L’autre jour, j’étais allé faire quelques courses et en passant devant une haie de troènes en fleurs, le parfum caractéristique de cette plante m’a instantanément reporté des dizaines d’années en arrière. J’étais donc là, en train de marcher tranquillement et, la seconde qui a suivi, j’avais dix ans et je me retrouvais dans le jardin d’un copain de classe. Sa pelouse était entourée de haies de troènes et visiblement j’avais gardé en moi et à mon insu le parfum particulier de ces fleurs. Comme Marcel Proust avec sa madeleine, je venais de plonger dans mon passé.
En réalité, avec le copain, nous ne nous attardions pas dans la pelouse, elle n’était qu’une étape de notre journée enfantine. Nous n’étions là que pour préparer notre matériel, à savoir une épuisette et un seau. Une fois équipés, nous foncions vers le parc de la commune et son étang, qui se trouvait à l’orée d’un bois. Cet étang était lui-même entouré d’arbres et il passait là peu de monde. Notre jeu consistait à racler le fond de l’eau et à en retirer des larves de libellules, que nous mettions ensuite dans notre seau et plus tard dans un bocal. Les yeux proéminents de ces prédateurs carnivores nous fascinaient.
Quand nous étions lassés de nos jeux aquatiques, nous pénétrions dans le bois, où nous avions une cachette secrète. A l’écart des endroits fréquentés, un petit sentier se terminait en cul de sac. C’est là que nous avions aperçu un jour, en contrebas, une petite cabane qui devint vite notre refuge. En fait, il s’agissait simplement de quelques branches qui avaient été appuyées contre un gros rocher de calcaire et sur lesquelles ont avait disposé des fougères. Nous n’avons jamais su qui avait construit cette cabane, mais nous nous l’étions appropriée immédiatement, étant à un âge où la notion de propriété privée ne signifiait pas grand-chose.
Nous revenions donc fréquemment dans ce refuge. De là, isolés dans la forêt, nous contemplions au-dessous de nous, par une ouverture entre les arbres, la Meuse qui s’écoulait dans la vallée et la gare de triage des trains de marchandises. Nous étions là comme en-dehors du temps. Nous nous prenions pour les derniers des Mohicans, contemplant de loin la civilisation à nos pieds. Et c’est vrai que le contraste était frappant entre la solitude de la forêt, l’isolement de la cabane, et la grande ville en contrebas dont nous percevions les rumeurs.
C’est tout cela que j’ai revécu en une seconde, mes courses à la main, en longeant une haie de troènes dans mon quartier.
Proust avait donc raison, avec sa madeleine. Et je me dis que la littérature, elle aussi, peut servir de déclencheur pour nous rappeler des instants privilégiés qui sont enfouis en nous. Nous avons tous une enfance et quelque part dans notre mémoire un fleuve ou une rivière oubliés, un village désert sous le soleil de juillet, un chemin dans la forêt parcouru en culottes courtes. Qu’un écrivain fasse allusion à un de ces éléments et ce sont nos propres souvenirs qui vont refaire surface. C’est peut-être aussi pour cela que la littérature nous parle, parce qu’elle réveille des souvenirs enfouis. Elle permet le partage entre l’expérience de l’écrivain et la nôtre. Et même si l’auteur est décédé depuis des siècles, ce qu’il dit nous touche encore car nous savons de quoi il parle pour l’avoir vécu nous-même. Vue comme cela, la littérature est donc une épiphanie, qui nous permet de comprendre qui nous sommes en réveillant de vieux souvenirs enfouis. Elle n’est pas que cela, évidemment, mais elle est aussi cela. Et cela explique pourquoi, depuis que nous sommes tout petits, nous aimons les contes et les histoires. C’est que ces contes et ces histoires nous parlent parce qu’ils parlent de nous, de l’humanité à laquelle nous appartenons.
C’est la première étape. Ensuite, bien entendu, la littérature parle du monde, tel qu’il est et tel qu’il devrait être. Elle dénonce les injustices, fait réfléchir, suggère des pistes, mais ne donne jamais de solution. C’est à nous de faire le chemin, une fois que notre conscience s’est éveillée.
Mais cela veut dire aussi que tout dépend de chaque lecteur. Comme nous sommes tous différents, que nous avons des caractères différents, des points de vue différents, des souvenirs différents, une culture différente, il est indéniable que le même livre aura des résonnances différentes en chacun de nous. Chaque individu le comprendra à sa manière, ce qui rend vain l’idée d’une lecture unique. Un texte littéraire est donc par définition polysémique, non seulement parce qu’on peut comporter plusieurs niveaux de lecture (l’intrigue en elle-même, une approche politique, psychologique, psychanalytique, structurale, etc.), ce qui a été voulu ou pas par l’auteur, mais aussi par le fait que chaque lecteur étant différent, celui-ci abordera le texte d’une manière singulière, qui lui est propre.