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Un tout nouvel espace d’art, le Studio Lumina vient, en ouvrant ses portes ces jours- ci aux artistes et au public, amoindrir l’indéniable déficit de lieux dédiés à l’art. Trois cent cinquante mètres carrés aux murs de béton brut, cimaises noires et mobilier design. Coordonné et animé par la toute récente association Zofi, nom créole du poisson orphie, pour bien exprimer, en adoptant la métaphore du banc de poissons, l’essence du projet : un collectif d’artistes, engagés dans le partage d’expériences. La direction artistique en est assurée par le photographe Nicolas Derné.
Plus qu’un simple espace d’exposition, le Studio Lumina est un espace expérimental, un atelier partagé, qui comprend certes un espace d’exposition ouvert également à l’art numérique, des ateliers de résidence qui accueilleront cette année un artiste et un collectif, un atelier mutualisé susceptible d’accueillir plusieurs plasticiens au travail, un espace de co-working mis à la disposition de personnalités aux compétences techniques diverses qu’elles pourront partager avec les artistes en création. Une vaste vitrine offre dès l’entrée une large vue sur une galerie visible avant même l’accès au cœur de la salle d’exposition.
Le Studio Lumina a vu le jour dans le cadre d’un partenariat public / privé. Du côté du privé, l’entreprise qui a mis à disposition l’espace et apporte son soutien aux activités de l’association ; du côté du public, la Dac Martinique qui a pris en charge l’investissement de l’installation éclairage, cimaise et autre. L’association souhaite approfondir la piste du partenariat privé qui ne se réduirait pas uniquement à un apport financier mais pourrait prendre aussi la forme de partage de compétences. Créer un pont entre le monde de l’art et le monde de l’entreprise est l’un des objectifs majeurs.
Le programme de l’année à venir s’élabore progressivement. Les artistes en résidence pour cette première session sont Georges Emmanuel Arnaud et Ibiyanε. Tania Doumbe Fines et Elodie Dérond ont fondé en 2020 Ibiyanε, un studio de design dont le nom signifie en Batanga natif du Sud Cameroun se connaître mutuellement. Issues d’interprétations modernes des pratiques caribéennes et subsahariennes sur l’ergonomie et le confort, leurs créations sont conçues et réalisées à la main. Le parti a été pris d’une résidence tout au long de l’année, non contraignante dans le temps et le résultat qui leur permette de croiser leurs pratiques, d’approfondir leurs recherches et pour ce qui concerne Ibiyanε, de produire leur première collection alors que jusqu’ici par le duo interdisciplinaire a surtout répondu à des commandes.
L’exposition photographique Parades de Nicolas Derné inaugure la première saison du Studio Lumina. Nicolas Derné s’explique sur les raisons de ce choix alors que Parades a déjà été montré à Tropiques atrium en 2019. Je trouve regrettable qu’en Martinique, les pièces de théâtre ne connaissent souvent qu’une représentation. De même, une exposition présentée une fois est finalement trop peu vue. En outre, la scénographie est ici renouvelée. Et puis surtout, cette exposition de photographies de carnaval de la Caraïbe voulait ancrer immédiatement notre projet dans sa dimension caraïbe. J’ai constaté que nous connaissions bien peu les plasticiens de la Caraïbe. Et dans ce lieu dédié à l’espace caribéen, Parades montre le carnaval caribéen à travers des images de Martinique, Guadeloupe, Cuba, République dominicaine et Trinidad. Cependant, volontairement il n’y a pas de cartels car l’idée, c’est de présenter un espace caribéen et sa réalité interconnectée, non pas plusieurs carnavals. Montrer l’espace dans lequel nous vivons et nous interroger sur ce que l’on en connaît.
Dramatisation et ambiguïté caractérisent cette série exclusivement en noir et blanc sur le carnaval, très éloignée des traditionnels clichés (à prendre ici au sens second et non photographique du terme) exotiques et festifs. Nicolas Derné joue sur la monochromie ou les contrastes.
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A travers le carnaval, explique Nicolas Derné, comme dans la suite Archipelago, s’offre à moi un monde qui me permet de raconter beaucoup plus que le carnaval festif. Cela pourrait être la rébellion. C’est entre un monde rêvé, un moment d’histoire, des symboles que l’on reconnaît parfois. J’aime créer des scènes qui interpellent, qui questionnent… où le regardeur perd ses repères et se demande ce qui se passe réellement sous ses yeux.
Voir ainsi Hitler ainsi entouré d’une armée de diables au cœur du défilé carnavalesque de République dominicaine qui a connu une dictature féroce où la persécution des haïtiens a été sans pitié montre autre chose qu’un simple défilé carnavalesque.
Derrière la fête, il y a du mystique, de l’énergie, le rapport à la religion, à la croix, aux cornes, au fouet, à l’histoire de la colonisation. C’est ce qu’explique Aimé Césaire lorsqu’il raconte avoir vu un masque semblable au masque du diable rouge du mardi- gras en Casamance au Sénégal. Au Sénégal, c’est le masque des initiés. Les cornes de bovidé sont comme des cornes d’abondance, c’est le symbole de la richesse spirituelle. Et voici le drame de l’histoire : dans la Caraïbe, il est devenu le diable, autrement dit, tout se passe comme si le dieu du vaincu était devenu le diable du vainqueur. Il me semble que dans cette histoire, il y a tout le résumé de l’histoire antillaise ajoute Aimé Césaire. Et ce diable est de tous les carnavals caribéens, du diablo cojuelo de République Dominicaine au Papa Djab de chez nous.
Ce diable, on le retrouve encore dans cette photo étrangement fascinante où l’on ne sait plus vraiment quels personnages sont peints et quels personnages sont réels.
C’est cette ambiguïté qui donne tant de force aux photographies de Nicolas Derné et conduit le regardeur à la réflexion. Que nous montre – t-il-vraiment ? Une bradjac ? Un tank ? Où sommes – nous ? A Fort – de-France ? A Tien An Men ? Notre culture visuelle participe aussi de notre vision.
Comme dans le concept d’œuvre ouverte d’Umberto Eco, les photographies de Nicolas Derné sont des messages fondamentalement ambigus où une pluralité de signifiés coexistent en un seul signifiant. Cette ambiguïté, plus qu’un hasard, peut devenir une fin explicite de l’œuvre, un atout de l’œuvre. Le regardeur participe alors à l’œuvre de façon active, sa collaboration est nécessaire à l’œuvre. Sa sensibilité personnelle, sa culture, ses goûts, ses préjugés orientent sa lecture. A chacun d’effeuiller les strates de l’image. Ainsi celle – ci dit certes la liesse du carnaval cubain mais raconte aussi la mondialisation qui a fait d’une corneta china, made in China, l’instrument emblématique d’un carnaval caribéen.
Parades poursuit son parcours dans une orientation légèrement nouvelle. Dans le cadre du vingtième anniversaire de Regards sur cours, l’Institut français du Sénégal à Dakar propose du 29 avril au 28 mai 2023 en partenariat avec La Station Culturelle de Martinique, une exposition collective qui croise et décentre le regard que nous portons sur la parade, qu’il s’agisse des carnavals dans les Caraïbes ou de la création (et la sortie) de masques contemporains mutants dans la région de Kédougou. Feu, transfiguration, transe, catharsis, patrimoine culturel vivant, lien spirituel et errance. Anaïs C. (Guadeloupe), Culture Ailleurs (France), Nicolas Derné (Martinique), Gorgorlou (Sénégal) ont préparé ensemble cette exposition collective dans le cadre d’une résidence pluridisciplinaire.
Il est déjà d’ores et déjà possible au Studio Lumina de tenter de décrypter ce qui se cache derrière chacune des images de Parades
Dominique Brebion