Baleiniers, William Turner, 1845 Metropolitan Museum, New York
" À minuit, l'activité des chaudières était à son comble. la carcasse avait été larguée ; nous avions fait de la toile ; le vent fraîchissait ; sur le fauve océan, l'obscurité était profonde. On voyait pourtant, de temps à autre, des flammes ardentes, langues bifurquées jaillies des cheminées encrassées de suie, lécher cette ténèbre et illuminer jusqu'aux plus hauts cordages du gréement, comme le célèbre feu grégeois*. Le navire embrasé courait de plus belle, comme s'il eût été voué à l'accomplissement d'une impitoyable vengeance...
En face des bouches des chaudières, de l'autre côté de l'âtre de bois, se trouvait le guindeau. C'était un véritable sofa marin. Les hommes de la bordée de quart s'y délassaient lorsqu'ils n'avaient pas d'occupation particulière ; ils regardaient longuement les rougeoiements du feu, qui finissaient par leur brûler les yeux dans leurs orbites. Les visages cuivrés, à présent barbouillés de fumée et de sueur, les barbes en broussaille et, par contraste, l'éclat barbare des dents - tous ces détails acquéraient un singulier relief en subissant les capricieuses colorations du feu. Et tandis qu'ils se racontaient leurs aventures sacrilèges, narraient d'un ton allègre leurs récits de terreur, que fusaient de leur gorge des rires barbares, fourchus comme les flammes des chaudières ; tandis que devant eux les harponneurs passaient et repassaient en gesticulant véhémentement avec leurs énormes fourches et leurs écumoires, que le vent hurlait sans discontinuer et que les flots bondissaient, que le navire grondait et piquait, et menait sans faiblir son enfer rougeoyant toujours plus loin dans la noirceur des eaux et de la nuit, mâchant avec dédain l'os blanc du cachalot et crachant avec rage de tout côté - à ce moment le Péquod, dans sa course éperdue, avec son fret de sauvages, chargé de feu et brûlant un cadavre, plongeant dans ces obscure ténèbres - à ce moment le navire semblait bien être la réplique matérielle de l'âme du monomaniaque qui le commandait.
Tel m'apparaissait-il, alors que je me tenais au gouvernail et que, de longues heures durant, je guidais silencieusement ce brûlot sur sa route. Enveloppé d'ombre, moi aussi, dans cet intervalle, je n'en percevais que mieux la rougeur, la folie, l'horreur sur la face des autres. La vue continuelle de ces diables qui cabriolaient devant moi, tantôt dans la fumée, tantôt dans le feu, finit par faire naître dans mon âme de semblables visions, à l'instant où je succombai à cette incompréhensible somnolence qui ne laissait jamais de me surprendre lorsque je me trouvais au gouvernail de la minuit...
Ne regarde pas trop longtemps le visage du feu, ô mortel ! Ne rêve jamais quand tu es au gouvernail ! Ne tourne pas le dos au compas ; accepte ce que te dit la première secousse de la barre ; n'accorde pas crédit au feu artificiel , quand sa rougeur revêt toute chose d'un fard sinistre. Demain, à la lumière naturelle du soleil, les cieux seront clairs ; ceux qui, dans les flammes fourchues, dardaient un regard de démon, apparaîtront au matin sous un aspect bien différent, au moins plus suave. Soleil glorieux, tout or et joie - la seule vraie lampe, toutes les autres mentent.
Le soleil, pourtant, ne cache pas le "Marais maudit" de Virginie, ni la pestilentielle campagne romaine, ni l'immense Sahara, ni les millions de miles de déserts et de douleurs qu'on voit à la surface de notre planète. Le soleil ne cache pas l'océan, qui est la partie obscure de notre terre et dont il couvre les deux tiers. C'est pourquoi l'être qui possède en lui plus de joie que de chagrin, celui-là ne saurait être vrai ; il ment ou bien ce n'est encore qu'un enfant. Il en va de même pour les livres. Le plus vrai de tous les hommes fut l'Homme de Douleur, et le plus vrai de tous les livres est celui de Salomon, et l'Écclésiaste l'acier le mieux trempé de la souffrance. "Tout est vanité". TOUT. Ce monde entêté n'a point encore saisi la sagesse de Salomon l'infidèle. Mais celui qui évite hôpitaux et prisons, traverse les cimetières à la hâte et préfère parler d'opéra plutôt que de l'enfer, qui traite Cowper, Young, Pascal, Rousseau de pauvres diables et d'esprits malades, et passe une vie d'insouciance à jurer par "la courte sagesse de Rabelais, le joyeux luron" - cet homme n'est pas digne de s'asseoir sur les pierres tombales ni de plonger la main dans l'humus vert et humide avec Salomon et ses insondables merveilles.
Pourtant, Salomon lui même dit : "L'homme qui s'écarte du chemin de la sagesse reposera" ( entendons : même sa vie durant) "dans l'assemblée des morts." Garde-toi donc de t'abandonner au feu de peur qu'il ne te tourne sens devant derrière et ne t'engourdisse... Il est une sagesse qui est souffrance ; mais il est une souffrance qui est folie. Et il est, en certaines âmes, un aigle de Catskill qui peut aussi bien plonger dans les profondeurs des gorges les plus noires, qu'en ressortir d'un vol vertical et disparaître dans les espaces ensoleillés. Et quand bien même il volerait à jamais entre les parois de la gorge, cette vallée est montagneuse ; de sorte que l'aigle des sommets, même quand il plonge bas, volera toujours plus haut que les oiseaux de la plaine, si haut qu'ils s'élèvent..."
Herman Melville, extrait de Moby Dick,1851, dans une traduction de Philippe Jaworski, Édition Gallimard, 2006.