La première fois, on ne va pas à Deshaies, on tombe dessus à l’improviste. Que l’on arrive du Nord ou du Sud, la baie apparaît à nos pieds comme un modeste trésor caché. Le boulevard des Poissonniers dans un sens, la rue de la Liberté dans l’autre et c’est à peu près tout, si l’on ajoute la rue de la Vague Bleue qui monte au cimetière et à l’école, ou inversement. Deshaies n’est qu’un fin sourcil posé au-dessus de l’œil bleu turquoise dans lequel il se reflète. C’est un village simple à l’écart des sentiers battus par les touristes qui ne rêvent que de transats et de plages privées.
A Deshaies, quand le vent bouscule l’après-midi, on peut voir des pélicans qui pêchent entre les bateaux amarrés sous le ciel noir qui annonce l’averse. Les rues sont désertes et les oiseaux plongent à la verticale en visant les poissons. Deshaies est un village magique par la couleur que lui donne le soir le soleil juste avant de le tromper avec d’autres, plus à l’Ouest. Certainement pour se faire pardonner son infidélité, que l’on ne soupçonne pas tant on est certain qu’il est définitivement éteint après l’avoir vu disparaître, là. A cette heure, ses rayons se glissent entre les maisons, arrosent les toits de tôle, éclaboussent les façades. On ne sait plus où regarder, où tendre la joue pour recueillir les dernières brûlures de la journée. On prend des photos pour capter le spectacle mais on sait bien que c’est impossible, qu’il faudrait aussi fixer les parfums et le vent.
On revient le matin, quand la mer est bleue. L’incendie de la veille n’a laissé aucune trace. Dans la baie, quelques voiliers, on s’approche de cette maison en bordure de plage. Ce n’est plus qu’une ruine mise à mal par une houle trop forte, un vent qui dérape. Les éléments ne méritent ici qu’une confiance limitée dans le temps. Ils sont capricieux, changeants et parfois démesurément déchaînés face à un si petit papillon. Ils sont ainsi capables de donner l’impression que cette maison a été soulevée et reposée de travers, presque à la même place mais de biais. Il manque tout un côté et l’on se dit qu’avec les bateaux derrière, la photo pourrait être intéressante. On s’avance encore un peu et, derrière un volet miraculé, on voit un homme qui dort sur un matelas. On se sent un peu bête et l’on recadre sur les palmiers. La misère au soleil n’est moins pénible que pour ceux qui en sont témoins.
Le soir à Deshaies, on fait le boulevard des Poissonniers pour boire un verre, pour acheter des accras, pour se réapprovisionner en rhum (très bien) arrangé. Un autre soir, on s’asseoit dans le seul café de la rue parallèle. Tout nouveau, à côté de l’église. Les militaires qui naviguent dans la baie depuis quelques jours sont là aussi, transpirant la douce camaraderie des soirées à terre. Ça chante, ça rie, ça nous montrerait bien ses fesses s’il n’était pas si tôt. Une chanson paillarde est quand même lancée. Après deux phrases, l’attablé du bout stoppe d’un geste l’élan des autres, qui s’arrêtent dans un silence aussi absolu qu’inattendu. Le gradé, sans doute, vient de constater que le reste de l’assistance est très familial. Il est toujours réconfortant, loin de chez soi, de pouvoir faire confiance à la marine française.
Juste à côté du bar, dans la maison un peu en retrait, la lumière de la terrasse s’éteint toute seule, indifférente à la prestation de la fine chanteuse qui officie maintenant au milieu des militaires. On rentre. On laisse Deshaies dans le noir, avec cette seule veilleuse musicale. Deshaies est comme un enfant que l’on abandonne dans sa chambre après une belle histoire. On part mais on sait qu’il est en sécurité, qu’il est là, juste à côté. Et surtout, on sait qu’on le retrouvera le lendemain.
Turquois