Critique de La Maladie de la Famille M, de Fausto Paravidino, au Studio Hebertot
Avec Avec Léna Allibert, Gaspard Baumhauer, Marie Benati (en alternance), Daniel Berlioux (en alternance), François Clavier (en alternance), Alex Dey (en alternance), Yoachim Fournier-Benzaquen (en alternance), Bérénice Olivares (en alternance), Taddéo Ravassard et Guillaume Villiers-Moriamé
Par JB
Le collectif « Nuit Orange » propose « La Maladie de la famille M » au Studio Hébertot. J’avais aimé les petites scénettes loufoques que les membres du collectif avaient jouées d’un balcon du XIIIème arrondissement et postées sur Youtube durant le confinement ; le « balconfiné » c’était une très belle idée ! Je suis allé voir cette pièce de Paravidino souvent jouée par les jeunes compagnies avec une certaine curiosité et je n’ai pas été déçu. C’est une réussite.
La pièce traite des problèmes de communication qui se posent inévitablement entre les gens qui s’aiment, qu’ils soient ou non de la même famille – mais ici c’est bien d’abord d’une famille qu’il s’agit, et d’une famille malade, blessée, peut-être principalement parce que la mère n’est plus. La famille M est bancale. Ils sont tous, les trois enfants et le père, comme laissés à eux-mêmes et bien maladroits lorsqu’il s’agit de vivre ensemble… Cela d’autant plus que le père, vieillissant, n’a plus toute sa tête, que la fille cadette a des problèmes de cœur un peu complexes avec deux lascars du voisinage, que le fils se perd lui-même dans un flux de paroles qu’il n’arrive pas à tarir et que la fille ainée se lasse manifestement de s’occuper de tout ce petit monde détraqué. On pourrait s’attendre à passer une soirée plutôt déprimante – et c’est tout le contraire, cette soirée m’a donné le moral.
D’abord la pièce est rudement bien écrite, c’est comme si Paravidino s’était donné le défi de démontrer, dans toutes les situations possibles, à quel point il est difficile de dire à l’autre qu’on l’aime. Que l’on parle à sa sœur, son frère, son père ou à l’un de ceux qui, en dehors de la famille, sont plus ou moins aimables, on est avant tout malade de ça peut-être : ne pas arriver à se dire les uns les autres ce que l’on éprouve, sauf par effraction, et souvent quand ce n’est pas le moment. Ce problème est diagnostiqué dans la pièce par un singulier médecin de famille, narrateur désabusé de toute cette histoire. Il ne quitte pas un seul instant la scène, spectateur et acteur aussi de cette maladie de famille dont il se ressouvient sans aucune amertume, je crois, mais avec une profonde nostalgie et quelques regrets.
Ensuite les comédiens sont épatants. Les 4 membres de la famille M sont superbement incarnés. François Clavier (en alternance avec Daniel Berlioux) joue un père dépassé, en plein naufrage, qui soudain décide de tout régimenter dans la famille, décision qui emporte la pièce dans une sorte de comédie faite de malentendu et de drame tragi-comique. Perpétuellement titubant, il semble perdu dans des souvenirs et des rêves dont il peinerait à s’extraire, cherchant de loin en loin à ressaisir la barre d’un bateau ivre qu’il ne comprend plus. Marie Benati est Marta (en alternance avec Bérénice Olivares). Dans ce rôle de la sœur aînée qui maintient le navire à l’eau, elle est impressionnante de justesse. C’est une figure superbe du devoir : on fait ce qu’il faut, ce qu’il y a à faire, non pas sans cœur, mais sans pathos. La relation avec le médecin, évoquée tout au long de la pièce, complexe et émouvante, donne lieu à une scène très forte entre elle et Gaspard Baumhauer, qui joue un médecin à la fois détaché et omniprésent, pour qui toute l’histoire est au passé, mais pas encore, quoi qu’il en dise, dépassée. Cette distance du médecin prend de multiples figures et Gaspard Baumhauer les faits toutes surgir par petites touches à chaque fois heureuses. La mise en scène, signée Marie Benati, lui donne une place discrète et constante, de façon très subtile.
Léna Allibert-My est une Maria très impressionnante de retenue et de questionnement. Elle joue sans aucune surcharge un personnage pour qui rien ne va de soi – et surtout pas les relations dans lesquelles ses deux amoureux veulent l’enfermer. Ces deux amis-acolytes, Fulvio, joué par un Alex Dey très mobile, brut de décoffrage et touchant de bout en bout (en alternance avec Yoachim Fournier-Benzaquen) et Fabrizio, joué par Taddéo Ravassard qui interprète avec une belle délicatesse l’amoureux maladroit, plein d’espoir mais sans grande imagination, ces deux acolytes donc vont pas mal secouer tout le bateau par leur maladresse, avant un vrai naufrage – mais je ne raconterai pas la fin de la pièce –, qui tient au destin de Gianni, joué par Guillaume Villiers-Moriamé. En frère bavard, volubile, perdu dans ses paroles, il est épatant lui aussi. Je pense tout particulièrement à la scène où, dans un long monologue, son personnage soudain parvient à dire ce qu’il éprouve. Se dévoile alors, dans ce personnage qui semble d’abord cynique, une compréhension profonde du déséquilibre de la famille. Cette scène est un moment très fort d’une pièce qui en comprend beaucoup d’autres.
J’ai beaucoup aimé, enfin, la mise en scène – sur le plateau est installé un résumé des quelques pièces où vit la famille ; par moments, lorsqu’il est question des deux amoureux de Maria, l’action déborde dans le public (ce qui renforce encore l’impression de clôture que l’on a en regardant la scène). On se dit : où cela va-t-il aller ? – et l’on est surpris de la façon dont tout se boucle. On ne cesse de repenser ensuite à ces personnages et même l’on découvre que l’on est attaché à chacun d’eux. Ils sont tous dessinés magistralement par une troupe manifestement soudée et redoutablement efficace. Je ne suis pas prêt d’oublier la maladie de la famille M.
PS : J’ai appris que ce spectacle a gagné le Grand Prix du Jury au festival de Nanterre-sur-Scène 2021, cela ne m’étonne pas du tout !