La Plus secrète mémoire des hommes de Mohamed Mbougar Sarr

Par Etcetera
Couverture chez Philippe Rey

Il est assez rare que je lise les récents Prix Goncourt mais « La plus secrète mémoire des hommes » raconte un parcours d’écrivain et se déroule dans le milieu littéraire, autour des livres, et il trouve donc naturellement place dans mon Printemps des Artistes de cette année.

Note Pratique sur le livre

Editeur : Philippe Rey
Date de publication : 2021
Prix Goncourt en 2021
Nombre de pages : 457

Quatrième de Couverture

En 2018, Diégane Latyr Faye, jeune écrivain sénégalais, découvre à Paris un livre mythique, paru en 1938 : Le Labyrinthe de l’inhumain. On a perdu la trace de son auteur, qualifié en son temps de « Rimbaud nègre », depuis le scandale que déclencha la parution de son texte. Diégane s’engage alors, fasciné, sur la piste du mystérieux T.C. Elimane, où il affronte les grandes tragédies que sont le colonialisme et la Shoah. Du Sénégal à la France en passant par l’Argentine, quelle vérité l’attend au centre de ce labyrinthe ?
Sans jamais perdre le fil de cette quête qui l’accapare, Diégane, à Paris, fréquente un groupe de jeunes auteurs africains : tous s’observent, discutent, boivent, font beaucoup l’amour, et s’interrogent sur la nécessité de la création à partir de l’exil. Il va surtout s’attacher à deux femmes : la sulfureuse Siga, détentrice de secrets, et la fugace photojournaliste Aïda…
D’une perpétuelle inventivité, La plus secrète mémoire des hommes est un roman étourdissant, dominé par l’exigence du choix entre l’écriture et la vie, ou encore par le désir de dépasser la question du face-à-face entre Afrique et Occident. Il est surtout un chant d’amour à la littérature et à son pouvoir intemporel.

Mon Avis

C’est un roman qui possède une énergie et un souffle qui me paraissent assez rares dans la littérature contemporaine. Un lyrisme, un emportement poétique qui m’ont parfois étonnée car, là encore, on n’est plus vraiment habitué à ce type d’écriture dans notre très sobre, très strict et très pondéré 21ème siècle – et franchement, je trouve que ça fait du bien de renouer avec un style ample, un propos ambitieux, un vocabulaire riche, des considérations élevées, des phrases parfois tumultueuses, des personnages pleins de désirs et d’envergure psychologique !
Mais, en même temps, on se dit que ce style néo-rimbaldien est une sorte de jeu : l’auteur nous propose des pastiches qu’il ne faut pas forcément prendre au premier degré. Et nous nous demandons jusqu’à quel point Mohamed Mbougar Sarr peut s’identifier à son personnage de jeune romancier, Diégane Faye, qui lui-même pourrait facilement s’identifier à l’écrivain fascinant et mystérieux qu’il a pris comme modèle, TC Elimane, qui lui-même fut surnommé à son époque « Le Rimbaud nègre », ce qui, dans cette mise en abyme, nous conduit de nouveau à une réalité historique (Rimbaud a vraiment existé et vécut en Afrique, ayant déjà arrêté d’écrire) après être passé par de multiples personnages d’écrivains fictifs (ou semi-fictifs). Et, dans ce sens, on ne sait pas dans quelle mesure Mohamed Mbougar Sarr fait son propre autoportrait, ou le portrait auquel il ne veut surtout pas ressembler, lorsqu’il écrit à propos de T.C. Elimane : « toute la tristesse de l’aliénation », « il a donné tous les gages culturels de la blanchéité ; on ne l’en a que mieux renvoyé à sa nègreur » (page 422) et c’est aussi une façon pour l’écrivain de titiller le lecteur, de provoquer son trouble en le renvoyant aussi à son propre esprit critique – sans doute biaisé par des considérations extra-littéraires, par exemple la couleur de peau de l’auteur, qui l’influence dans un sens ou dans l’autre.
Un bémol que je pourrais apporter à cette chronique, c’est le côté très (trop) foisonnant de ce livre, et sa construction en forme de patchwork, à cause de laquelle on se perd parfois un petit peu et on peut avoir de temps en temps une impression de « fouillis », où trop de thèmes différents sont abordés et où on peine à se frayer un chemin univoque – même si l’auteur joue ici sur le titre du livre de T.C. Elimane, en nous proposant ce parcours labyrinthique (mais nullement inhumain).
Un roman qui m’a frappée par la virtuosité de son style et la beauté poétique de certaines pages, qui sont de véritables morceaux d’anthologie.
Bref, une œuvre qui me parait importante pour la littérature.

Un Extrait page 54

La littérature m’apparut sous les traits d’une femme à la beauté terrifiante. Je lui dis dans un bégaiement que je la cherchais. Elle rit avec cruauté et dit qu’elle n’appartenait à personne. Je me mis à genoux et la suppliai : Passe une nuit avec moi, une seule misérable nuit. Elle disparut sans un mot. Je me lançai à sa poursuite, empli de détermination et de morgue : Je t’attraperai, je t’assiérai sur mes genoux, je t’obligerai à me regarder dans les yeux, je serai écrivain ! Mais vient toujours ce terrible moment, sur le chemin, en pleine nuit, où une voix résonne et vous frappe comme la foudre ; et elle vous révèle, ou vous rappelle, que la volonté ne suffit pas, que le talent ne suffit pas, que l’ambition ne suffit pas, qu’avoir une belle plume ne suffit pas, qu’avoir beaucoup lu ne suffit pas, qu’être célèbre ne suffit pas, que posséder une vaste culture ne suffit pas, qu’être sage ne suffit pas, que l’engagement ne suffit pas, que la patience ne suffit pas, que s’enivrer de vie pure ne suffit pas, que s’écarter de la vie ne suffit pas, que croire en ses rêves ne suffit pas, que désosser le réel ne suffit pas, que l’intelligence ne suffit pas, qu’émouvoir ne suffit pas, que la stratégie ne suffit pas, que la communication ne suffit pas, que même avoir des choses à dire ne suffit pas, non plus que ne suffit le travail acharné ; et la voix dit encore que tout cela peut être, et est souvent une condition, un avantage, un attribut, une force, certes, mais la voix ajoute aussitôt qu’essentiellement aucune de ces qualités ne suffit jamais lorsqu’il est question de littérature, puisque écrire exige toujours autre chose, autre chose, autre chose. (…)

Un Extrait page 69

L’exilé est obsédé par la séparation géographique, l’éloignement dans l’espace. C’est pourtant le temps qui fonde l’essentiel de sa solitude ; et il accuse les kilomètres alors que ce sont les jours qui le tuent. J’aurais pu supporter d’être à des milliards de bornes du visage parental si j’avais eu la certitude que le temps glisserait sur lui sans lui nuire. Mais c’est impossible ; il faut que les rides se creusent, que la vue baisse, que la mémoire flanche, que des maladies menacent.
Comment raccorder nos vies ? Par l’écriture ? Récit, écrit : j’invoque la gémellité, l’anagramme absolue de ces vocables où s’incarne la puissance présumée de la parole. Sauront-ils réduire notre éloignement intérieur ? Pour l’heure, la distance se creuse, indifférente au verbe et à ses sortilèges.
A certains qui sont partis, il faut souhaiter qu’ils ne rentrent jamais, bien que ce soit leur plus profond désir : ils en mourraient de chagrin. Mes parents me manquaient mais je craignais de les appeler ; le temps passait ; et, autant j’étais triste de ne pas les entendre me raconter ce qui arrivait dans leur vie, autant m’effrayait l’idée qu’ils me le disent, car je savais au fond ce qui arrivait vraiment dans leur vie. C’était ce qui arrivait dans toute vie : ils se rapprochaient de la mort. (…)

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