Nous explorons en ce mois de mars la littérature d’Europe de l’est, à l’initiative de Patrice et Eva, aussi je vous propose un petit tour du côté de la Russie soviétique d’Andreï Makine et plus exactement dans un orphelinat de Sibérie où un adolescent se lie d’amitié avec un jeune arménien solitaire et sensible, à la santé fragile.
Quatrième de Couverture
Sibérie, début des années soixante-dix. Le narrateur, qui vit dans un orphelinat, devient le garde du corps de Vardan, un garçon fragile et sensible persécuté par les autres. En suivant les deux adolescents, nous découvrons un quartier déshérité, le Bout du diable, où réside une communauté d’Arméniens venus soutenir leurs proches emprisonnés à cinq mille kilomètres de leur patrie.
Mon avis
C’est un joli livre, à l’écriture élégante et pleine d’une émotion nostalgique. J’ignore jusqu’à quel point cette histoire est autobiographique ou quelle est la part d’invention mais on sent que l’écrivain est très habité par son sujet et qu’il ressent quelque chose de profond pour ses personnages, une affection en particulier pour le jeune Vardan, l’adolescent arménien qui devient ami avec le narrateur dès les premiers chapitres du livre.
J’ai bien aimé la manière dont l’auteur décrit la culture arménienne, comment le jeune narrateur tombe sous le charme des parfums, des couleurs, des objets décoratifs, des modes de vie et de la dignité de ce peuple maltraité par l’Histoire, en même temps que la beauté merveilleuse de l’une de ces Arméniennes qui attend son mari emprisonné et dont il tombe amoureux.
C’est surtout le personnage de Vardan qui m’a paru extraordinaire par ses paroles souvent poétiques et la bonté de son caractère qui s’accompagne de force, de maturité et de sensibilité, et d’un tempérament individualiste rare chez un adolescent de treize ans.
D’une manière générale il m’a semblé que ce roman était une célébration de certaines valeurs humaines, de la poésie, de la délicatesse, de la fragilité, des sentiments subtils et de la non-violence – contre la brutalité et la vulgarité écrasante du tout-venant. Bref, c’est un message qui m’a paru beau et bon, et porté par des personnages intéressants et intelligemment campés.
Je sais qu’on a l’habitude de décrire le style de Makine comme « classique » – soit pour le dénigrer soit pour le vanter – mais son écriture m’a semblé agréable et fluide, très maîtrisée dans ses expressions, et ce « classicisme » n’est pas synonyme de pesanteur, de grandiloquence ou de fadeur, contrairement à ce que le terme pourrait laisser imaginer.
Un roman qui m’a plu et que je conseillerais.
Un Extrait page 59
Surprenante fut, je m’en souviens, cette réplique de Vardan le jour où les autres le repoussèrent du terrain de jeux, derrière l’école. Ils étaient en train de former deux équipes pour lancer un match de football et, en voyant que des joueurs leur manquaient, je demandai si nous aussi pouvions y prendre part. Ce n’était pas un refus mais un rejet presque organique qu’ils opposèrent à la participation de Varda.
« Toi, d’accord, me dirent-ils. Mais pas lui, non ! Il va nous refiler sa crève. Et puis, il est… pas normal, ce type ! »
« Pas normal » pouvait être entendu en russe comme « fou », « déficient mental », « déviant »…
La société où nous vivions, avec son projet messianique d’homme nouveau, excluait l’idée de tout ce qui risquait de contredire la perfection de ce futur héros destiné au bonheur du paradis sur terre. Il devait être totalement sain de corps, libre de toute ambiguïté intellectuelle, débarrassé des tares psychiques qui rongeaient les hommes du passé. Oui, une belle créature musclée, radieuse, ne doutant de rien. Un symbole idéologique en chair et en os.
Vardan ne parut pas blessé d’avoir été rejeté, ni choqué du fait que les autres aient pu le considérer comme n’étant pas « normal ». (…)
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