Difficile de présenter en quelques lignes Ziad Rahbani (déjà mentionné dans un billet précédent). Fils de la diva libanaise Feirouz et de Assi Rahbani, son compositeur, lui-même grande figure, avec son frère Mansour, de la scène musicale arabe, Ziad manifeste très tôt ses dons musicaux et plus largement artistiques. Il publie, alors qu’il n’a pas treize ans, un recueil de poèmes (صديقي الله) et, à 17 ans, il met en musique pour sa mère une chanson écrite par son oncle, alors que son père est hospitalisé.
C’est à la même époque qu’il fait ses débuts sur la scène comme comédien puis comme dramaturge. Très vite, il se forge son propre style, et son propre personnage, en créant des chansons et des pièces de théâtre, des sketches radiophoniques plus tard, où l’on retrouve sa marque de fabrique : vigueur de la critique sociale alliée à un humour dévastateur.
Pour les Libanais, et plus largement pour la jeunesse de la région, "Ziad" reste pour toujours associée aux années de la guerre civile libanaise. Quasi intouchable de par ses origines familiales, le jeune prodige est une icône de la gauche arabe, qui peut impunément afficher un total mépris de la classe politique de son pays et tourner en dérision les autorités morales et religieuses.
Au fil du temps, Ziad Rahbani délaisse progressivement la scène et les médias (même si la création du quotidien Al-Akhbar, il y a un peu plus de deux ans, lui a donné l’occasion de tenir, dans son style inimitable, une chronique régulière). De plus en plus, il se consacre à la musique, notamment dans un registre qu’il aura lui-même contribué à faire connaître sous une appellation qui ne le satisfait plus aujourd’hui, celle de l’Oriental jazz (voir ce précédent billet). Après avoir longtemps joué presque exclusivement dans des orchestres de taille relativement réduite, son grand bonheur semble désormais de se produire avec de très grandes formations, de type orchestre symphonique.
C’est donc à la tête d’un orchestre d’une cinquantaine de musiciens interprétant ses propres compositions que Ziad Rahbani se produit actuellement à Damas pour une série de concerts. La première rencontre avec le public damascène a eu lieu samedi 16 août sur une scène aménagée au pied de la citadelle, au cœur de la vieille ville, tout près des souks.
Deux heures avant le début du concert, il a fallu laisser entrer la foule venue en masse assister à un événement qui déjà fait date : Ziad Rahbani, après toutes les années de guerre civile et de présence militaire syrienne au Liban, invité par le régime syrien dans le cadre des festivités "Damas, capitale de la culture arabe" ! Les officiels ne sont pas encore arrivés mais, une heure avant le spectacle, le public est déjà au rendez-vous pour cette venue si longtemps rêvée. L’impatience est telle qu’un groupe entonne une chanson de Ziad Rahbani, bientôt reprise par tous les spectateurs. Une heure durant, ils chantent a capella les succès qui ont scandé les moments heureux et malheureux des trois dernières décennies.
Le spectacle commence. Deux morceaux musicaux avec "le maestro" au piano. Entrée des choristes pour le troisième. Au quatrième, Ziad Rahbani, emporté par l’atmosphère, entonne lui-même un de ses plus grands succès : Qu’est-ce que c’est que cette époque ? (شو الأيام). Délire dans la salle où l’on agite frénétiquement les photos de la vedette accompagnée des titres de ses chansons les plus célèbres, mais aussi des drapeaux rouges en hommage à celui qui fut un moment proche du Parti communiste libanais et qui n’a jamais renié ses convictions de gauche…
Une heure et demie plus tard, le concert se termine sur Comme il sonne ton luth ! (عودك رنان), un autre succès souvent interprété par Feirouz. Spectateurs et musiciens savent qu’ils ont partagé un moment exceptionnel. Ziad Rahbani, très ému, remercie le public : Sincèrement, je ne m’attendais pas à ça ! Je n’ai jamais rien connu de pareil ! (بصراحة ماني متوقع هيك شي... ولا شايف هيك شي من قبل).
Le journaliste du Hayat raconte que nombre de spectateurs ont une pensée pour Mahmoud Darwich qui vient d’être mis en terre à une centaine de kilomètres de là, en Palestine. Pas grand-chose en commun en apparence entre la haute figure du Palestinien à l’écriture sophistiquée et la gouaille du Beyrouthin à l’humour ravageur, si ce n’est un même univers de référence, sans doute un peu passé d’époque mais qui demeure bien vivant, où les "idées de gauche" sont indissociables des convictions nationalistes (arabes). Et pour cette sensibilité à la fois politique, sociale et culturelle, les titres des succès de Ziad Rahbani offrent le meilleur résumé possible de la situation d’une région qui vit dans un mauvais "long métrage américain" (Film amrîkî tawîl) où "tout est raté"(Kull shi fâshil).
Quelques remarques encore, en conclusion.
1) Avec la venue de Ziad Rahbani, qui complète une série d’événements de grande qualité, la Syrie aura su monter un des meilleurs programmes jamais organisés dans le cadre des saisons culturelles associées au cycle annuel des "capitales de la culture arabe" (l’Algérie l’année dernière, Jérusalem ( !) l’année prochaine…).
2) Sans doute, Ziad Rahbani n’est plus ce trublion qui se moquait sur les ondes libanaises de la présence militaire syrienne et de ses soldats pilleurs ramenant dans leurs camions tout ce qu’ils ne trouvaient pas chez eux… Mais quelque chose doit avoir changé à Damas, même superficiellement, pour que la venue du "Guevara de la chanson arabe" soit devenue possible.
3) Après les retrouvailles avec Feirouz (voir ce billet) il y a quelques mois, la venue de Ziad Rahbani montre s’il en était besoin que les relations entre (une bonne partie des) Libanais et (des) Syriens sont plus profondes et plus fusionnelles que ce que traduit le discours superficiel des médias commentant une actualité contingente.
Pour finir, une vidéo qui présente en images Ziad Rahbani, sur fond d'une de ses chansons anciennes. (Quelqu'un a vu sur internet des images du concert de Damas ?)