Cette Note économique a été préparée par Nathalie Elgrably-Lévy, économiste senior à l’IEDM, en collaboration avec Renaud Brossard, directeur principal, Communications à l’IEDM. La Collection Fiscalité de l’IEDM vise à mettre en lumière les politiques fiscales des gouvernements et à analyser leurs effets sur la croissance économique et le niveau de vie des citoyens.
En avril 2015, Justin Trudeau avait affirmé que si les électeurs lui accordaient leur confiance, il équilibrerait le budget dès la première année de son mandat(1). Mais en décembre de la même année, le nouveau premier ministre s’était ravisé et se donnait alors quatre ans pour revenir à l’équilibre budgétaire(2). Depuis, le gouvernement fédéral a régulièrement défrayé la chronique en raison de son exceptionnelle propension à dépenser, de ses échecs annuels à éradiquer le déficit et de la croissance fulgurante de la dette.
Selon le scénario de référence présenté dans l’Énoncé économique de l’automne de 2022, la ministre des Finances Chrystia Freeland prévoyait un léger surplus dans cinq ans, soit en 2028(3). Même si de tels chiffres semblaient alors de bon augure, Yves Giroux, directeur parlementaire du budget, s’inquiétait déjà de constater qu’Ottawa entendait employer sa nouvelle marge de man-œuvre pour financer 52,2 milliards de dollars en nouvelles dépenses d’ici 2028(4).
Toutefois, tout espoir d’un retour à l’équilibre budgétaire s’est évaporé avec le budget déposé par Mme Freeland le 28 mars 2023. En raison de nouveaux engagements, les déficits des quatre prochaines années seront nettement plus élevés que prévu et, pour 2028, il atteindra 14 milliards au lieu du surplus de 4,5 milliards annoncé en novembre dernier(5).
Devant tant de chiffres qui se bousculent et vu la croissance de la dette induite par les déficits successifs, les Canadiens peuvent-ils réellement se sentir rassurés face à l’état des finances du gouvernement fédéral ou, au contraire, devraient-ils s’inquiéter de son niveau d’endettement et de la trajectoire sur laquelle se trouve le gouvernement?
La dette atteint un sommet historique en 2022
La dette du gouvernement fédéral attire surtout l’attention en raison de sa croissance rapide(6). Il est fait mention tantôt de la dette brute, tantôt de la dette nette. La dette brute correspond à l’ensemble du passif du gouvernement. Elle est la somme de tous les déficits accumulés depuis la Confédération, à laquelle sont ajoutés les passifs liés aux régimes de retraite et aux avantages sociaux futurs. La dette nette correspond à la dette brute de laquelle on soustrait les actifs financiers détenus par le gouvernement fédéral.
Bien que l’État puisse théoriquement vendre ses actifs financiers pour rembourser son passif, nous préférons centrer notre analyse sur la dette brute, notamment car nombre d’actifs sont relativement peu liquides ou ont une valeur sur le marché difficile à évaluer, ce qui les rend peu utiles pour éventuellement servir de source de financement. Notons également que les deux mesures de la dette affichent des tendances très similaires à long terme.
La Figure 1 présente l’évolution de la dette depuis 1867, ajustée en fonction de l’inflation. On constate que, pour l’ensemble de la période, la dette suit une tendance à la hausse. Elle a notamment fortement augmenté à partir de 1981 en raison de l’accumulation des déficits occasionnés par une croissance rapide des dépenses gouvernementales. La dette atteint un sommet en 1998 pour redescendre par la suite.
Ce redressement s’est toutefois brusquement interrompu lors de la crise financière de 2008. Entre 2008 et 2014, la dette brute augmente de 55 %(7). Et en 2015, dès le début du gouvernement de Justin Trudeau, la dette poursuit son ascension et augmente de 50 % pour atteindre un sommet historique en 2022(8). Ce qui est toutefois surprenant avec la récente envolée de la dette est qu’elle s’est enclenchée avant le début de la pandémie et survient alors que le Canada n’est ni en guerre ni en récession et ne doit pas juguler une crise financière.
Comme la population augmente au fil des ans, la dette est supportée par un nombre de contribuables toujours croissant. Il convient donc de l’exprimer également en fonction de la population. La Figure 2 illustre l’évolution de la dette brute par personne, ajustée en fonction de l’inflation. On peut noter que la croissance de la dette a été nettement plus rapide que la croissance de la population puisque le ratio observé suit une trajectoire à la hausse. Quant aux principales tendances, elles sont similaires à celles de la dette brute. En l’occurrence, la dette brute par personne s’est alourdie de 34,1 % depuis 2019(9). Aujourd’hui, le gouvernement fédéral accueille chaque nouveau-né en lui attribuant une dette de 47 179 $.
Évolution des recettes, des dépenses et du déficit
Si la pandémie a constitué un phénomène exceptionnel qui pouvait justifier certaines dépenses extraordinaires, et par conséquent une augmentation inhabituelle du niveau d’endettement, elle ne peut être invoquée pour expliquer la dégradation rapide des finances publiques fédérales depuis le premier mandat du gouvernement Trudeau. Notons qu’après avoir encouru des déficits à la suite de la crise de 2008, Ottawa avait réussi à équilibrer son budget en 2014(10).
La Figure 3 montre que les recettes et les dépenses, exprimées par personne et en termes réels, atteignent des sommets historiques qui n’ont été enregistrés ni en période de guerre ni en période de crise économique.
Entre 2015 et 2019, les dépenses par personne et en termes réels ont augmenté de 12,6 %, contre 10,3 % pour les recettes, ce qui explique l’accumulation des déficits et la croissance de la dette. Le Canada avait donc renoué avec les déficits bien avant le début de la crise sanitaire. Le déficit a connu une réduction entre avril et novembre 2022, mais, selon le dernier budget, il devrait être de 43 milliards pour l’exercice financier 2022-2023(11) (contre 36,4 G$ prévu dans l’Énoncé économique de novembre 2022)(12). Il s’agit d’un déficit plus important que les budgets des ministères des Transports, de la Santé, de l’Industrie, de la Sécurité publique, de la GRC, de la Justice, des Travaux publics, des Ressources naturelles, de l’Environnement et de l’Agriculture réunis(13). C’est aussi l’équivalent d’un déficit d’environ 173 millions de dollars par jour ouvrable, ou plus de 21 millions de dollars par heure de travail(14).
L’endettement a des conséquences
Situer les finances publiques dans une perspective historique est essentiel pour en apprécier l’évolution récente, mais cette démarche reste insuffisante pour évaluer la gravité de la situation. Il importe également de définir les risques associés à un endettement croissant, car si avancer des chiffres en milliards ou même par personne peut sembler abstrait, les conséquences associées à la désinvolture budgétaire sont nombreuses, sérieuses et bien réelles. Sans entrer dans les détails techniques, en voici quelques-unes largement admises dans la littérature économique :
- À mesure que la dette fédérale augmente, le service de cette dette augmente également, ce qui réduit les fonds disponibles pour les autres postes budgétaires comme ceux destinés au soutien des personnes vulnérables.
- Le ralentissement de la croissance économique est certainement l’un des plus graves effets de l’endettement, car les investisseurs achètent des obligations gouvernementales plutôt que d’effectuer des investissements productifs dans le secteur privé (effet d’éviction). En conséquence, la croissance de la productivité des travailleurs est ralentie et, par ricochet, la croissance du niveau de vie(15).
- Le financement de la dette exerce une pression à la hausse sur les taux d’intérêt. Cette hausse se répercute ensuite sur le reste de l’économie via une augmentation de l’ensemble des coûts d’emprunts(16).
- Un endettement important et des déficits considérables alors que l’économie n’est ni en guerre ni en situation de crise limite la marge de manœuvre budgétaire dont l’État pourrait avoir besoin dans l’éventualité d’une récession ou dans une situation d’urgence(17).
- La dette a une incidence considérable sur l’équité intergénérationnelle. Un bébé né au Canada aujourd’hui hérite d’une dette dont il aura à supporter les conséquences économiques mentionnées ci-dessus.
Faut-il s’inquiéter de la dette fédérale?
À la lumière des observations précédentes et vu la pléthore de conséquences indésirables occasionnées par l’endettement public, la réponse à la question posée au début de cette Note, « faut-il s’inquiéter de l’endettement du gouvernement fédéral? », est : oui!
Oui, car non seulement la dette fédérale atteint un sommet historique, mais le peu de rigueur budgétaire dont témoignent et l’Énoncé économique de l’automne de 2022 et le budget de mars 2023 semble indiquer un déni de la réalité. Alors que les conditions économiques qui prévalaient au cours de l’automne auraient pu permettre d’assainir les finances publiques, le ministère des Finances avait fait le choix d’annoncer de nouvelles dépenses. Puis, il récidive en mars dernier alors que le spectre de la récession plane plus que jamais.
Mais s’inquiéter ne signifie pas désespérer.
Au début des années 1990, après plusieurs décennies de déficits, une dette sans cesse croissante et un service de la dette qui absorbait environ le tiers des recettes fiscales, le Canada a flirté avec l’abysse financier. La gravité de la situation a d’ailleurs forcé Standard & Poor’s à abaisser la cote du gouvernement canadien en octobre 1992 de AAA à AA+(18). Ce fut ensuite au tour de Moody’s de procéder à une décote du Canada en avril 1994 et en avril 1995(19). Également, en janvier 1995, un éditorial du Wall Street Journal(20) décrivait le Canada comme étant « un membre honoraire du tiers monde à l’égard de son ingérable problème de dette ». Le dollar canadien a alors été surnommé le « peso du Nord(21) ».
Cet éditorial ayant eu l’effet d’un coup de massue sur le Canada, le gouvernement libéral de Jean Chrétien a adopté dès février 1995 un budget(22) audacieux visant à redresser rapidement les finances publiques.
Ce budget s’est avéré un point d’inflexion dans les finances gouvernementales alors qu’Ottawa entreprenait une série de réformes (dont celle de l’assurance-emploi) permettant la plus importante réduction des dépenses publiques depuis la démobilisation qui avait suivi la Seconde Guerre mondiale. On a également assisté à une très modeste hausse des impôts et à une contraction historique de la taille de l’État, alors que 45 000 postes de fonctionnaires étaient abolis(23).
Ces efforts ont permis une « renaissance » budgétaire : le pays annonçait dès 1998 un budget excédentaire, le premier en 27 ans(24). Les miracles économiques sont donc possibles.
Agir immédiatement
Le Canada est actuellement de nouveau sur une pente savonneuse. Fort heureusement, il n’est pas trop tard pour stopper la course vers un naufrage financier. Mais il est nécessaire de s’atteler à la tâche, car, comme le souligne avec sagesse une citation apocryphe souvent attribuée au président américain John Adams(25), « Il y a deux moyens de conquérir et d’asservir une nation. L’un est par l’épée. L’autre est par la dette. »
Pour réussir un exploit similaire à celui de Jean Chrétien, Ottawa doit toutefois commencer par prendre conscience de la gravité de la situation et ensuite rapidement procéder à une réduction notable de la taille de l’État, et non simplement freiner la croissance des dépenses. Si on évite de prendre des mesures pragmatiques et efficaces aujourd’hui, des décisions d’autant plus douloureuses s’imposeront demain.