En janvier 2014, il écrivait : ..." Quant au mal qui est en moi
Pardonne et nettoie
(...)
Donne-nous, donne-moi
La force et la lumière
Et nous changerons le monde. "
(Extrait d'une prière inédite de Maurice Bellet composée en juin 2016).
Il y a déjà cinq ans, le 5 avril 2018, Maurice Bellet, grand philosophe chrétien, est mort à l'âge de 94 ans alors qu'il continuait toutes ses activités d'étude de l'humain, écrire, mais aussi parler, tenir des conférences, rencontrer ses contemporains et échanger avec eux, pratiquement jusqu'à ses derniers jours.
" Donc, j'ai eu 90 ans. Depuis quelques jours. Ça ne me plaît pas. Pas du tout. Il me semble que j'ai encore à faire avant le grand départ. Et le temps va me manquer. Illusion ? Vains désirs ? Rien n'est jamais tout à fait pur chez les humains, dont je suis. Il me semble pourtant que ce que je désire voir paraître, pas nécessairement par moi, mais du moins à quoi je participerai, c'est du côté de la vie. Et de l'urgence. ".
Difficile de dire correctement ce que Maurice Bellet était complètement. Philosophe, théologien, sociologue, prêtre, chercheur, enseignant, psychanalyste, essayiste, il était aussi, ne serait-ce que dans son style d'écriture très particulier (parfois un peu difficile à comprendre au premier abord, c'est vrai), un poète d'un genre inclassable. Maurice Bellet a soutenu deux thèses de doctorat, une en théologie, et une autre en philosophie. Cette dernière thèse fut dirigée par Paul Ricœur et dans son jury de thèse se trouvait Emmanuel Levinas (c'est assez impressionnant !) ; celle de théologie dirigée par le théologien et prêtre dominicain Claude Geffré, qui fut directeur de l'École biblique et archéologique française de Jérusalem.
En tout cas, il était un écrivain très fécond, ce qui est précieux quand on quitte cette Terre : au moins soixante-trois ouvrages traduits dans une dizaine de langues à son actif (dont six romans et deux pièces de théâtre), un publié après sa disparition, et de très nombreux articles de fond dans des revues de philosophie ou de religion. Son principal thème (mais pas exclusif), c'est, si j'ose résumer un peu trivialement, l'épreuve des hommes. Maurice Bellet a écouté de très nombreuses personnes qui étaient dans des situations terribles, de malheur et de mal, et il a tenté de les comprendre, de comprendre en quelque sorte le Mal sur Terre, et de donner (car il était prêtre mais aussi homme optimiste) des raisons d'espérer, des raisons de croire que tout est encore possible, que la vie, malgré tous les problèmes parfois insoutenables, peut devenir une vie pleine de richesse, que leur place est toujours bien là, sur Terre.
L'un de ses livres majeurs, à mon sens (mais beaucoup de ses livres sont majeurs, c'est vrai), c'est "L'Épreuve ou le tout petit livre de la divine douceur", sorti en 1988 (chez Desclée de Brouwer), où il évoquait une épreuve personnelle très dure et son témoignage à destination de ceux qui vivent aussi des épreuves difficiles. Il l'a écrit dans son lit d'hôpital : " En écrivant ce livre (...), j'ai tâché de montrer qu'au sein même de la souffrance, de la douleur et de la dépendance... il est possible de vivre dans cet état de profonde paix, miséricordieuse et rassérénante (...). Une divine douceur qui nous invite ainsi à quitter la voie de la tristesse et de la cruauté pour passer sur un chemin de joie et de grâce. "
Un extrait : " L'amour d'amitié a trois visages : la présence, l'hospitalité, l'écoute. Les trois sont un. On peut parler avec ses mains, avec son regard, avec son silence ; avec la simple présence. Et même : avec l'absence nécessaire. Le vrai amour ne prend rien ; il vous laisse même à votre solitude, la bonne solitude où vous pouvez aller par vous-même, in-dépendant. Mais le vrai amour ne vous abandonne jamais. Ainsi la parole aimante est-elle comme une demeure où nous pouvons habiter jusque dans l'errance. "
" Ô vous, dont j'étais, dont je suis, les écartés, les allongés, les promis à la mort, les sans force et sans pouvoir, à tout être humain vivant, il est permis d'être le sel de la terre. Il lui suffit d'aimer, autant qu'il peut, la divine douceur. Il lui suffit, dans l'océan de trouble et de douleur, d'une goutte de cette eau pure. Alors, à la mesure même de son abîme, fût-ce le désespoir et la folie, sa vie humaine s'élève à la vie divine, qui est la vie humaine enfin libre de l'horreur et du démoniaque, libre en sa source et son principe. Alors, tout humain peut ouvrir la bouche, pour nourrir sa grande faim et donner sa parole au monde. Car tel est le mot de la divine douceur, le premier et le dernier, elle ne dit rien d'autre : il n'y a pas de bouche inutile. "
D'autres livres ont connu un certain retentissement, et leur titre est d'ailleurs souvent très propre à la pensée de Maurice Bellet comme : "Essai d'une critique de la foi" (1968), "La Peur ou la foi" (1968), "Réalité sexuelle et morale chrétienne" (1971), "Le Dieu pervers" (1979), "Critique de la raison sourde" (1992), "L'Extase de la vie" (1995), "La Quatrième Hypothèse. Sur l'avenir du christianisme" (2001), "Le Paradoxe infini" (2003), "La Traversée de l'en-bas" (2005), "Le Meurtre de la parole ou l'épreuve du dialogue" (2006), "Le Dieu sauvage. Pour une foi critique" (2007), "Dieu, personne ne l'a jamais vue" (2008), "L'Explosion de la religion" (2014), "Notre Foi en l'humain" (2014), "La Chair délivrée" (2015), "Un Chemin sans chemin" (2016), "Le Messie crucifié. Scandale et folie" (2019), etc.
Maurice Bellet a donc laissé beaucoup d'écrits qui sont, ce qui est normal pour un philosophe, toujours très denses, qui donnent souvent à penser, à méditer. Parmi ses articles, je propose quelques extraits puisés dans son blog qu'il alimentait régulièrement entre 2014 et 2017.
Sur l'identité chrétienne : " Dans l'ordre de la pensée, le fruit de l'Évangile n'est pas d'ajouter une idéologie chrétienne à la longue liste des idéologies. C'est de faire paraître l'autre lumière, le "logos" venu en chair, en vie humaine, et qui est entièrement amour. C'est une conversion de la pensée, une crucifixion est une résurrection de la pensée, elle met fin au prodigieux resserrement sur le spectacle et la manipulation qui, à travers son efficacité extrême, est aussi menace d'étouffement. Dans l'ordre de la pratique, le fruit n'est pas d'abord morale et moralisation, mais vivification de ce qui fait la vie humaine ; spécialement l'initiation, le soin, l'œuvre. Pour me borner à la première (qui ne laissera pas indifférents les enseignants), c'est donner aux êtres humains venant en ce monde de quoi porter leur humanité, leur naissance et leur mort, et par cette "sagesse" dont parle Paul, qui n'est point résignation à l'ordre du monde, mais prend appui prodigieusement sur ce qui vient. Quand on sait où en est l'éducation, c'est affaire d'actualité. Quant au poétique, enfin, le fruit n'est pas d'abord un rituel. Car le rite ne fait que dire ce qui d'abord est changement et élévation de toute la vie et qui se fait dans l'ordre symbolique, entendons : par le corps en tant que le corps et esprit. Là, l'écart est si grand entre ce que nous sommes et ce que nous avons à être que nous risquons de ne même pas le voir ! " (juillet 1987).
Sur la foi et la mort : " D'où viennent doute ou soupçon ? D'un constat, déjà, du côté de ce qu'on nomme culture, celle des gens cultivés. Le XXe siècle, là-dessus, nous a enseigné cette vérité terrible : on peut être un scientifique remarquable, un excellent artiste et pactiser avec l'atroce, voire le servir. On peut enseigner la philosophie, ou bien être un homme pieux et ne pas voir l'ignominie et s'en accommoder. À vrai dire, on pouvait s'en apercevoir depuis longtemps ; mais le XXe siècle a donné à ce constat une force inédite. La capacité de faire taire la voix humaine, de réduire des êtres humains, non à l'état de bêtes, mais de choses sans nom, y a pris des proportions inouïes. Nous savons désormais que cette dérive monstrueuse est possible, comme nous savons que nos propres techniques peuvent passer sous le pouvoir de la destruction. C'est au point que la recherche même de la vérité se trouve compromise, puisque celle qui réussit si admirablement en mathématiques et en physique peut se trouver incompétente et impuissante devant les assauts de la Mort. " (septembre 2014).
Sur la décomposition du christianisme : " Bien sûr, une adaptation est nécessaire. Bien sûr il faut quitter ces images de l'enfer, du sacrifice, de la mission, et plus encore ces théorisations prétendument dogmatiques qui donnaient à ces thèmes-là une rigidité insupportable. Quittons ce qu'il faut quitter, disent-ils. L'essentiel reste sauf. Il est tout entier du côté d'une foi heureuse, débarrassée des vieilles peurs, des illusions pieuses, des controverses meurtrières. La foi ne craint plus la modernité. Elle y trouve comme une jeunesse nouvelle. L'Évangile, la liturgie, une morale ouverte à la psychologie, une dogmatique qui ose intégrer ce que l'exégèse ébranle des vieux clichés, tout signifie le renouveau. L'Église se refait une santé (le pape François !). " (janvier 2016).
Dans un billet sur la foi, la sagesse et la raison, il rappelait l'impossibilité d'être neutre : " Pas de neutralité possible. Ici paraît l'illusion critique : croire qu'on peut se tenir en une pensée "objective" qui n'impliquerait pas tout ce qu'il en est du "sujet". On est neutre pour ce qui n'a pas d'importance. Pour le grave et l'essentiel, impensable. On n'est pas neutre devant Auschwitz. Ou alors !... Il faut bien qu'il y ait un absolu. Mais le grand problème des humains, c'est de ne pas savoir où il est. La ligne de séparation change. L'impossibilité et l'interdit ne sont pas fixés. ".
C'était un sujet qui lui a donné l'occasion de suggérer le sens général de son œuvre monumentale : " Il se trouve que mon lieu, mon lieu essentiel (du moins je le crois et l'espère), c'est la foi chrétienne. Voilà qui situe avec force ! L'Évangile n'est soluble dans rien d'autre ; c'est une parole, c'est un homme, un nom qui se disent avènement de l'inouï, et au-delà de toute particularité, pour tous les humains. Comment concilier cela avec cette ouverture, cette diversité que semble exiger l'universel (et le dialogue) ? Il n'y a pas de conciliation. Il y a, c'est vrai, deux positions possibles, aussi mauvaises l'une que l'autre : la prétention des chrétiens à posséder, seuls, la Vérité ; tout le reste est erreur ou attente. Ou le christianisme enfin en accord avec la mentalité contemporaine ; tout ce qui, en lui, résiste à cet arrangement doit se défaire. Deux façons de voir qui ont cet avantage : ça ne coûte rien, on est à l'aise, c'est immédiat (je l'entends du fond ; car bien sûr, on peut développer, publier, débattre... et mener sa vie dans un style ou dans l'autre). S'il n'y a pas de solution, quel chemin ? Je crois bien que tout ce que j'ai écrit (ou pourrais écrire) est dans l'espace de cette question. ". Relier l'Évangile et le monde vivant des humains d'aujourd'hui, c'était le vaste sujet d'étude du doux Bellet, merci à lui.
Aussi sur le blog.
Un autre extrait qui secoue les cœurs :
Sylvain Rakotoarison (02 avril 2023)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Site officiel de Maurice Bellet.
Maurice Bellet, le poète de la divine douceur.
Maurice Bellet, cruauté et tendresse, dans La Voie.
Maurice Bellet, en pleine immersion dans son temps.
La disparition de Maurice Bellet.
Quelques citations de Maurice Bellet.
https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20230405-maurice-bellet.html
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2023/04/03/39867269.html