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Lettre à mes parents

Publié le 03 avril 2023 par Raymondviger
" Mon bel amour mon cher amour ma déchirure Je te porte dans moi comme un oiseau blessé " Louis Aragon

Chers parents,

Après ces longs mois de silence, j'imagine les émotions qui doivent accompagner votre lecture. Je vous vois presque froncer les sourcils, suspicieux. Êtes-vous en colère ?

Je m'étais engagé.e à vous écrire. Vous savez, de ce côté de l'océan, les promesses s'envolent et finissent en poussière. Qu'importe. Je sors aujourd'hui de ma torpeur pour vous confier ces quelques pensées.

Enfin... Ces phrases ne trouveront peut-être jamais leur chemin jusqu'à vous. Mon courage imbécile pourrait bien disparaître, lui aussi.

Le grand départ. Qui aurait cru que je parte ?

Je ne vous ai pas dit au revoir, tout comme je ne vous ai pas dit que je vous aime. J'ai la crainte qu'en les prononçant, les mots perdent leur sens et que les sentiments s'en échappent. Enfant, je pensais qu'en sentant trop longtemps les fleurs, je leur volerais leur doux parfum. C'était bien égoïste de ma part de songer un instant avoir un quelconque pouvoir sur elles. Les enfants sont de tristes tyrans qui croient que le monde leur appartient et n'existe que pour satisfaire leur moindre désir.

Est-on bien différent en tant qu'adulte ? Naïvement, une part de moi s'est persuadée que vos vies changeraient avec mon départ. Que vous me demanderiez de rester. Ou de revenir.

J'aurais aimé que sans vous le dire, vous compreniez tout, enfin.

Pendant des années, je n'ai pas eu les mots. Personne ne me les a appris, jamais. À l'école ou dans les livres, ce n'est pas moi que je voyais. Un homme, une femme, et puis c'est tout. Voilà un objectif, une attente, un accomplissement. Dans aucune page, je n'ai lu que d'aimer les hommes était possible. Que leur tenir la main dans la rue serait un acte politique. Que je pouvais trouver mon genre ailleurs que dans des identités binaires et réductrices.

Tout juste né.e, notre genre ne nous appartient déjà plus. Il est dans les regards, dans les remarques. Il nous est imposé, scruté, jugé. Ne pas me définir me permettait de le garder bien au chaud au creux de mon coeur. Pourtant voilà, c'est un secret lourd à porter. C'est pourquoi je vous écris, blotti.e dans les milliers de kilomètres qui m'éloignent de vous.

Et vous ? M'aimez-vous comme je l'espère ? Aimez-vous votre enfant tel qu'il est, ou bien l'image que vous en avez ? Pouvez-vous me protéger contre le monde qui pourrait me blesser ? Pour vous, suis-je de passage, enfermé.e dans un idéal de garçon ?

J'aimerais savoir, mais le doute est confortable. Je peux m'y loger, moi et mes souvenirs.

Je ne vous ai jamais dit au revoir, et pourtant notre histoire me semble faite de départs. De déchirures. L'amour familial est bien amer, parfois trop doux, souvent trop fort.

Je suis parti.e. J'ai fui pour ne pas lire la déception dans vos yeux. J'ai volé loin de vos silences assourdissants d'incompréhension.

Je ne suis pas celui que vous pensiez. Suis-je meilleur.e, suis-je pire, personne ne peut le dire. Je vous écris pour que vous sachiez, pour que vous aussi vous ayez les réponses à vos questions. Pour prendre le temps de dire au revoir. À bientôt ? Qui sait ?

Un jour peut-être je reviendrai, sous un beau ciel d'été.

Maman, je vois presque les larmes couler le long de tes joues. J'aimerais pouvoir les essuyer, te rassurer. Être l'homme fort de la maison, ne pas montrer mes émotions. Comme toi, papa.

Vous autorisez-vous à être tristes? En colère? Soulagés? Je ne vous en veux pas. La prison dans laquelle je vis depuis trop longtemps n'est pas seulement gardée par vous. Elle est partout. Dehors. Autour. Dès la naissance : fille ou garçon ?

L'air y est irrespirable.

Vous me manquez, c'est certain. C'est sans doute déjà le cas. Mais ici, je respire. Je revis telle une mue nécessaire. Je vous laisse mon ancienne peau et lorsque vous serez prêt.e.s je pourrais à vos yeux me montrer. Tel.le que je suis, tel.le que je vis.

Il faut un village pour élever un enfant. Il en faut un pour le brimer. L'enfermer dans des cases qui sont trop étroites. Ne culpabilisez pas, je sais à quel point il est difficile de s'extraire des normes. De s'en jouer.

J'ai changé de prénom. Je ne sais pas encore si je l'aime, mais il sonne comme un cadeau. Pardonnez-moi si je vous blesse, ou si je suis maladroit.e. J'essaie de panser les plaies que m'ont laissées toutes ces années.

Combien de fois me suis-je fait frapper ou bien traiter de pédé ? Combien de fois êtes-vous resté.e.s silencieux.ses, impuissant.e.s, complices ? Votre silence gêné venait accentuer mes plaies.

De quoi aviez-vous peur ? De moi, des autres, ou bien de vous ?

Encore une fois, je ne vous en veux pas. Personne n'est préparé à ça. On nous répète sans cesse qu'il faut un papa, une maman. Pour quoi faire ? Je pense surtout qu'il faut de l'amour, et un peu de patience. Votre présence a été salvatrice. Elle m'a donné la force de rester suffisamment longtemps pour que mes ailes se forment, et qu'enfin je puisse prendre mon envol.

Mon grand départ. J'espère qu'au fond, derrière la tristesse, vous êtes fiers de votre enfant qui se révèle enfin au monde, sous sa réelle identité.

Je suis sûr.e que vous m'aimerez quand j'aurai fini de muter. Termine-t-on vraiment une transition ? J'aime penser qu'elle est totale, infinie et éternelle. Je suis sans cesse en évolution.

Quand on se reverra, je serai changé.e. J'aurai éclos et je pourrai enfin vous présenter la personne que je porte depuis toutes ces années. Au fond, je sais que vous la connaissez.
C'est quand même vous qui m'avez fait.e, élevé.e.

Les transitions ne sont pas des accidents. J'aime voir la mienne comme un voyage, et qu'importe la destination, elle me ramènera à la maison.

Je vous aime,

E.


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