S'il y a une leçon à méditer de l'enseignement des Anciens, c'est bien celle-ci: l'éducation d'un homme n'est pas complète s'il ne sait pas nager.
Le nageur est l'histoire d'un homme complètement éduqué, Alfred Nakache, originaire de Constantine en Algérie, où il est né en 1915.
Un homme, c'est sa ville, écrit Pierre Assouline. Et Constantine n'est pas une ville comme les autres. Alfred y habite le quartier juif:
Ce n'est pas vraiment un ghetto puisque le passage y est libre.
Alfred n'est pas non plus un nageur comme les autres:
Son style, si l'on peut dire, est tout sauf gracieux, élégant, délié. Il compense par la puissance de ses bras et de ses cuisses.
Pour réussir, à haut niveau, dans son sport, Alfred doit partir pour Paris, où il intègre le lycée Janson-de Sailly et le Racing Club de France:
Deux lieux privilégiés, huppés, sélectifs, où l'entre-soi ne dispense pas de cultiver l'excellence.
Pour Alfred l'essentiel, avant la performance, est de prendre du plaisir. Mais l'un n'empêche pas l'autre et les résultats sont là pour Artem1.
Lors des compétitions il fait la connaissance de son meilleur ennemi, Jacques Cartonnet, un athlète différent, physiquement et mentalement.
Autant Cartonnet a des facilités et s'en tient au strict minimum, autant pour Nakache tout est dans l'effort afin de donner le strict maximum.
Nakache dispute les Maccabiades en 1935 à Tel-Aviv et les Jeux Olympiques en 1936, à Berlin, dans une ambiance tendue, comme on imagine.
Nakache l'emporte sur Cartonnet; il sait créer les conditions du surgissement de l'imprévu et de l'étincelle qui lui permet de monter sur le podium.
Après la débâcle les rivaux se retrouvent tous deux à Toulouse, Cartonnet au Racing Olympique, Nakache aux Dauphins du TOEC:
Le plus titré des nageurs français en activité n'en reste pas moins fidèle à lui-même, toujours aussi joyeux, blagueur, discret.
Il ne fait pas bon être juif au cours de ces années sombres où les lois, sous la pression des nazis, restreignent de plus en plus leurs libertés.
Après la rafle du vélodrome d'Hiver à l'été 1942, les événements se précipitent. En 1943, Nakache n'est pas le bienvenu au championnat de France.
Par solidarité, d'autres nageurs de haut niveau boycottent les épreuves et sont sanctionnés... De lui-même, d'ailleurs, Nakache renonce.
En fait il est en équilibre instable sur une ligne de crête:
Le jour, il s'entraîne au vu de tous; le soir, il se produit officiellement; la nuit il résiste clandestinement.
Fin 1943, sur dénonciation (de Cartonnet?), Nakache puis sa femme Paule et leur fille Annie sont arrêtés, transférés à Paris, puis à Drancy.
Déporté, en janvier 1944, à Auschwitz, où il est séparé de sa femme et de sa fille qu'il ne reverra plus, puis à Buchenwald, il s'en sort.
À la Libération, il revient à Paris, puis à Toulouse. S'il a survécu, il le doit à sa constitution physique. Il va à nouveau nager pour ne pas couler:
Derrière tout grand nageur, il y a un grand entraîneur.
À Toulouse, il retrouve son entraîneur qui lui réapprend à marcher avant de lui réapprendre à nager. Il reconquiert musculature et puissance.
Il retrouve sa volonté de nager, de concourir et de gagner et participe au championnat de France en 1946, aux Jeux Olympiques en 1948.
À la retraite, en 1976, il s'établit à Cerbère avec sa seconde femme, Marie. Chaque jour il boucle son kilomètre de nage dans le port de la petite ville.
Après une alerte cardiaque, lointain héritage des camps, en août 1983, il reprend l'entraînement, fait une dizaine de mètres et de battre son coeur s'arrête:
Le récit de son existence pourrait tenir en une phrase: il est né, il a nagé, il est mort.
Francis Richard
1 - Le surnom qui lui a été donné.
Le nageur, Pierre Assouline, 256 pages, Gallimard