérente, où le miroir servira d’instrument du Démon contre la femme. Ici, il est simplement le signe distinctif de la volupté charnelle.
Bible moralisée d’Oxford/Paris/Londres, 1226-1275, Bodleian Library MS. Bodl. 270b fol 213v
« Un pénitent en caleçons, debout entre deux tiges d’épines, reçoit à droite une couronne de la main de Dieu. A gauche, une courtisane tend vainement son miroir à un habitué des tripots, qui vient de renverser une table de jeux avec ses jetons et son pichet de vin ». [15]
Signifie que celui qui veut être au dessus de la terre, autrement dit au dessus de son Corps, il convient qu’il combatte les voluptés charnelles, car la chair est la terre de l’Esprit. Et de même que le serf travaille en premier, et en premier reçoit, de même il convient que nous meritions la vie éternelle dans le ciel.
Significat quod qui vult esse super terram id est super corpus suum , oportet ipsum et pugnare contra voluptates carnales, quia caro est terra spiritui, et sic servus laborat primo, et postea premium recepit, ita nos oportet celo mereri vitam eternam.
Références : [1] http://cathedrale.gothique.free.fr/Notre-Dame_de_Paris_Rose_Ouest_Vices_Vertus.htm [2] François Garnier, Le langage de l’image au Moyen Age, Volume 2 p 224 [3] Robert Mills, Seeing Sodomy in the « Bibles moralisées » Speculum, Vol. 87, No. 2 (APRIL 2012), pp. 413-468 (56 pages) https://www.jstor.org/stable/23488044 [4] Laurence BRUGGER « LES « PARAPHRASES BIBLIQUES » MORALISÉES L’EXEMPLE DU LIVRE DE JOB » Bibliothèque de l’École des chartes, Vol. 162, No. 1, DES SOURCES À L’ŒUVRE: Études d’histoire de l’art médiéval (janvier-juin 2004), pp. 75-96 https://www.jstor.org/stable/43015152Au XIIIème siècle, le miroir est donc vu comme un accessoire de coquetterie ou de prostitution, pas encore comme l’instrument fatal qui révèle la vanité du Monde.