Car en art, le but doit systématiquement être d’abord de comprendre.
J’ai été surprise et vite enthousiaste à la découverte de BASQUIAT x WARHOL à quatre mains que j’ai pu voir en avant-première.
Et si j’ai choisi la photo ci-contre pour figurer en tête de cet article c’est parce qu’elle représente à merveille la complicité qui s’était établie entre les deux artistes qui ont été présentés l’un à l’autre par leur galeriste commun Bruno Bischofberger, dont j’ai eu la chance d’entendre des bribes d’entretien au cours de ma visite.
De 1984 à 1985, Jean-Michel Basquiat (1960-1988) et Andy Warhol (1928-1987) réaliseront environ 160 toiles ensemble, « à quatre mains », dont certaines parmi les plus grandes de leurs carrières respectives, à la fois en termes de notoriété et de dimensions. Témoin de leur amitié et de cette production commune, Keith Haring (1958-1990) parlera d’une « conversation advenant par la peinture, à la place des mots », et de deux esprits fusionnant pour en créer un « troisième, séparé et unique » selon le principe que 1+1=3.
J’ai choisi de vous emmener d’abord voir les oeuvres et ensuite, dans une seconde partie, de donner le contexte de cet accrochage et les conditions qui rassemblèrent les deux artistes. Bien entendu, ce contexte est radicalement différent de celui qui associait Monet et Mitchell qui, eux ne se sont jamais rencontrés et dont j’avais rendu compte ici. L’exposition commence, comme d’habitude, au sous-sol par la galerie 1 où nous découvrirons leurs portraits croisés.
Le regard accroche d’abord sur le fond doré dont Andy Warhol était familier et sur lequel il a appliqué côte à côte deux fois le logo de Arm & Hammer, une marque de bicarbonate de soude. Sur le macaron de gauche Basquiat a posé un aplat de blanc sur lequel il a dessiné un portrait du saxophoniste de jazz Charlie Parker, identifié par la date de son décès, 1955, et son instrument qui apparaît comme au centre d’une pièce de monnaie. Il avait un rapport très proche avec la musique et c’était un de ses musiciens préférés (plus loin, en galerie 6, on remarquera une œuvre avec la figure de Billie Holiday). Après avoir raturé les mots « Arm » et « Hammer » de larges coups de pinceau noirs, Basquiat les a recouverts des inscriptions «Commemeritve» (sic) et «One Cent». Ces deux termes ont finalement été biffés par le peintre qui utiliserait cette méthode pour mieux attirer l’œil.
Je remarque que le musicien est mort à 34 ans, épuisé par les excès d’alcool et de drogue, et que Basquiat décèdera d’une overdose à seulement 27 ans.
Un peu plus loin, c’est une toile de Basquiat que je retiens, cette fois sur fond argenté qui évoque la Silver Factory et où on peut d’ores et déjà embarquer un gant de boxe. Et, presque à côté son pendant, le Portrait of Jean-Michel Basquiat as David, par Andy Warhol en 1984, lui aussi sur fond argenté :
Sur l’autre mur, des petites peintures - Dollars ou Lobsters et Crabs - qui seraient les premières « modifications » entreprises par Basquiat sur des toiles mises à sa disposition par Warhol. A ce moment là il se « contente » de gestes assez simples, mais incisifs. Ainsi le dollar peint par Warhol est prétexte à devenir un serpent sur lequel Basquiat écrira (à bon escient) Don’t Tread on Me, ce qui signifie Ne marche pas sur moi. Basquiat critique ainsi le capitalisme dont Warhol est une incarnation manifeste.
En contournant les oeuvres, on découvrira le « fameux » Polaroïd qui est à l’origine de leur collaboration lorsque, le 4 octobre 1982, Bruno Bischofberger présenta officiellement Basquiat à Warhol. Il avait en effet coutume d’inviter de jeunes talents à la Factory, l’atelier de Warhol. Ce dernier concluait souvent ces rencontres par un portrait. Basquiat ayant maintenant le même galeriste que Warhol, qu’il admire depuis l’adolescence, comme un aîné, un personnage clé du monde de l’art, initiateur d’un langage inédit et d’un rapport original à la culture populaire. Leur vraie rencontre était quasiment naturelle car Basquiat la souhaitait depuis longtemps, depuis qu’il avait réussi à vendre à son ainé deux collages en 1979.Deux générations les séparent. L’un est au sommet de sa gloire mais en perte de vitesse, l’autre n’est pas encore célèbre mais en ascension permanente. Warhol trouvera avec Basquiat un intérêt renouvelé pour la peinture. Avec lui, il se remettra à peindre manuellement, à très grande échelle. Les sujets de Warhol (titres de presse, logos de General Electric, de la Paramount, des Jeux Olympiques) serviront de structure à de véritables séries qui scandent le parcours.Cette peinture est une déclaration. La joie de Basquiat éclate à droite sur le tableau. Son visage est plus modeste que celui de Warhol, mais sa chevelure déborde sur l’espace consacré à son idole et la main d’Andy, représenté dans une de ses postures favorites est peinte du même bleu que l’arrière-plan du visage de Jean-Michel. Leur avenir artistique semble scellé par cette imbrication. On dit que Warhol fut ébloui par la fulgurance de son talent. Pris de vitesse puisque cette fois il n’a pas eu le temps de faire le portrait du jeune homme, il dira, "je suis jaloux, il est plus rapide que moi".
Un autre artiste de la galerie de Bischofberger, Francesco Clemente (1952) qui vit et travaille aux États-Unis, en Italie et en Inde, s’associera avec eux, témoignant du contexte d’une époque où se multiplient à New York des projets collaboratifs entre plasticiens sur le mode des productions musicales. L’intervention de chacun est très repérable : la sérigraphie de Warhol, les collages et écritures de Basquiat, le trait onirique de Clemente dont voici un exemple :
D’autres tableaux signent la collaboration entre Basquiat et Clemente comme celui-ci qui évoque visiblement le Baiser de Gustav Klimt :
Clemente a fait entre 82 et 87 des portraits très sensibles de Andy Warhol (à gauche) et Jean-Michel Basquiat (à droite), tous deux en aquarelle sur papier tandis que Jean-Michel Basquiat a fait le Portrait de Francesco Clemente en 1982 en Acrylique sur toile, dans un style proche de Dos cabezas.
De multiples motifs se retrouvent d’un tableau à un autre, des inscriptions, des insultes, des collages, … tout ce qui justifiera la qualification de « langage visuel » que les critiques d’art vont employer.
Ils réaliseront plusieurs toiles en relation avec cet évènement. Dans Olympic Rings, Basquiat intervient en obstruant plusieurs anneaux et surtout en posant un visage noir sur un anneau censé être blanc.
Il est amusant de constater que les panneaux lumineux du sous-sol sont du même jaune que l’affiche de l’exposition, qui elle-même reprend celle du duo à la galerie Tony Shafrazi et dont il sera question plus loin.
Il y a tant de références à cet univers qu’on peut s’interroger de savoir lequel des deux avait-il des comptes à régler avec le sport …
Plus loin, l’accrochage montre un groupe de toiles où s’impose le logo de General Electric, créé à la fin du XIX° siècle, probablement présent dans chaque foyer, et qui est un emblème de l’american way of life. Le jeu calligraphique symbolise le succès industriel d’une entreprise américaine qui réalise aussi bien un réfrigérateur qu’un moteur d’avion et qui intervint également dans les médias comme sponsor d’un programme audiovisuel incontournable durant une dizaine d’années présenté par Ronald Reagan, bien avant qu’il ne devienne président des États-Unis.
Connu pour ses oeuvres proliférantes, foisonnantes et pluridisciplinaires, qui se prêtent à des expériences collaboratives avec des artistes venus d’horizons divers,
Keith Haring a rencontré Basquiat en 1979 et a participé avec lui à plusieurs expositions, signant épisodiquement des œuvres avec lui. Il est donc logique qu’il soit là, juste en face de ce mur avec Untitled (Symphony No. 1). L’oeuvre témoigne de l’énergie créative de la scène de Downtown de New-York des années 80, où de nombreux jeunes artistes s’associent à une culture urbaine du graffiti encore récente. Ce dynamisme apparaît dans les tags et figures de Basquiat et Haring, tels qu’ils les dessinaient ou les traçaient au spray sur les murs.Haring était bien sûr également amide Warhol et de toute une scène où l’on retrouve Kenny Scharf et Futura 2000, avec des objets évoquant divers protagonistes parfois moins connus, tels que Lady Pink, ou encore cette immense création qui donne un écho contemporain au principe même de collaboration.Et derrière, Jean-Michel Basquiat,Keith Haring et autres Untitled (Symphony N° 1) 1980-1983Technique mixte, bombe aérosol et papier sur contre-plaquéIci Warhol a commencé par peindre le logo de la société Del Monte, dans la tradition de ses célèbresBrillo BoxesetCampbell’s Soup Cans.Basquiat a répondu en sérigraphiant la figure de Billie Holyday. La chanteuse de jazz africaine américaine, une des voix les plus connues du milieu du XX° siècle, a fait face à un racisme constant malgré sa célébrité. Son image fait écho à la propre position de Basquiat en tant que jeune personne de couleur, ainsi qu’à son profond intérêt pour la musique, pratique au coeur de la scène du Downtown new-yorkais des années 80.
En quittant cet espace on longe une œuvre commune à Futura 2000 (1955) et Kenny Scharf (1958) : Lenny avec Kenny, 2023 (Peinture aérosol, acrylique et huile sur toile) :
On remarquera parmi des objets personnels des cartons d’invitation, un couvercle de poubelle devenu palette de peinture.
Au dernier étage, la Galerie 9 expose une œuvre complexe, Ten Punching Bags (Last Supper) (1985). Jamais exposée du vivant des deux artistes et demeurée en possession de Warhol, elle reste mystérieuse dans la progression de leur collaboration. Sur les sacs de boxe Genesport, Warhol peint le visage du Christ d’après une reproduction de La Cène de Léonard de Vinci. Basquiat, pour qui la boxe est liée à de grandes figures de la communauté africaine-américaine érigées en héros et martyrs, y appose comme autant de coups répétés sur les sacs, le mot judge.Chez lui, l’imaginaire de la boxe est lié à de grandes figures de de la communauté africaine-américaine qu’il a érigées en héros et martyrs. La structure même de cette œuvre est de triste mémoire puisqu’elle évoque une potence et les pendus, faisant référence à Strange fruit chanté par Billie Holiday au péril de sa propre vie (le FBI la poursuivra pour oser chanter des paroles dénonçant les lynchages sont les noirs étaient la cible eet dont on sait maintenant qu’elles ont préfiguré le combat pour les droits civiques).Basquiat y associe son emblématique couronne, notamment sur le dernier dédié à Mary Boone. Aujourd’hui, cette œuvre est généralement rapprochée par les historiens de l’art de l’atmosphère agressive et tragique ressentie par toute une communauté et au-delà, au moment du meurtre du graffeur Michael Stewart, très proche de Basquiat, tandis que sévit la crise du sida.
Acrylique, encre sérigraphique et bâton d'huile sur toile, 287 × 417 cm
Collection Bischofberger, Männedorf-Zurich, Suisse
Sont regroupés alors les Headline Paintings, de grandes toiles particulièrement percutantes, créées à partir de titres de journaux prélevés par Warhol. Les jeux de forme y sont aussi des jeux de mots, ainsi OP OP vient d’une manchette « TOP COP ADMITS HANKY-PANKY » (« un cadre policier admet des magouilles »). On devine les passages croisés de chaque artiste, logos, titre et objets (dentier) warholiens intégrant trois autoportraits de Basquiat.
D’autres titres font référence à des faits divers tragiques marquants - Cops, Socialite, Collaboration no. 19.
La Galerie 10 constitue un point d’orgue des œuvres les plus fusionnelles. Warhol note dans son journal que les meilleures de leurs œuvres collaboratives sont celles où précisément on ne peut pas dire qui a fait quoi, Felix the Cat et Collaboration (Pontiac) No. 5. Y circulent des enjeux majeurs comme celui du racisme dans Taxi, 45th/Broadway, se référant à l’intimidation ordinaire subie par Basquiat, qui s’était vu refuser une course. Tandis que dans 6.99, repentirs et cicatrices se mêlent aux stigmates sociaux, s’hybrident et se métissent dans une parfaite fusion formelle à travers la peinture.Si Felix the cat fait directement allusion au racisme, 6,99 est une stratification de sens, avec de nombreux repentirs et la marque de cicatrices en allusion aux abdomens balafrés des deux artistes.
À l’écart, Galerie 11, l’autel polyptyque
Gravestone réalisé par Basquiat, où se reconnaît de manière allusive une photographie utilisée par Warhol en 1966 pour une affiche, témoigne de l’impact dévastateur sur Basquiat du décès de Warhol, le 22 février 1987.Andy Warhol, en effet, connaissait l’attrait de Basquiat pour les planches anatomiques depuis l’accident qui eut pour conséquence l’ablation de sa rate et je rappelle que tous deux avaient d’importantes cicatrices sur leur buste.
Ainsi quelque 160 œuvres auront été réalisées à quatre mains, dont 70 sont présentées à côté des 16 peintures auxquelles participe également Francesco Clemente dans l’exposition qui a été voulue par le président de la Fondation Louis Vuitton, Bernard Arnault.
Du 5 avril au 28 août 2023 (fermé le mardi sauf le 2 mai en remplacement du lundi 1er mai, férié)Les lundi, mercredi et jeudi de 11 à 20 heuresLe vendredi de 11 à 18 heures, sauf les premiers vendredis du mois où l’ouverture se poursuit jusque 23 heuresLes samedi et dimanche de 10 à 20 heures
Micro-visites de 15 minutes tous les jours, tûtes les 30 minutes, gratuit, sans réservationConsulter le site pour connaître les visites et activités jeune public