Quatrième de couverture :
On se ressemble depuis toujours, Anna et moi, mais depuis que j’ai rattrapé sa taille, depuis que j’ai laissé pousser mes cheveux, on pourrait nous prendre pour des jumelles. Je pense que maman ne supporte pas ça. Je suis tout ce qu’elle aurait voulu pour Anna, et je ne suis pas Anna. Je suis son clone, son double préservé. l’usurpatrice assassine : elle avait huit ans et moi six, nous jouions à papa-maman, mais je ne me souviens de rien. J’étais dans les bras d’Anna, ma poupée est tombée et je rue suis penchée pour la ramasser Anna a perdu l’équilibre et notre famille a basculé dans l’escalier.
Pour ce rendez-vous Jeunesse, j’ai choisi ce roman d’Eva Kavian, une autrice dont j’ai aimé tout ce que j’ai lu et celui-ci restera dans le haut de la pile avec Ne plus vivre avec lui. Il ne faut pas trop en dire sur l’intrigue pour garder le plaisir. Anna et Paula sont soeurs, Paula est la narratrice dont on n’apprendra le prénom que bien tard dans le roman : sans doute parce que depuis l’accident domestique qui a rendu sa soeur aphasique, Paula n’a plus trouvé sa place dans la famille, entre des parents fusionnels (qu’elle nomme « la stéréo » puisque papa répète tous les avis et ordres de maman) et une mère qui a tout sacrifié pour s’occuper d’Anna. Anna qui, malgré sa différence, semble heureuse de vivre, aime tout le monde sans réfléchir et porte des robes de toutes les couleurs sur sa peau bronzée. Quand le grand-père meurt et qu’une révélation énorme se fait jour, Paula saisit l’occasion de se sacrifier à son tour pour sa soeur. Elle découvre alors un monde insoupçonné.
Dans ce roman, il est question d’amour entre soeurs, de relation mère-fille, de folie, de singularité, de don de soi, de bonheur. Paula, qui s’est enfermée dans sa carapace d’ado révoltée contre sa mère mais qui pleure comme un veau au moindre événement sensible, va grandir, mûrir le temps d’un été et recréer les relations avec et au sein de sa famille. Eva Kavian raconte cette transformation avec tendresse et humour (j’ai beaucoup ri) et l’inventivité du langage des rêves participe du bonheur de lecture. Encore une pette pépite !
« Cette prof est une véritable maniaque de la rime débile, je m’embrouille complètement dans les subordonnées et j’ai franchement autre chose à faire que ses analyses de texte à la croque-moi-le-chicon. Mais aux yeux de la stéréo, les profs sont des saints mal compris, les martyrs d’une génération de traîne-savate au nombril percé, et les derniers érudits d’une civilisation qui se déglingue en se vautrant devant des séries télévisées que même Pavlov n’aurait pas infligées à un chien. »
« Je me suis retrouvée avec ses lèvres contre les miennes et, je le jure, sa langue dans ma bouche. Je pense qu’après ça, je suis même capable de manger un chicon sans faire de grimace. »
« Allez petite, à toi, prends un coussin, tape dedans, laisse-toi aller. J’ai pris un coussin et j’ai tapé. J’ai tapétapétapétapé. Contre ma mère, pour ma mère, contre Milo, contre ce porc à la langue gluante, j’ai tapé sur moi, pour moi, contre moi, j’ai tapé ma rage entière et je criais, je pouvais enfin sortir ma voix, la laisser libre. Alors, pendant un temps qui m’a paru infini j’ai crié. C’était le premier cri du monde ou le dernier, c’était ma vie entière qui se criait, c’était un zoo hurlant, un choeur amazonien, une armée de gorilles ou une meute de monstres, c’était moi et je criais. »
« Je lui ai dit que je n’étais plus la même. Et que je voyais les choses autrement maintenant. Quelles choses ? Anna, maman, la vie, les gens, moi. Et tu les vois comment ? Je ne sais pas.C’est comme si j’avais changé la lentille de l’appareil photo. Je regarde et j’écoute avant de penser, de parler, de juger. C’est comme si j’avais fait la paix avec je ne sais pas quoi, comme si la bataille hurlante et incessante qui grondait en moi avait trouvé autre chose à se mettre sous la dent que mes parents. J’ai l’impression de devenir curieuse, d’avoir envie d’en savoir plus sur tout et de devoir regarder pour apprendre et agir, pour exister. C’est difficile à raconter. Avant, je pensais tout comprendre, tout savoir, et cela m’empêchait de regarder. »
Eva KAVIAN, La dernière licorne, Mijade, 2012
Le Mois belge 2023 – Rendez-vous Jeunesse