Q : Ce serait quoi par exemple perdre le contrôle ?
Éric Baret : C'est de se trouver sans dynamisme pour faire ou ne pas faire. Plus la moindre prétention à ma propre capacité. L'ego ne peut pas supporter un tel moment. J'ai passé ma vie à développer mes facultés, à créer un monde où je suis relativement compétent, à prétendre être indépendant, à pouvoir survivre et me sortir de situations complexes et là, en un seul instant, je m'aperçois que j'ai rêvé ma vie. Toutes les compétences que j'ai acquises par mon ascèse, grâce à mes capacités intellectuelles ou affectives, étaient un rêve...
Quand je me réveille, la fortune, les châteaux, les titres que je possédais, les œuvres que j'ai accomplies en rêve : qu'en reste-t-il...?
Ce moment est une émotion profonde.
J'ai rêvé ma vie. J'ai tout inventé. Rien de tout cela existe, sauf ma peur, la codification de ma peur. Ma vie est la représentation de cette peur. Quand un psychiatre compétent – si cela existe – me demande de dessiner un arbre, il y voit les ramifications de ma peur. Si je lui montre la photo de ma femme, de mes enfants, de mon chien, de ma maison, de ma voiture et de mon corps, il ne voit que ma peur. La peur qui m'a fait acheter une femme, une maîtresse, un chien de cette race, qui m'a fait fabriquer ces enfants, qui m'a fait travailler pour être riche ou pauvre, qui me fait m'habiller, me tenir, respirer, parler, me présenter de telle manière, qui m'attache à telle idée politique ou sociale, à tel goût littéraire ou cinématographique. Tout cela est ma peur qui joue dans sa splendeur.
Pas de critique : je constate cela en moi. Je ne peux pas faire autrement. Ce n'est pas comme si je pouvais fonctionner sans peur. Je me rends compte que la vie que je me suis créée, les capacités que j'ai cherché à développer – la force, le courage, l'intelligence, la spiritualité, la méditation, la sagesse ou autres balivernes – tous ces éléments je les ai développés pour ne pas faire face à l'émotion qui m'habite constamment.
Pour fuir cette évidence qui me montre ma totale inadéquation, j'ai créé un monde où je me prétends une capacité. Alors je deviens un bon mari, un bon citoyen, un bon amant, un bon père, un bon bouddhiste... tout ça pour prétendre exister. D'un coup, je me réveille, je me rends compte qu'il n'y avait là que prétention, que je ne suis rien de tout cela...
Cette émotion, on la connaît tous, quand on est dépassé, submergé par quelque chose. Par mauvaise habitude, quand ça arrive, on dit : "c'est une émotion, je perds le contrôle, je vais essayer de me calmer, prendre un tranquillisant, faire quelque chose pour chasser l'émotion"...
Au contraire, ce moment d'humilité, de non-savoir, cette abdication, est le vrai savoir, la vraie sécurité.
Voir sa non-qualification est l'émotion essentielle. Tant que l'on prétend à une qualité, cet imaginaire étouffe la vie en soi.
C'est profondément une reconnaissance.
~ Éric Baret
De l'abandon
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