Tesson, Houellebecq, Moix : la littérature et l’extrême droite.
Fascistoïdes. Une plongée dans la «banalisation» puis la «normalisation» des pires pensées d’extrême droite par l’un des aspects les plus sacrés de notre Histoire collective, le monde des Lettres. Voilà à quoi nous convie la lecture de Réactions françaises, enquête sur l’extrême droite littéraire (Seuil, 222 pages), du journaliste indépendant François Krug. Pour étayer son impitoyable démonstration – qui donne froid dans le dos par l’ampleur des détails relatés –, l’auteur se penche sur le compagnonnage des trois écrivains les plus médiatiques de la place parisienne et du monde de l’édition: Sylvain Tesson, Michel Houellebecq et Yann Moix. Trois parcours différents, mais un point commun ignoré par la plupart des lecteurs: leurs liaisons durables et persistantes avec un nombre incalculable de personnages et autres sectateurs fascistoïdes. Chacun des trois, à leur manière et en incarnant un vieil archétype du paysage littéraire français, a «fréquenté l’extrême droite dès (ses) débuts, par goût de la provocation, par curiosité intellectuelle, par fascination esthétique et parfois par sympathie idéologique», prévient François Krug. Des cocktails, des rencontres, des accointances et, surtout, des amitiés qui durent et passent les années sans que personne, ou presque, ne s’en offusque. Pas même leurs éditeurs, qui comptent parmi les plus prestigieux.
Révélations. Le triptyque littéraire fascinant de François Krug s’étale sur les trois dernières décennies. Une période durant laquelle les «digues idéologiques ont sauté», écrit-il, permettant progressivement aux obsessions antisémites, xénophobes, réactionnaires et ultranationalistes de sortir des «marges» et d’épouser mécaniquement la montée du Front national alors qu’il était encore politiquement et culturellement impossible sinon impensable de lui frayer un chemin. Le récit contient quelques révélations fracassantes et dépeint efficacement la complaisance d’une partie du milieu culturel mondain avec les idées de la droite la plus radicale. «Le sujet est sensible, et aucun des trois ne souhaite aujourd’hui l’aborder», ajoute- t-il. Aucun n’a donné suite à ses sollicitations. L’auteur précise: «Houellebecq est joueur: il entretient le doute sur son positionnement politique. Moix estime en avoir assez dit: il s’est repenti publiquement d’expériences de jeunesse et d’amitiés douteuses. Tesson, admiré à gauche comme à droite, revendique son indifférence à la politique: il reste discret sur ses relations avec l’extrême droite la plus radicale.»
Nationalistes. Le bloc-noteur ne peut en quelques lignes tout résumer, mais sachez-le, tout y passe. Nous croisons ainsi tout ce qu’il y a de plus infréquentable et d’immonde, par des réseaux qui s’entremêlent entre Tesson, Houellebecq et Moix: des suppôts de l’Action française à ceux de l’OAS, en passant par ceux du Grece (Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne) ou les royalistes, et évidemment d’autres écrivains ayant depuis longtemps franchi les limites (Maurice G. Dantec, Richard Millet, Marc-Édouard Nabe, etc.). Le public sait-il, par exemple, que le premier voyage de Sylvain Tesson, dont il a tiré son récit On a roulé sur la Terre (1996), a été soutenu financièrement par la Guilde européenne du raid, une confrérie d’explorateurs créée par d’anciens de l’OAS et des militants nationalistes? Le même public se souvient-il que Yann Moix, à 21 ans, fut l’auteur d’un fanzine antisémite intitulé Ushoahïa («Les juifs étaient heureux d’aller en camps pour se consumer dans quelque cendrier», peut-on y lire), et qu’il fréquenta un certain Paul-Éric Blanrue, ex-militant du FN et grand défenseur du négationniste Robert Faurisson? Les auditeurs de France Inter, qui écoutèrent Tesson livrer une chronique d’été en 2017 sur Homère, savent-ils que non seulement il adulait Jean Raspail (auteur de l’odieux Camps des Saints), qu’il fréquentait la Nouvelle Librairie, dont les éditions promeuvent toutes les «plumes» de l’extrême droite (dont Renaud Camus, théoricien du «grand remplacement»), mais aussi qu’il anima lui-même, à partir de 1996, une émission sur Radio Courtoisie, l’antichambre radiophonique de toute l’extrême droite? Dans Blanc (2022), son récit d’une traversée des Alpes, Tesson écrit: «Le paysage répondait à son principe de distinction, de hiérarchie, de pureté. (…) La verticalité constituait une critique de la théorie égalitaire.»
Partition. Les adulateurs du prix Goncourt savent-ils que Houellebecq est un habitué de Valeurs actuelles et que, en 2022, il donna une conférence au siège parisien de l’Action française, ou qu’il reçut une distinction, en 2018, d’une association belge qui exalte les actes du philosophe allemand Oswald Spengler (1880-1936), l’un des penseurs de la «révolution conservatrice» européenne? Dans le maquis de la nouvelle réaction fascisante, Tesson, Houellebecq et Moix jouèrent donc leur partition. Le livre de François Krug est d’utilité publique et politique. À mettre entre toutes les mains – et dans tous les lycées.
[BLOC-NOTES publié dans l’Humanité du 7 avril 2023.]