L’écrivain africain francophone défroqué : Une extension du domaine de la littérature

Par Gangoueus @lareus

                                                L’écrivain africain francophone défroqué                                                  Une extension du domaine de la littérature 

Une révolution copernicienne vient de marquer le monde littéraire. Le 28 avril 2023 à 21 h 20 (heure du Ghana), Patrice Nganang publie sa dernière œuvre en français. Il s’agit du statut Facebook suivant : 

  

 Ceux qui rétorqueront qu’un statut Facebook n’est pas une œuvre littéraire peuvent consulter Les contre-littératures de Bernard Mouralis (2011), L’idée de littérature d’Alexandre Gefen (2021) et les nombreux travaux sur les extensions du domaine de la littérature (Gefen & Perez, 2019 ; Rosenthal & Ruffel, 2010). 
Le 28 avril 2023 à 21 h 20 donc, Patrice Nganang publie sa dernière œuvre littéraire en français sur Facebook. Cette geste constitue une révolution copernicienne. 
Le texte est épique ! Il vise à impressionner, à dire que Patrice Nganang vient d’accomplir de très hauts faits. Ainsi l’usage de lettres capitales dans la première phrase et dans l’interjection finale dit l’importance de l’événement raconté. L’événement est d’ailleurs d’autant plus important qu’il est « DOUBLE ». Le verbe « AVONS REUSSI » ainsi que le « NOUS » de majesté remplissent une fonction similaire. Ils matérialisent l’exploit, pardon, les exploits que Patrice Nganang vient de réaliser, simultanément. Le reste du texte porte sur la nature de ces exploits. Le premier est lié à l’agent littéraire de Patrice Nganang : il ne s’agit pas de n’importe quel agent littéraire. Cet agent ne représente rien de moins que la troisième plus grande agence des États-Unis. Le deuxième exploit a trait au fait que Patrice Nganang a signé avec l’une des trois plus grandes maisons d’édition des États-Unis. Les esprits malins diront : « Il n’y a dans tout cela rien d’extraordinaire. Ce statut Facebook n’est qu’une autre expression de l’ego trip démesuré de Patrice Nganang. Et puis, ce n’est jamais que l’agence n° 3… Et puis, il y a une grande différence entre “l’une des trois plus grandes” et la “plus grande maison d’édition” ». Ils oublient que n° 3, c’est tout de même le top-tier, c’est-à-dire « of the highest level or rank with regard to quality, reputation, or importance » (Merriam-Webster). Qu’on le veuille ou non Patrice Nganang navigue dans les plus hautes sphères. C’est the GOAT. Les esprits malins oublient également que le texte contient d’autres éléments de haute importance. En l’occurrence, ce texte annonce une nouvelle publication. Patrice Nganang va publier l’autobiographie de son enfance. Surtout, cette autobiographie, il l’a directement écrite in English !!! Cette donnée est primordiale. Elle indique que Patrice Nganang écrit, désormais, sans la France. Le texte confirme cet abandon du français en se terminant avec un « WOW! » et non pas un « WAOUH ! ». D’ailleurs, Patrice Nganang publie quelques minutes plus tard, un statut on ne peut plus explicite : 
Les statuts qui suivent seront également en anglais. C’est officiel ! Le 28 avril 2023 à 21 h 20, Patrice Nganang est devenu un écrivain africain francophone défroqué. C’est une révolution ! Elle est copernicienne ! D’aucuns rétorqueront que changer de langue d’écriture n’est pas nouveau. Ils n’auront pas tout à fait tort. Le cas de Milan Kundera qui est passé du tchèque au français est bien connu. N’en déplaise à Patrice Nganang, Valentin-Yves Mudimbe, par exemple, switched sides long before him. En outre, les explications que Patrice Nganang donne convainquent difficilement. Dans un statut daté du 2 mai 2023 à 00 h 43, il écrit : « I had decided to stop writing in French - mostly because French is the language of a genocide against my people. » On peut alors se demander ce qu’il gagne à passer à l’anglais, une langue que d’autres pourraient tout aussi bien qualifier de langue de génocide. Le statut du 29 avril 2023 à 18 h 51 permet, en revanche, de mieux saisir la dimension copernicienne de la geste de Patrice Nganang : « Africans who write in French have to show their Paris-based publisher that they master the French language; those who write in English have to show their agent that they have a compelling story to tell ». D’aucuns insisteront qu’ils ne voient toujours rien de bien révolutionnaire. Ils sembleront avoir d’autant plus raison que le propos de Patrice Nganang est en partie contestable. Il n’est pas certain que les écrivains francophones soient, aujourd’hui encore, contraints de passer un examen de langue. Cela fait un moment que les Céline, Kourouma et autres Youssoupha ont mis un cheveu sur la langue de Molière. Cependant, ce propos a le mérite d’attirer l’attention sur les mutations du monde littéraire. L’idée de littérature est en train d’évoluer. Les critères de l’excellence littéraire ne sont plus tout à fait les mêmes. La capacité de l’histoire à captiver son public est ainsi en train de prendre le pas sur le critère de la qualité formelle de l’écriture. En outre, ces critères de l’excellence ne sont plus dictés par Paris seule. Des villes comme New York se font, désormais, entendre. (Les nostalgiques du Paris capitale de la littérature mondiale liront avec profit Mainstream de Frédéric Martel (2020)). Ces villes n’hésitent pas à débaucher les écrivains comme Paris le faisait naguère avec les Kundera et autres Ionesco. De fait, New York a beaucoup plus à offrir aujourd’hui à des auteurs comme Patrice Nganang que Paris et ce, aussi bien en termes de capital économique qu’au niveau du capital symbolique. Les sceptiques n’ont qu’à penser à Alain Mabanckou et à Felwine Sarr. Dans le fond, c’est à cette réalité que renvoie le statut du 28 avril à 21 h 20. C’est en cela que cette geste est une révolution copernicienne. Comme beaucoup de révolutions coperniciennes qui touchent le monde littéraire en ce début du XXIe siècle, les phénomènes auxquels elle renvoie ne sont pas inédits, mais elle leur donne une visibilité et avec, un pouvoir performatif. Patrice Nganang n’est pas le premier à préférer New York à Paris ni à changer de langue d’écriture. Néanmoins, son ego trip démesuré aidant, il l’a fait avec un certain panache. Le fait qu’il soit the GOAT donne à cette geste un certain poids, une autorité. L’un dans l’autre, Patrice Nganang a attiré l’attention sur un aspect du monde littéraire dont l’importance est habituellement minorée : un écrivain peut, tout comme un footballeur, un universitaire ou encore un charpentier, être débauché et partir travailler dans un autre pays et une autre langue. Tous faisaient semblant de l’ignorer. Avec le statut du 28 avril à 21 h 20, ce n’est plus possible. Le métier d’écrivain est devenu un métier comme un autre et c’est une excellente nouvelle. C’est la meilleure des nouvelles ! Beaucoup se mettront à grogner : « l’écriture ce n’est pas un métier ». Le statut du 28 avril à 21 h 20 prouve le contraire : c’est un métier tout ce qu’il y a de plus ordinaire. Pendant longtemps, l’idée romantique d’une littérature mère et fille de la nation a dominé. Selon cette idée, l’écriture est un sacerdoce ; l’écrivain est inspiré par les valeurs de sa nation, valeurs qu’il se charge à son tour de transmettre ; l’écrivain est engagé dans un pacte qui lie la nation, la langue et la littérature ; l’écrivain est l’âme de la nation. Dès lors, un écrivain africain francophone comme Patrice Nganang serait, naturellement, à la fois le produit et le canal de valeurs francophones pour ne pas dire françaises. Il porterait l’âme francophone pour ne pas dire française. La geste de Patrice Nganang déconstruit cette idée de littérature. En devenant un écrivain africain francophone défroqué, Patrice Nganang montre que le pacte relève du mythe, n’est pas aussi naturel, immanent et sacré qu’il prétend l’être. Le fait qu’il soit possible de changer de langue d’écriture met à mal cette histoire de valeurs nationales véhiculées par la littérature. Ce fait suggère que la langue d’écriture n’est qu’une contingence qui tend à se donner une valeur d’absolu. En réalité, un écrivain est susceptible d’écrire tantôt en français, tantôt en anglais, tantôt en pidgin, tantôt en bagangte, tantôt en… À moins de considérer qu’il est alors capable de switch de valeurs nationales, de déposer une âme et d’en prendre une autre à chaque changement de langue, force est d’admettre que ces histoires de valeurs nationales, d’âme nationale ne sont, justement, que des histoires. La geste de Patrice Nganang nous rappelle que la catégorie de littérature nationale qui a longtemps informé l’histoire littérature est factice. En passant à l’anglais, Patrice Nganang n’est pas tant devenu un écrivain africain anglophone. Il a surtout prouvé qu’il est un écrivain d’un talent tel qu’il ne se limite pas à une langue, qu’il ne peut être enfermé dans des frontières nationales, des valeurs, des âmes prédéfinies. La preuve en est qu’il s’est très vite remis à publier certains statuts en français. Le statut du 28 avril à 21 h 20 est copernicien en cela qu’il vulgarise et institutionnalise une autre idée de littérature. Cette autre conception affirme que la littérature n’a pas d’identité, elle est apatride. Le statut du 28 avril sort résolument la littérature des rangs, la laisse prendre le large. Abdoulaye Imorou
Références Gefen, A. (2021). L’idée de littérature. De l’art pour l’art aux écritures d’intervention. José Corti. Gefen, A., & Perez, C. (2019). Extension du domaine de la littérature. Elfe XX-XXI. Études de La Littérature Française Des XXe et XXIe Siècles, 8. https://doi.org/https://doi.org/10.4000/elfe.1701Martel, F. (2020). Mainstream. Enquête sur la guerre globale de la culture et des médias. Flammarion. Mouralis, B. (2011). Les contre-littératures. Hermann. Rosenthal, O., & Ruffel, L. (2010). Introduction: La littérature exposée. Les écritures contemporaines hors du livre. Littérature, 160 (4), 3–13.