En matière de gestion de projet, celle que Safia Farhat avait appliquée, durant toute la période qui s’étale des débuts des années 70 à ceux des années 80, à L’ITAAUT, a été instructive, à plus d’un titre. Elle peut l’être encore aujourd’hui, à partir du moment où l’oncommence à avoir une approche, plutôt globale, de la réforme de l’Enseignement Supérieur ; dans laquelle la démarche qualité qui semble la sous-tendre, inclue de revoir aussi bien le mode de gestion et d’administration que les contenus et les méthodes de réalisation des programmes de formation. A commencer, peut-être, par cette notion, quelque peu « dirigiste »de programme,auquel l’on pourrait substituer l’idée d’un plan de travail clair et celle d’une méthodologierigoureuse, mais toujours spécifique, d’apprentissage et de recherche.
En prenant en considération, les moyens dont elle disposait, aussi bien matériels qu’humains, ainsi que le degré de responsabilisation dont elle disposait, (considérant que c’est là que réside le véritable sens de l’autonomie, administrative, financière et pédagogique), l’on pourrait évaluer, comme étant remarquablement significative, non pas en termes de jugement mais d’analyse, cette expérience d’une dizaine d’années, au cours desquelles, Safia Farhat a réussi à laisser sa marque personnelle, dans l’histoire de l’enseignement de l’Art à l’Université tunisienne.
Commençons d’abord par cette question de «programmes», pour dire que durant cette période, incontestablement, la plus performante en matière de formation de cadres, le grand nombre de plaquettes, rédigées par les enseignants, pour y présenter leurs cours, contrastait avec l’absence totalede programmes, fixés par un texte juridique les officialisant, pour une période indéterminée, au cours de laquelle, ces textes se transforment, de fait, en obstacle à toute initiative, individuelle ou de groupe, d’amélioration de la qualité de l’enseignement, par la prise en considération des données, toujours nouvelles, de l’époque.
Cette primauté de la plaquette, rédigée par l’enseignant, n’est pas sans faire observer le caractère, implicitement contractuel, depareilenseignement. Bien entendu, la mise en valeur de la plaquette, dans l’analyse de cette expérience vécue à l’ITAAUT, il y a déjà quarante ans, prend, ici, une signification symbolique qui renvoie à un contexte, dans lequel lesnotions d’autonomie et de responsabilisation de chacun des intervenants sont confortées, par ailleurs, par l’existence d’un « chef d’orchestre » dont le rôle est de faire converger l’apport spécifique de chacun, en favorisant son intégration fonctionnelle au sein de l’équipe,dont la vision partagée des objectifs communs, constitue l’objetdu plan de travail dont l’adoption est de loinplus performante que la simple exécution d’un programme préétabli.
Cette approche de l’enseignement de l’Art ne pouvait être efficace et rentable que dans la mesure où, les différents intervenants, se trouvent solidaires et partagent les mêmes valeurs, dans le sens que l’on donne à la notion de culture d’entreprise et dont j’ai déjà évoqué l’importance, pour une stratégie d’amélioration des performances d’une entité économique.
Rendre compte des moyens humains disponibles et de leur conjugaison, n’est pas sans rappeler que l’investissement de ces moyens par un chef d’orchestre conséquent, comme Safia Farhat l’était, est aussi fonction de l’autonomie de gestion dont on dispose. Nul doute que la grande marge de liberté responsable qu’elle pouvait s’accorder, dans ses rapports avec les autorités administratives, eu égard à sa position politique de fait, lui avaitpermis de s’investir, pleinement, dans un projet auquel elle s’était positivement identifiée, en artiste.
Témoigne de cette attitude, la liberté dont jouissaient tous ses collaborateurs y compris, ceux, parmi eux, qui n’étaient pas directement concernés, comme elle, par le département d’Arts Plastiques. A titre d’exemple, l’on peut dire que jamais, l’enseignement de l’Architecture, en Tunisie, n’a été aussi autogéré par les architectes eux-mêmes que durant la période où ces derniers avaient bénéficié de la complicité de la directrice de l’ITAAUT.
Grâce à un sens remarquable du compromis dont elle a fait souvent preuve, dans ses rapports avec un personnel enseignant, d’origines académiques diverses, Safia Farhat a su initier une expérience nouvelle d’enseignement à l’ITAAUT, où l’on pouvait reconnaître une écoute intelligente et discrète et de son entourage et des expériences étrangèrescontemporaines.
Pour ma part, je m’étais réellement investi dans ce projet et j’en avais profité pour essayer de convaincre mes collègues du bien fondé d’une proposition que je leur avais faite et qui consistait à enseigner certaines des « matières théoriques », (esthétique, histoire de l’Art, sociologie de l’Art,) dans les ateliers de pratique ; ces derniers n’étant plus des lieux consacrés à l’enseignement d’un maître dont l’atelier porte souvent le nom.
On avait alors instauré un enseignement basé sur la création d’ateliers de synthèse, au sein desquels intervenaient, ensemble, un plasticien, et un enseignant d’histoire de l’Art et d’Esthétique.
La formule m’avait personnellement donné l’occasion de travailler, en binôme, avec Ridha Ben Abdallah, un plasticien, sculpteur, peintre et architecte d’intérieur remarquable et de participer, à ses cotés, à la formation de quelques uns, parmi les enseignants qui forment, aujourd’hui, l’ensemble du « Collège A » du corps enseignant, spécialisés en Sciences et Techniques des arts.
Je m’étais même permis, à l’occasion, de trouver un contenu nouveau à mes cours d’histoire de l’Art et d’Esthétique. Pour les premiers je devais opter pour la lecturede moments particuliersde l’Histoire Universelle de l’Art, choisis, en fonction des thèmes développés dans l’atelier de synthèse. Quant aux seconds, j’avais pensé plus profitable, pour des étudiants en Arts Plastiques, d’acquérir un vocabulaire leur permettant de comprendre, dans la pratique, les enjeux de cette dernière, en vue de pouvoir, plus tard, la transposer en théorie. J’avais intitulé ce cours : « Esthétique concrète ». Et ce, dans le sens où l’on parle aujourd’hui de Philosophie pratique que l’on sait différente de Philosophie de la pratique. Des traces, sur le mode du négatif, subsistent encore, de cette période, dans les « programmes officiels » des différents instituts des Beaux-arts, d’Arts et Métierset de l’Ecole Supérieure des Sciences et Technologies du Design et se rapportent, en ce qui me concerne, au cours de Terminologie. J’ai parlé de traces sur le mode du négatif, parce que la signification et le contenu de ce cours ont été l’objet d’interprétations, souvent abusives, de la part de jeunes collègues, du fait du caractère lâche de son intitulé.
Cette appellation recouvre en fait, celle d’Esthétique concrète. Ce recouvrement de l’intitulé précis de ce cours, par le vocable Terminologie a une histoire, pour le moins significative. La dernière réforme des programmes d’enseignement de l’Art, avant celle du LMD, a été préparée par une commission, créée au sein du Ministère de tutelle et présidée, en sa qualité de Directrice de la Rénovation Universitaire, par une collègue de formation scientifique. Les discussions, à propos de l’adoption de ce terme « d’Esthétique concrète » n’avaient pu aboutir à un accord le jour même, la collègue responsable, nous avait opposé, le lendemain, un non catégorique, arguant du fait qu’elle avait consulté, la veille au soir, le dictionnaire, en nous faisant remarquer que cette appellation « Esthétique concrète » n’y existait pas. En réponse à sa question concernant le contenu de ce cours, j’avais dit qu’il s’agissait de familiariser les étudiants avec la « terminologie » spécifique au domaine de l’Art. Et c’est ainsi que les programmes, en vigueur, jusqu’a l’adoption de la réforme LMD, comprendront un intitulé d’enseignement qui n’a plus de rapport avec son contenu d’origine, victime de cette formalisation, dont son appellation a été l’objet, de la part de responsables administratifs, chargés de la rénovationde l’enseignement.
C’est dire qu’après le départ de Safia Farhat, l’institution qu’elle avait fondée s’est trouvée à découvert et livrée à l’ingérence des différents administrateurs, qui, chacun, à partir de l’optique propre à sa discipline de formation, s’était proposé de « corriger » ce qui luisemblait non-conforme au mode de penser dont il est porteur et quiétait, souvent,peu favorable à la pédagogie de la création , dont tout le système universitaire, et non pas seulement l’ITAAUT, en avait grand besoin.
Ainsi, les juristes avaient procédé aux aménagements formels nécessaires, en vue de faire rentrer dans les rangs, des enseignements, jugés flous, en les rendant programmables, et administrables. Joints aux scientistes, les essentialistes avaient, quant à eux, essayé deretarder, au maximum, la reconnaissance, de ce savoir spécifique, comme étant digne du niveau universitaire Savoir proche de celui que les économistes désignent, sous le vocable d’intelligence économique dont la maîtrise du réel, pourrait se révéler plus performante que celle, prévisible et planifiable, à laquelle prétend une raison technicienne instrumentaliséeet juridiquement encadrée, par des textes de lois. L’application de ces derniersconsistant, souvent, à bloquer toute initiative, si celle-ci n’est pas conforme, à la lettre, aux règlements en vigueur, aurait beaucoup plus, le sens d’un certain exercice du pouvoir que celui d’un quelconque souci de veiller aurespect du Droit.
L’expérience dura quelques années, le temps que les effets nocifs de l’institutionnalisation ne transforment une école d’art, en enceinte universitaire, au sein de laquelle, les ambitions carriéristes des uns et des autres finiront par l’emporter sur les considérations ayant trait à l’art et à son enseignement. C’est cette réalité là que j’ai dû affronter, après que Dali Jazi, encore Ministre de l’Enseignement Supérieur, jugeant alarmante, la situation dans laquelle se débattait l’ISBAT, en cette fin d’année universitaire 98-99, ne propose ma nomination à sa direction, après uneexpérience de quatre ans, jugée concluante, à la tête de l’ISBA (Sfax). ( Bref extrait de mon livre « La Culture et l’Université à l’épreuve de l’Economie », paru aux Editions l’Or du Temps, Tunis 2009)