La fête du Travail ?

Publié le 01 mai 2023 par Raphael57

D'année en année, le travail est célébré dans les discours des dirigeants politiques, surtout en période électorale, sans que l'on sache très bien de quel travail il est question... Pourtant, la pandémie de covid-19 a démontré jusqu'à l'absurde que le travail utile pour la société n'était pas celui encensé par les politiques à longueur de discours. Il y a du reste urgence à redonner du sens au travail :

[ Source : ANACT ]

Les deux dernières décennies, dans le monde néolibéral décrit avec brio par David Cayla, la fête du Travail semblait se résumer à une curiosité des temps anciens, une anomalie diront les plus bravaches, qu'il faudra bien un jour supprimer au nom (choisissez dans la liste suivante l'explication qui vous sied le mieux) du progrès, de la nécessité de travailler plus, de la modernité, de l'effort collectif... Bref, la notion de lutte syndicale semblait s'être effacée du paysage social français, avant de faire son grand retour en ce début d'année 2023 avec une lutte syndicale unitaire contre la réforme des retraites. Cette dernière était, en effet, vue par l'ensemble des syndicats comme un assaut sur le modèle de protection sociale de type bismarckien, alors même que la variable clé du taux d'emploi des seniors a tout simplement été occultée de cette loi imposée par le moyen de l'article 49.3.

Cela soulève inévitablement la question du fonctionnement d'une démocratie représentative, qui repose sur plusieurs fictions brillamment résumées par la sociologue Dominique Schnapper : "sens du vote, règle de la majorité, respect de l’État de droit et des institutions qui l’organisent". Cela signifie que la légitimité politique est fondée sur une forme de "transcendance par l’élection" résultant d'un vote majoritaire lors d'élections libres selon des règles acceptées par tous les citoyens. Or, lorsque la légitimité conférée par les institutions républicaines n'entraîne plus nécessairement la légitimité politique, la société fait face à une crise politique et institutionnelle grave, n'en déplaise aux bonnes âmes qui veulent seulement y voir un problème de dialogue social.

En vérité, il y avait déjà un problème de dialogue social depuis des années, mais qui a atteint son acmé ces derniers mois avec la réforme des retraites, dans la mesure où le gouvernement a refusé tout véritable dialogue avec les organisations syndicales, au point de les polariser unitairement contre sa loi. Le plus inquiétant, c'est qu'à l'issue de cet épisode ("séquence" est le mot à la mode) marquant des luttes sociales, beaucoup de Français semblent garder un goût amer, susceptible de se transformer à terme en rejet des institutions politiques, en violence et peut-être pire...

Au vu de ce contexte social très particulier, je souhaiterais comme chaque année rappeler brièvement l'histoire de cette journée du 1er mai consacrée au travail.

Le choix du 1er mai

C'est le 30 avril 1947 que le gouvernement décida de faire du 1er mai un jour chômé et payé, sans qu'il soit d'ailleurs fait référence à une quelconque fête. L'appellationfête du Travailn'est donc que coutumière, même si par abus j'ai moi-même commencé ce billet en ces termes ! Il n'y a guère que sous Vichy, le 24 avril 1941, que le 1er mai fut désigné comme fête du Travail et de la concorde sociale...

Cette date du 1er mai s'inspire en fait des grèves et négociations du 1er mai 1886, qui débouchèrent sur une limitation de la journée de travail à huit heures aux États-Unis.

C'est en 1889 que la deuxième Internationale socialiste réunie à Paris se donnera pour objectif la journée de huit heures, puisque jusque-là le temps de travail habituel était de dix à douze heures par jour ! Et pour marquer cette revendication, il fut décidé d'organiser une grande manifestation à date fixe (le 1er mai...) dans le but de faire entendre la même revendication de réduction du temps de travail dans tous les pays !

C'est ainsi qu'est née laJournée internationale des travailleurségalement appeléefête des Travailleurs, avec un premier défilé le 1er mai 1890, où les ouvriers firent grève et défilèrent avec le célèbre triangle rouge à la boutonnière, qui symbolisait les 3 grands tiers de la journée : travail, sommeil, loisir. Mais il faudra tout de même attendre le 23 avril 1919 pour que le Sénat français impose enfin une limite de travail à 8 heures par jour...

Les ateliers nationaux en 1848

Enfin, puisque nous sommes en si bon cheminsemé d'embûches, regardons brièvement ce que l'histoire peut nous apprendre sur le traitement du chômage au XIXe siècle. Après la révolution de février 1848, trop souvent oubliée par les Français alors même que la déflagration se fit pourtant sentir partout en Europe sous l'expression désormais consacrée de Printemps des peuples, le gouvernement provisoire de la IIe République créa les Ateliers nationaux dans l'idée de procurer aux chômeurs de Paris un petit revenu en contrepartie d'un travail (cf. cet article du site Hérodote.net). C'est l'exemple typique d'une belle idée sociale, en l’occurrence défendue depuis 1839 par Louis Blanc, quisouhaitait créer des Ateliers sociaux pour rendre effectif le droit au travail.

Mais à l'Assemblée nationale, forts d'une majorité de notables provinciaux très méfiants à l'endroit des ouvriers, les députés décidèrent que les Ateliers nationaux ne devaient se voir confier aucun travail susceptible de concurrencer une entreprise privée (toute ressemblance avec la situation actuelle ne pouvant être totalement fortuite...). C'était dès lors les condamner au supplice de Sisyphe, d'autant que le nombre de chômeurs qu'ils employaient augmentait de façon vertigineuse : substituer des arbres provenant des pépinières nationales à des arbres sains préalablement abattus, dépaver les rues pour ensuite les paver à nouveau, etc.

Les Ateliers nationaux devinrent ainsi un repoussoir pour la classe bourgeoise, qui n'y voyait rien d'autre qu'un nid d'ouvriers révolutionnaires doublé d'un gouffre économique. Dès lors, par collusion d'intérêt, il n'est guère étonnant que nombre de parlementaires s'opposassent à toute forme d'intervention de l'État dans le domaine économique et dans la régulation des relations patrons/salariés. C'est que rentiers et bourgeois de l'Assemblée se sentaient offusqués de devoir entretenir avec l'argent public un nombre croissant de chômeurs employés par ce qu'ils surnommaient désormais les "râteliers nationaux", considérant qu'une telle aide relevait plutôt de la charité privée. Retour au 18e siècle.

Le 20 juin 1848 fut donc décidée la suppression des Ateliers nationaux, dans l'espoir de calmer au passage les velléités révolutionnaires des ouvriers. Ce faisant, 120 000 ouvriers furent licenciés par les Ateliers nationaux, ce qui déboucha sur de violentes émeutes de la faim (les journées de juinet une répression brutale. Répétons-le : c'est donc bien la République qui fit tirer sur le Peuple, même si cela semble difficile à entendre !

L'histoire nous rappelle que la question du travail et de sa valeur a souvent été traitée de manière partisane par le pouvoir politique, afin de satisfaire aux intérêts d'une minorité de riches faiseurs. Que n'a-t-on d’ailleurs entendu sur la "valeur travail", qu'il faudrait défendre et réimplanter d’urgence dans le cœur des Hommes. Or, trop souvent, les politiques confondent allègrement travail et emploi, évoquent du reste le chômage uniquement sous l'angle de son taux et le travail uniquement comme un coût salarial, pure vision de techniciens (technocrates ?). Cela permet d'occulter à dessein toutes les questions de qualité du travail, de déclassement professionnel et de mal-être au travail, pour ne conserver qu'un chiffre auquel l'on fait dire que le plein emploi est proche ! Même les mots sont dévoyés et finissent par dire le contraire de ce qu'ils signifient, comme je l'ai montré dans ce billet.

Pour finir, le lecteur intéressé par la problématique de l'emploi pourra utilement se reporter à mes anciens billets, qui conservent une certaine actualité :

 * Le travail ravagé par la perte de sens

 * Le temps de travail en France

 * Baisse du chômage : en route vers la crise sociale ?

 * Le taux d'activité ou la face cachée du plein emploi

 * la réforme des retraites est-elle indispensable ?

 * retraites : assaut sur le modèle de protection sociale

 * réforme des retraites 2023 : le taux d'emploi des seniors comme variable clé

 * les moutons mangent les hommes

 * Les sujets majeurs absents de la campagne présidentielle