Je me souviens d’un après-midi où j’étais assis sur les marches de notre monastère au Népal. Les orages de la mousson avaient transformé la cour en une étendue d’eau boueuse, et nous avions tracé un chemin de briques pour servir de marchepieds. Une de mes amies s’est approchée du bord de l’eau, a observé la scène d’un air dégoûté et s’est plainte de chaque brique en traversant. Quand elle est arrivée à moi, elle a roulé des yeux et a dit : « Beurk ! Et si j’étais tombée dans cette boue dégoûtante ? Tout est si sale dans ce pays ! » Comme je la connaissais bien, j’ai prudemment hoché la tête, espérant lui apporter un peu de réconfort par ma sympathie silencieuse.
Quelques minutes plus tard, Raphaëlle, une autre amie « Hup, hup, hup ! » chantait-elle en sautillant, atteignant la terre ferme avec le cri « Quel plaisir ! ». Les yeux pétillants de joie, elle ajouta : « Ce qui est génial avec la mousson, c’est qu’il n’y a pas de poussière » Deux personnes, deux façons de voir les choses ; six milliards d’êtres humains, six milliards de mondes.
Un jour, lors d’une réunion publique, un jeune homme s’est levé pour me poser la question : « Pouvez-vous me donner une seule raison de continuer à vivre ? » Avoir perdu toute raison de vivre, c’est ouvrir un abîme de souffrance. Le bonheur est avant tout un amour de la vie. Aussi influentes que puissent être les conditions extérieures, la souffrance, comme le bienêtre, est essentiellement un état intérieur. Comprendre cela est la condition préalable essentielle à une vie digne d’être vécue. Quelles sont les conditions mentales qui sapent notre joie de vivre, et celles qui la nourrissent ? Changer notre façon de voir le monde n’implique pas un optimisme naïf ou une euphorie artificielle destinée à contrebalancer l’adversité. Tant que nous serons esclaves de l’insatisfaction et de la frustration qui naissent de la confusion qui régit notre esprit, il sera tout aussi vain de nous répéter sans cesse « Je suis heureux ! » que de repeindre un mur en ruine.
La recherche du bonheur ne consiste pas à regarder la vie à travers des lunettes roses ou à s’aveugler sur la douleur et les imperfections du monde. Le bonheur n’est pas non plus un état d’exaltation à perpétuer à tout prix ; il s’agit de se purger des toxines mentales telles que la haine et l’obsession qui empoisonnent littéralement l’esprit. Il s’agit aussi d’apprendre à relativiser les choses et à réduire l’écart entre les apparences et la réalité. Pour cela, nous devons acquérir une meilleure connaissance du fonctionnement de l’esprit et une vision plus juste de la nature des choses, car dans son sens le plus profond, la souffrance est intimement liée à une mauvaise appréhension de la nature de la réalité.
Matthieu Ricard
source : Sagesses bouddhistes
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