Après mon article sur la dette publique, dans lequel j'ai évoqué la question de sa soutenabilité, je souhaiterais évoquer aujourd'hui les personnes qui ont choisi de vivre sans monnaie, organisées ou non en communauté. Il n'est pas question de faire un long traité, mais juste de fournir quelques éléments de réflexion et références bibliographiques pour ceux qui désireraient approfondir le sujet.
Une vie sans monnaie
L'expérience la plus aboutie d'une (période de) vie sans monnaie est probablement celle de Mark Boyle, qui a tenté de se reconnecter à la nature en trouvant "des moyens ingénieux pour se débarrasser de ses factures et s’épanouir dans la gratuite". À tel point que son livre, L'Homme sans argent, dont la lecture ne peut laisser de marbre même si l'on n'adhère pas à ses idées, est très vite devenu un hymne à la décroissance et à la lutte contre le système capitaliste :
De l'utopie littéraire à la communauté sans monnaie
L'histoire fourmille de personnes qui ont décidé de vivre ensemble suivant leurs valeurs en s'affranchissant de toute monnaie. Ces communautés ont parfois fait l'objet de récits plus ou moins utopiques, à l'instar de l'Utopie de Thomas More (publiée en 1516) qui se veut une société idéale (très utopique pour le coup) fondée hors de l'ordre marchand et sur la propriété collective des moyens de production.
Beaucoup moins utopique, car mise en œuvre aux alentours de 1850 aux États-Unis (à Nauvoo dans l’Illinois), le Voyage en Icarie est un essai publié en 1840 par Étienne Cabet, qui décrit une cité idéale nommée Icarie, fonctionnant sur des principes égalitaires, où le travail est obligatoire, mais sans monnaie et sans propriété privée.
François Fourn consacrera d’ailleurs sa thèse de doctorat à Étienne Cabet et son utopie :
Les communautés intentionnelles
J'avais évoqué dans cet article l'origine la vision alternative de la société développée par Robert Owen au XIXe siècle, qui le conduisit à acquérir, en 1824, 20 000 arpents (vergers, vignobles, terres arables...) et une petite colonie de peuplement dans l'Indiana, composée de nombreuses infrastructures (moulins, usine textile, tannerie...), qui deviendra la communauté autonome de New Harmony. Régis par une Charte de la communauté égalitaire de New Harmony, tous les membres devaient être vus comme appartenant à une même famille - ce qui fait référence à la communauté telle que définie sociologiquement par Tönnies -, qui vivraient sur un pied d'égalité en matière de nourriture, d'éducation, de logement, etc.
En sociologie, l'on appelle communauté intentionnelle un ensemble de personnes ayant choisi de vivre ensemble à un endroit donné, suivant une organisation définie. De nos jours, il est d'usage de classer ces communautés intentionnelles en plusieurs catégories, dont voici selon moi les quatre principales :
Le célèbre récit utopique de B.F. Skinner Walden Two paru en 1948 (le titre de l'ouvrage est un clin d'oeil évident au récit Walden d'Henry David Thoreau), aura assurément servi de fondement à nombre de ces communautés intentionnelles :
La communauté imaginée dans Walden two fonctionne suivant les principes de la psychologie du béhaviorisme et se veut une communauté non-autarcique fondée sur le partage communautaire sans monnaie. Le sociologue Michel Lallement a d'ailleurs étudié la communauté intentionnelle de Twin Oaks, fondée en 1967 en Virginie sur les idées de Skinner. Souvent perçue comme un écovillage en raison de sa promotion d'un mode de vie écologique, cette communauté a depuis pris ses distances avec les idées développées par Skinner, mais reste un terrain d'étude passionnant.
Dans un entretien publié, Michel Lallement montre que très souvent ces communautés intentionnelles cherchent à extirper "la logique marchande, l’argent des rapports ordinaires qui structurent le travail" (p.113) notamment en organisant des échanges de biens courants entre membres (vêtements...), mais que des exceptions existent afin que chacun puisse "acheter ce que la communauté ne fournit pas" (ibid.).
Le lecteur intéressé par ces questions de communauté intentionnelle pourra trouver de nombreux développements intéressants dans cette émission de radio diffusée sur France Culture :
Indubitablement, la volonté de certaines communautés de s'affranchir de l'usage monétaire interroge. Souvent la monnaie est perçue par les membres comme l'outil utilisé par la société capitaliste pour exploiter les ressources naturelles et humaines. Chemin faisant, l'on retrouve une vision qui fit florès au XIXe siècle d'une monnaie corruptrice de toutes les valeurs (Marx, Weber...). C'est pourquoi, encore de nos jours - et peut-être surtout de nos jours, au vu de l'impasse écologique, économique et humaine dans laquelle le modèle capitaliste se trouve -, des personnes cherchent à promouvoir un monde sans monnaie. C'est le cas de Mocica, dont j'avais rencontré le fondateur, qui pense qu'une "société réorganisée sans argent résoudrait la plupart des problèmes de l’humanité", de l'Après monnaie, de la Désargence... Nombre de ces collectifs œuvrant pour une société sans argent (ni troc, ni échange !) sont d'ailleurs regroupés sur la plateforme Civilisation sans argent.
Pourtant, l'école française de l'institutionnalisme monétaire a montré avec brio que la monnaie tient un rôle central dans la constitution et la pérennisation d'une communauté ou d'une société, dans la mesure où "dans la monnaie, c’est la société en tant qu’entité autonome qui se fait connaître" (Aglietta et Orléan, 2002, p. 99). Autrement dit, la monnaie médiatise l’appartenance au collectif et précisément à une communauté de valeurs qui se crée à la faveur de la monnaie. C'est l'exemple des monnaies locales complémentaires... Bref, la monnaie est un "fait social total" au sens de Mauss (1968), i.e. qu'elle est susceptible de mettre en mouvement la totalité de la société et de ses institutions.
Rien d'étonnant donc à ce que les questions qu'elle soulève soient aussi nombreuses que ses contestations !