Super Connard
Du complexe du super-héros africainUn article d'Abdoulaye Imorou
Ce message a été publié dans un groupe WhatsApp. Il ne s’agit pas de n’importe quel groupe WhatsApp. Les membres de ce groupe sont, pour la plupart, des universitaires (essentiellement sciences humaines et sociales) de pays comme le Togo, le Bénin, le Ghana, le Cameroun, la RDC… C’est un groupe d’universitaires africains donc. Ce groupe a été créé avec pour objectif de faire circuler l’information scientifique (appels à contribution, publications, questionnaires…), de faire avancer la recherche, de faire gagner l’Afrique.Comment quelqu’un peut se lever et penser que c’est ok de publier un appel à meurtres, dans un groupe WhatsApp, d’universitaires qui plus est ? La réponse est simple. Il ne pense pas que c’est ok. Il sait que c’est ok, même ou surtout dans un tel groupe WhatsApp. Pourquoi ? Parce qu’il est un super-héros africain. De son point de vue de super-héros africain, non seulement cette publication n’est pas problématique mais encore, elle est indispensable. Il se devait de le faire pour le bien de l’Afrique. C’est sa mission. C’est son devoir de super-héros africain.Le type de super-héros dont il question ici est particulier. Ce n’est pas un super-héros Walt Disney façon MCU. Ce n’est même pas un dark super-héros à la manière de Nolan ou de Snyder. C’est un enfoiré de super-héros façon The Seven. Mais ça, le super-héros africain ne le sait. En effet, dans son délire, il se prend plutôt pour un héros positif. Ses références sont Patrice Lumumba, Thomas Sankara ou encore Soundiata Keita. Il se croit aussi pur qu’il les imagine. Dans le fond, c’est comme si Homelander était persuadé d’être aussi innocent que Superman tout en restant convaincu que tout lui est permis. Ce type de super-héros africain est donc un super connard persuadé d’être le meilleur des hommes.Mais de quel pouvoir dispose donc Super Connard ? Il s’auto-définit comme clairvoyant. C’est un Africain conscient qui a le pouvoir de résister à l’Occident et à sa volonté de faire des Africains des aliénés. Il a le pouvoir de comprendre parfaitement le monde d’aujourd’hui, de voir à travers le jeu d’un Occident qui cherche à imposer sa vision du monde aux Africains. Ce grand pouvoir lui donne, naturellement, de grandes responsabilités, celles de préserver l’Afrique et les Africains des manigances occidentales. C’est donc dans le cadre de ces responsabilités que Super Connard publie son appel à meurtres. Il a vu que l’Occident veut transformer les Africains en homosexuels. Il a la solution : éradiquer le problème à la base. Il se lance donc dans une croisade contre les homosexuels. Il appelle les véritables Africains de cette génération à le rejoindre. Ensemble, ils iront tuer les homosexuels.Super Connard ne réalise pas que sa façon de penser est insultante pour les Africains. Elle revient à dire qu’il n’y a absolument rien qu’un Africain puisse faire sans qu’il n’y ait derrière lui une main occidentale pour le pousser. Cela revient à accorder à l’Occident une sorte d’omnipotence et à retirer à l’Afrique toute agency. Si on croit qu’un Africain ne peut être homosexuel sans l’Occident, autant croire aussi qu’il ne peut respirer sans l’Occident. Super Connard ne réalise pas les contradictions de sa position. Ainsi donc, il entend lutter contre l’influence occidentale en s’appuyant sur la bible ? Super Connard ne réalise pas que l’image qu’il donne des Africains est celle de monstres, de monstres homophobes et assassins ; c’est l’image coloniale du nègre sauvage. Super Connard ne réalise pas que son message est criminel. Super Connard ne réalise rien de tout cela simplement parce qu’il évolue dans un univers qui lui permet de prendre ses délusions pour réalité. Cet univers lui permet de publier un appel à meurtres dans un groupe WhatsApp sans être inquiété.La logique aurait voulu que les membres de ce groupe WhatsApp rappellent immédiatement Super Connard à l’ordre. Qu’attendre d’universitaires sur des questions d’homophobie et d’appels à meurtres ? Une tolérance zéro ! Mais, dans l’univers de Super Connard, cela ne se passe pas ainsi. Cet univers est enfermé dans la même délusion. C’est l’univers d’une Afrique sans aucune agency, soumise aux assauts d’un Occident omnipotent ; une Afrique qui en attendant l’avènement de Poutine africains, compte sur ses super-héros. Dans cet univers donc, Super Connard a vraiment le statut d’un super-héros. Sa mission est de la plus haute importance. Dès lors, les universitaires ne dénoncent pas son message. Peut-être se disent-ils qu’il exagère un peu, mais dans le fond, ils ne comprennent. Ils le comprennent parce que, dans cet univers, la nécessité de stopper l’Occident est impérieuse.L’Occident veut imposer sa vision du monde. L’Afrique doit résister. La liberté de choisir son orientation sexuelle fait partie de cette vision occidentale du monde. L’Afrique ne se laissera pas faire. L’homosexualité n’a jamais eu, n’a pas et n’aura jamais sa place sur le continent. Super Connard est là pour s’en assurer. Les universitaires le comprennent. S’ils ne vont pas jusqu’à relayer l’appel à meurtres, leurs publications portent également sur cette nécessité qu’il y a à contrer le plan occidental. On se félicite, ainsi, de ce que le Cameroun dispose d’une loi contre l’homosexualité et a eu le courage de demander à l’ambassade de France d’annuler des manifestations pro LGBT+ qu’elle avait prévues. On sort des arguments comme « ils refusent la polygamie mais veulent nous imposer l’homosexualité ». Oui, Super Connard sait que, dans un tel univers, son message est ok.Il y a cependant deux ou trois voix dissidentes. Elles sont simplement moquées et disqualifiées. Super Connard, fort de l’assurance dont dispose les imbéciles, répond que ces dissidents ne peuvent être, eux-mêmes, que des homosexuels. Il sait sa stratégie efficace. Dans cet univers, elle fonctionne comme le fameux « Qui vive ? », comme le « Either you are with us, or you are with the terrorists » de George Bush. Dans cet univers, qui voudrait prendre le risque de donner l’impression qu’il est contre l’Afrique et pour l’Occident. Super Connard sait que cette stratégie suffit habituellement à clouer les becs. Fort heureusement, les voix dissidentes ne se laissent pas démonter cette fois. L’une d’elles lui réplique qu’il est nul. La réplique fait réagir un autre membre du groupe. Ce dernier rappelle les règles de courtoisie du groupe. Ce qui le dérange donc dans ces échanges à propos d’un appel à meurtres, c’est le mot « nul », c’est le fait d’avoir traité Super Connard de nul. La deuxième voix dissidente lui demande alors où il était quand l’autre connard appelait au meurtre. L’un des administrateurs du groupe intervient enfin, pour changer les paramètres du groupe de sorte que plus personne ne puisse poster de message. Le mot « connard » était de trop.Voilà donc où nous en sommes. Un monde qui ne supporte pas les mots « nul » et « connard » mais que les appels à meurtres ne semblent pas trop déranger. Ce n’est pas cela lutter contre l’Occident. Ce n’est pas cela défendre l’Afrique. C’est tout simplement laisser nos ressentiments prendre le meilleur de nous. Nous nous devons mieux que ça !