J’aime le Théâtre de l’Odéon quand il interroge notre monde. Et c’est ce que fait cette auteure-metteuse en scène.Les premières images m’ont épatée. Je ne m’attendais absolument pas à entrer dans le spectacle par un jeu vidéo. Je ne suis pas joueuse, mais j’ai saisi à ce moment-là ce que les pratiquants peuvent y trouver d’excitant.Après ce shoot de pleine lumière nos yeux doivent faire un énorme effort pour suivre la conversation familiale qui se tient sur la scène, dans une forte pénombre comme on en connait les soirs d'été quand on fait une pause avec un ami après une lourde journée de travail, dans une obscurité propice aux confidences.On est aidé par la sonorisation des voix pour réussir à nous investir dans ce qui se passe et qui, finalement, est presque banal. On est réjoui par l'accent méridional du couple. Les parents (Émilie Cazenave et Charles-Henri Wolff) sont exténués mais ils tentent de maintenir les relations familiales et sociales au mieux. On comprend leur agacement envers leur fille "qui ne parle qu'en iel". Les trois enfants semblent être des adolescents comme tout le monde. On ne se méfie pas quand le père s'offusque qu'il y a de ces fumiers sur le Net … On rit quand la jeune fille se plaint de s'être fait daronner (je traduis pour ceux qui ne me comprendraient pas : s’être fait prendre sur le fait par son père).
Ce qui est très fort c'est que ce qui est sombre ce n'est pas tant l'apparence, à savoir le plateau, mais ce qui va se dérouler bientôt. Mais pour le moment on n'a pas le sentiment d'être au théâtre. Les soucis du papa pompier et de la mère infirmière en réanimation sont poignants mais on les a déjà entendus (ce qui ne signifie pas qu’il faille les passer au second plan). Les rêves des jeunes, en particulier celui de Mara, 13 ans, de devenir actrice, n’ont rien de très original.
Troisième scène avec un nouvel usage de la vidéo. Mara est en conversation "live" via FaceTime avec un beau jeune homme qui se présente comme un chef d’entreprise (il a le double de son âge même si ses 27 ans ne semblent pas si vieux). L'écoute est un de ses atouts pour faire tomber Mara dans ses filets. La manipulation est évidente pour le spectateur mais elle se fait tellement en douceur que personne ne résisterait dans la "vraie" vie. Une fois dit "je t'envoie le lien" le public réalise combien la situation a gravement basculé. Nous n'avons alors dans les oreilles qu'un bruit assourdissant. Et nous sommes accrochés.
On connait l'univers de Marion Siéfert, fortement ancré dans ce qui se "joue" sur les réseaux sociaux mais ce qui la révolte c'est lorsque la violence s'y manifeste pour abuser de mineures qui sont consentantes malgré elles. Cette artiste n'est pas la première à dénoncer la pédophilie mais elle le fait d'une manière très originale, et pas seulement par le recours à la vidéo.Le titre du spectacle, Daddy, est une référence aux sugar daddys, qui, grâce au relatif anonymat d'internet et à la facilité de contacter très vite des milliers de personnes, organisent des tractations entre des jeunes gens dans le besoin (d’argent ou de reconnaissance) et des adultes beaucoup plus âgés. Le sugardating est une forme de prostitution. Il y a une forte connotation au phénomène Lolita, et d’autres types de relations malsaines qui donneront lieu à des scènes très esthétiques mais assez violentes de vampirisme en évocation à Louis II de Bavière après la reprise de la fameuse chanson de Marilyn Monroe, My heart belongs to Daddy,sous le prétexte fallacieux qu’il faut vivre ses rêves.
Le spectacle est ponctué de superbes chorégraphies et de numéros dignes du cabaret ou du cirque contemporain interprétés eux aussi par la formidable Jennifer Gold. Il n’empêche qu’on ne parvient pas à oublier que « c’est pour de faux » puisqu’on est au théâtre et c’est parfait ainsi. Mais, du coup, un entracte est le bienvenu.A notre retour en salle nous allons être (encore) surpris par le ton qui a monté d’un cran. Une comédienne en short rose et chaussures à plateforme (incroyable Lou Chrétien-Février) interpelle personnellement les hommes sur leurs pratiques sexuelles en descendant dans la salle. On se lâche total avec moi, propose-t-elle.Pendant ses échanges avec la salle, il neige dru sur le plateau. Cette blancheur, symbole de pureté mais aussi d’atmosphère glaciale tranche avec les sons de travaux publics qui installent une ambiance tendue. Je ne vais pas spoiler la seconde partie, très forte, mais on peut dire que la violence a monté d’un cran. Et quand le fond de scène s’ouvrira, comme cela se fait toujours au Théâtre du peuple de Bussang c’est un vent de fraicheur qui s’engouffre et libère le rire (nerveux ?).Si Marion Siéfert place les spectateurs dans un univers virtuel il ne faut jamais perdre de vue que les prédateurs sont bien réels. Son héroïne Mara nous rappelle son âge à de multiples reprises. L’expérience semble l’avoir fait grandir mais elle a plutôt vieilli. Quant à la comédienne qui l’interprète, Lila Houel, elle avait sans doute le rêve de devenir actrice et on peut dire qu’elle y est pleinement parvenue. Ce qu’elle fait à 16 ans est prodigieux. Elle joue, danse et chante à la perfection. Et son partenaire Louis Peres (Julien) qui a commencé à 16 ans chez Jean-Louis Cochet, puis au cours Florent, et qui est déjà connu dans le 7ème art va lui aussi devenir un familier des planches. Son nom va retentir lui aussi au théâtre.Ils ne sont « que » six comédiens et (excepté Lila qui assume le rôle principal) ils interprètent une pléiade de personnages sans qu’on note immédiatement qui fait quoi. C’est une qualité de plus à mettre au crédit de ce spectacle qui fera date.
Avec Émilie Cazenave, Lou Chrétien-Février, Jennifer Gold, Lila Houel, Louis Peres, Charles-Henri Wolff
Conception scénographie Nadia Lauro
Lumières Manon Lauriol
Création sonore Jules Wysocki
Maquillages Dyna Dagger
Vidéo Antoine Briot
Costumes Valentine Solé, Romain Brau pour les robes de Lila Houel et le vol de Jennifer Gold
Durée 3h 30 (avec un entracte)
Du 9 au 26 mai 2023 du mardi au samedi à 20h
Relâches les lundis et dimanches et les jeudis 11 et 18 maiSurtitré en anglais les samedis 13 et 20 maiRencontre avec Marion Siéfert lundi 15 mai à 17 y à l’Ecole nationale supérieure des beaux-artsAu Théâtre de l’Europe Odéon, Paris 6 ème