Paul Claudel, 1927
Don Camille : [...] Beaucoup d'admirateurs ignorants qui ne savent que dire amen à tout ne valent pas un critique éclairé.
Dona Prouhèze : Si Dieu a besoin de vous, ne croyez-vous pas que vous aussi de votre côté ayez de Lui besoin?
Don Camille : J'ai nourri quelque temps en effet cette prudente et salutaire pensée. Le Vieillard dangereux que nous racontent les prêtres, pourquoi ne pas nous mettre bien avec Lui ?
Cela ne coûte pas grand chose. Il est si peu gênant et Il tient si peu de place !
Un coup de chapeau, et Le voilà content. Quelques égards extérieurs, quelques cajoleries qui ne trouvent jamais les vieillards insensibles. Au fond nous savons qu'Il est aveugle et un peu gâteux.
Il est plus facile de Le mettre de notre côté et de nous servir de Lui pour soutenir nos petits arrangements confortables,
Patrie, famille, propriété, la richesse pour les riches, la gale pour les galeux, peu pour les gens de peu et rien du tout pour les hommes de rien. À nous le profit, à Lui l'honneur, un honneur que nous partageons.
Dona Prouhèze : J'ai horreur de vous entendre blasphémer.
Don Camille : J'oubliais. Un bel amant pour les femmes amoureuses en ce monde, ou dans l'autre.
L'éternité bienheureuse dont nous parlent les curés
N'étant là que pour donner aux femmes vertueuses dans l'autre monde les plaisirs que les autres s'adjugent en celui-ci
Est-ce encore moi qui blasphème ?
Dona Prouhèze : Toutes ces choses grossières dont vous vous moquez, tout de même cela est capable de brûler sur le cœur de l'homme et de devenir de la prière.
Avec quoi voulez-vous que je prie
Tout ce qui nous manque, c'est cela qui nous sert à demander.
Le saint prie avec son espérance et le pêcheur son pêché.
Don Camille : Et moi je n'ai absolument rien à demander. Je crois avec l'Afrique et Mahomet que Dieu existe.
Le prophète Mahomet est venu pour nous dire qu'il suffit pour l'éternité que Dieu existe.
Je désire qu'Il reste Dieu. Je ne désire pas qu'IL prenne aucun déguisement.
Pourquoi a-t-il si mauvaise opinion de nous ? Pourquoi croît-il qu'il ne peut nous gagner que par des cadeaux ?
Et qu'IL a besoin de changer de visage afin de se faire connaître de nous ?
Cela me fait de la peine de Le voir ainsi s'abaisser et nous faire des avances...
Paul Claudel , extrait de " Le Soulier de satin ", 1919-1924. Éditions Gallimard, 1929.