Qu'est-ce qui me fais souffrir chez elle ? Le jour où elle levait le bras sur le corso asphalté, le jour où on ne venait pas ouvrir et où elle est apparue ensuite avec ses cheveux en désordre, le jour où elle parlait doucement avec lui sur la digue, les mille fois où elle m'a bousculé.
Mais ce n'est plus là de l'esthétique, ce sont des lamentations. Je voulais énumérer des beaux et infimes souvenirs, et je ne me rappelle que les tortures.
Allons, celles-ci serviront tout de même. Mon histoire avec elle n'est donc pas faite de grandes scènes mais de très subtils moments intérieurs. C'est ainsi que doit être un poème. Elle est atroce, cette souffrance.
24 avril 1936
Subir une injustice est d'une désolation terrifiante - comme un matin d'hiver. Cela remet en vigueur, selon nos plus jaloux désirs, la séduction de la vie ; cela nous redonne le sentiment de notre valeur par rapport aux choses ; cela flatte. Tandis que souffrir à cause d'un pur hasard, à cause d'un malheur, c'est avilissant. Je l'ai éprouvé et je voudrais que l'injustice, l'ingratitude eussent été plus grandes. C'est cela qui s'appelle vivre et, à vingt-huit ans, ne pas être précoce.
Quant à l'humilité. Il est rare pourtant de souffrir une belle et totale injustice. Nos actes sont tellement tortueux. En général, on trouve toujours que nous aussi nous sommes un peu fautifs et adieu le matin d'hiver.
Non pas un peu de faute, mais toute la faute, on n'en sort pas. Jamais.
Cesare Pavese : "Le métier de vivre" 1958, 2008 pour la traduction française. Du même auteur, dans Le Lecturamak :