Quatrième de couverture :
« Ce que je veux moi, c’est porter le prénom que j’ai reçu à la naissance. Sans le cacher, sans le maquiller, sans le modifier. Sans en avoir peur. »
Elle est née Polina, en France elle devient Pauline. Quelques lettres et tout change.
À son arrivée, enfant, à Saint-Étienne, au lendemain de la chute de l’URSS, elle se dédouble : Polina à la maison, Pauline à l’école. Vingt ans plus tard, elle vit à Montreuil. Elle a rendez-vous au tribunal de Bobigny pour tenter de récupérer son prénom.
Ce premier roman est construit autour d’une vie entre deux langues et deux pays. D’un côté, la Russie de l’enfance, celle de la datcha, de l’appartement communautaire où les générations se mélangent, celle des grands-parents inoubliables et de Tiotia Nina. De l’autre, la France, celle de la materneltchik, des mots qu’il faut conquérir et des Minikeums.
Polina Panassenko a fait un roman de son exil russe en France et de son « intégration » grâce au changement de prénom. En retrouvant son regard d’enfant, elle raconte l’appartement communautaire à Moscou où sa famille vivait avec les grands-parents, son attachement à son grand-père, compagnon de jeux et de promenades qui prennent du relief dans le souvenir, elle évoque les nuits blanches de sa grand-mère un peu mystérieuse mais pilier tacite de la maisonnée. Un jour l’Union soviétique implose et ses parents décident de partir. La famille atterrit à Saint-Etienne et la petite Polina découvre le français et ses bizarreries. Elle comprend que quand on lui dit « Ca va ? », on lui demande si elle va bien mais pourquoi les Français utilisent-ils le mot russe qui veut dire « hibou » pour demander si on va bien ? Quand on l’envoie à l’école, que sa mère lui vend comme la « materneltchik », avec le suffixe russe -tchik qui adoucit tout, la petite fille est baignée de force dans un univers et une langue inconnus, au point qu’elle se tait à longueur de journée scolaire. L’été, la famille retourne en Russie et passe les vacances à la datcha, où il ne faut pas se trahir et révéler qu’on habite en France.
Polina se construit ainsi entre deux langues, entre deux cultures, entre deux prénoms. Pauline et le français au dehors, Polina et le russe au dedans. Si la légèreté et l’humour sont bien présents dans ce premier roman, Polina Panassenko y a placé des sujets graves : l’exil, l’identité, l’intégration forcée (comme celle de ses grands-parents, Juifs forcés de changer leur nom), l’accueil de l’étranger (et la pseudo-ouverture aux autres cultures), le deuil, d’autant plus douloureux quand il est vécu à distance. A noter que ce roman intelligent est écrit en français, langue finalement adoptée par l’auteure.
« On me parle encore et encore de la langue qu’il me manque. La langue du français. C’est pour elle que je dois y aller. Je dois retourner à la materneltchik pour qu’elle me pousse. Tu la chanteras comme un oiseau, tu verras. Tchik-tchirik, fait le moineau. Mais j’ai déjà une langue. Qu’est-ce qui lui arrivera ? Tchik-tchik, font les ciseaux. Je pense aux queues des lézards que j’attrape à la datcha. Si on le touche, elles se détachent. On voit le moignon rose et les chairs à vif. La queue s’agite encore un peu et puis c’est fini. C’est une queue morte. On enferme le lézard dans le terrarium. Quelques jours plus tard une nouvelle queue lui pousse. C’est pour ça qu’il faut aller à la materneltchik. »
« Quand je me réveille, le mur est froid, j’ai une sensation étrange dans la bouche. Ça me gratte. La langue, la gorge, le palais. Ça me démange, comme la croûte du genou écorché. J’ai la bouche astringente. Ça vient d’en bas, de l’intérieur de la gorge. Une envie de la gratter au-dedans. Dans un dessin animé qui se passe dans la jungle, j’ai vu un ours gros et gros se gratter avec un palmier. C’est ça que je voudrais faire. Je tousse un peu, je grogne. Je pousse quelques sons aspirés, gutturaux ? ça soulage. C’est un trop-plein de russe resté coincé pendant la materneltchik ou bien c’est le français qui s’installe et se met à l’expulser ? J’ai la langue qui me gratte. » (p. 70)
« Ma mère aussi veille sur mon russe comme sur le dernier oeuf du coucou migrateur. Ma langue est son nid. Ma bouche, la cavité qui l’abrite. Plusieurs fois par semaine, ma mère m’amène de nouveaux mots, vérifie l’état de ceux qui sont déjà là, s’assure qu’on ne n’en perd pas en route. Elle surveille l’équilibre de la population globale. le flux migratoire : les entrées et sorties des mots russes et français Gardienne d’un vaste territoire dont les frontières sont en pourparlers. Russe. Français. Russe. Français. Sentinelle de langue, elle veille au poste-frontière. Pas de mélange. Elle traque les fugitifs français hébergés par mon russe. Ils passent dos courbé, tête dans les épaules et glissent sous la barrière. Ils s’installent avec les russes, parfois mêmes copulent, jusqu’à ce que ma mère les attrape. » (p. 107-108)
Polina PANASSENKO, Tenir sa langue, Editions de l’Olivier, 2022