La notion d’entropie est certainement et paradoxalement la plus importante et la plus méconnue. Je prends souvent n’importe quel prétexte dans les quelques cours que je dispense, qu’il s’agisse d’économie ou d’écologie, à passer une bonne demi-heure pour déciller les élèves.
A vrai dire, dans mes premiers souvenirs de taupin, l’entropie était une notion totalement absconse que je récitais dans une formule dU = -PdV + TdS où le moyen mnémotechnique était carrément ordurier et misogyne (« mon point de vue, toute des salopes »). On fait comme on peut.
D’une façon générale, la thermodynamique était pour moi une science factice puisqu’il s’agissait d’approximer beaucoup de particules en espérant que ca donne quelque chose au niveau macro… tandis que la mécanique était belle et réglée comme du papier à musique. Des calculs déterministes qui font que l’on sait où l’on va. On remonte le temps, on prévoit l’avenir au millimètre alors que franchement, cette thermodynamique qui parle d’agitation des molécules, en disant qu’au final ce gros bazar permet de trouver une température ou une pression, ca restait pour moi un vestige 18ème siècle so machine à vapeur qu’on trimbalait encore dans les manuels scolaires à titre historique voire archéologique… alors que nous avions aujourd’hui Einstein et Planck.
Ce n’est qu’en 2004, au moment où je découvre la « décroissance » en tant qu’appareil critique général, que je retrouve ce terme dans un contexte improbable, à savoir le livre de Georgescu Roegen « The Entropy law and the Economic Process« .
Je vous rassure, je ne l’ai pas lu… J’avais juste compris que son idée était d’intégrer les lois du vivant et de la dégradation de l’énergie dans les process économiques qui adoptaient plutôt une vision mécaniste et faisaient comme si tout était recyclable en économie : on extrait, on consomme… sans trop se demande si le stock « nature » est infini. Je simplifie évidemment.
Je vais tenter de résumer en 5 points les apports philosophiques et scientifiques de la deuxième loi de la thermodynamique formulée par Carnot. Je ne peux sinon que renvoyer vers les excellentes vulgarisations faites par Science Etonnante et Aurélien Barau.
- Même si la quantité d’énergie se conserve, la qualité elle se dégrade : un Joule d’électricité c’est « mieux » qu’un Joule de chaleur car la chaleur c’est un peu le « déchet » qu’on obtient à chaque fois qu’on convertit de l’énergie. Typiquement, mon Joule d’électricité va faire tourner une roue mais je vais pas avoir un Joule d’énergie cinétique car il y a aura des « pertes » sous forme d’échauffement. On parle alors d’énergie libre (celle que l' »on » veut) versus énergie perdue (qui vient réchauffer l’Univers). Sans rien faire, l’entropie ne peut qu’augmenter.
- La loi fondamentale est que l’entropie augmente c’est à dire que globalement et à terme l’Univers sera un gros machin tiède une fois que toutes les transformations « utiles » auront eu lieu. On dit aussi que l’entropie mesure le désordre. Et donc à terme, l’Univers sera un gros truc informe.
- On observe cependant des poches de « néguentropie » c’est à dire que certains systèmes, et en particulier les êtres vivants, créent des transformations utiles en absorbant toujours plus d’énergie en amont. Ainsi les plantes captent l’énergie des photons solaires pour produire une matière ordonnée (racines, tronc, feuilles, sève qui vainc la gravité…) et des animaux viennent à leur tour « manger » cette énergie sous forme de sucres notamment pour libérer de l’énergie motrice bien utile pour trouver des partenaires, ou encore découvrir le monde pour se « nourrir » culturellement.
- Cette néguentropie, lutte contre l’entropie croissante inéluctable, afin de toujours créer plus d' »ordre », nécessite toujours plus d’énergie comme un un train souhaitant aller plis vite consumerait toujours plus de combustible.
- Le temps qui passe c’est au fond la manifestation de l’entropie. Il y a aussi un lien fort entre information et entropie. En effet l’information c’est une forme de tri, de mise en ordre. Et pour aller vite, une information, c’est quelque chose qui fait sens…
Ce résumé semblera très ésotérique au néophyte et franchement grossier pour un spécialiste. Le point essentiel qui m’intéresse est de montrer que l’on peut adopter un point de vue légèrement mystique en ne voyant dans l’Univers qu’une sorte de créature qui fait tout pour se désorganiser le plus vite possible. Et que paradoxalement, la manière la plus optimale pour y arriver n’est pas de casser tout en continu mais de créer des structures qui vont optimiser ce principe destructeur.
Je dois beaucoup à l’astronome François Roddier qui a relié cette thermodynamique à la fois à l’économie mais aussi au vivant. Il n’est pas le premier mais à ma connaissance, le calcul de cette dissipation par masse est de lui. Sur le graphe ci-dessous, on trouve que même si les étoiles dissipent énormément, leur efficacité est moindre que celle d’un humain qui crame beaucoup comparé à sa petite taille !
Dissipation d’énergie par masseRoddier extrapole aux systèmes humains et aux systèmes économiques et si l’on est bien sûr en droit de contester cette vision téléologique, cette courbe a moins le mérite de donner un « sens » à ce que nous pouvons appeler l’Être.
Bref c’est un cadre de pensée assez vertigineux, évidemment faux car macroscopique et forcément paradoxal ou tautologique à bien des égards (nous verrons pourquoi). Mais que je trouve fascinant car il unifie des activités aussi différentes que la fusion nucléaire des étoiles que les guerres et les levées de fonds. Hubert Reeves disait que les hommes étaient des poussières d’étoiles. Nous pouvons aussi dire que les hommes sont des étoiles à poussière. Des êtres vraiment douées pour cramer des trucs et mettre la pagaille. Et que cela arrange bien les affaires de l’Univers !
Les émeutes ?
Ce long détour préliminaire pour évoquer un point de vue sur ces émeutes en France. Avoir le nez collé dessus est d’abord un handicap. Et certainement qu’en parlant d’Univers et d’entropie, nous dézoomons beaucoup trop. Il fut une période où je m’intéressais beaucoup au process révolutionnaire moins pour des raisons romantiques que pour des raisons « scientifiques ». Peut-être un vieux souvenir de mes lectures d’Asimov où il est question de cette psychohistoire capable de prévoir des grandes phases sociologiques non pas dans le détail mais en faisant de la statistique. Bref de la thermodynamique… appliquée au conscient. Une idée de Jacques Ellul dans Autopsie de la révolution me revient à savoir qu’en gros… on ne peut jamais vraiment prévoir quand cela surgit. C’est sûrement d’une banalité affligeante mais je me souviens que, dans un autre registre, le déclenchement de la première guerre mondiale a été l’assassinat de François-Ferdinand ce qui semble assez anecdotique et surtout qu’il est toujours bien commode d’expliquer l’Histoire après coup…
Il est certain que ces émeutes s’inscrivent dans un contexte bien plus large, que la soupape a explosé et que d’une certaine manière, tout a été préparé par des programmes politiques, sociaux et urbanistiques pour que le « chaos » émerge à partir de toute cette construction en amont.
Il paraîtra indécent, ou au moins hors-sol, de considérer que ce chaos n’est ni bon ni mauvais. Je ne vais pas me risquer sur les causes. J’ai découvert par contre depuis quelques temps que ce concept d’entropie était aussi dans notre cerveau à savoir que nous humains passons quand même le plus clair de notre temps à essayer d’arranger les choses, à leur trouver un sens, à leur donner un sens.
Or quand survient le chaos, nous ne parvenons pas à trouver un sens. Comme tout le monde, je ne comprends pas que des émeutiers puissent brûler l’école du quartier, la bibliothèque récemment rénovée. Mon appareil analytique parvient à en trouver de sens quand j’apprends que c’est un Louis Vuitton ou un magasin Nike, je retombe sur mes pattes d’interprétation socio-économique (lutte des classes, mimétisme social, théorie de la consommation…)
Alors la dernière branche analytique à laquelle je me raccroche, car il fait bien hélas pour moi que tout ceci ait un sens, cette branche c’est celle de l’entropie humaine. L’anthropie…
Et mon idée est celle-ci. Que tout simplement quand ca « pète » il n’y a pas de sens. Il y a des paradoxes. L’Univers aurait pu se passer de créer le Vivant sur Terre et aurait pu faire une planète stérile ca n’aurait pas changé grand chose pour accélérer son périple vers la mort thermique finale.
Le vivant est donc déjà un non-sens. Car si vraiment c’était la crème de la dissipation d’énergie, il lui aurait fallu créer de la vie partout pour aller encore plus vite.
Au fond, Roddier, comme Darwin, n’explique rien. Mais au moins cette tentative de mettre un peu de sens dans un Univers foisonnant, grouillant de choses bizarres (pulsars, trous noirs, ondes, photons, coléoptères, virus, prion, Picasso, connectique USB, diabète de type 2…), cette tentative-dis-je a le mérite de trouver un peu de sens à ce qui n’en a manifestement pas.