Votre travail et celui de Belkhodja sont considérés comme des contemplations de deux lieux : Le Sahel pour vous et la Médina de Tunis pour Belkhodja. Quelles seraient les différences majeures entre vos deux pratiques et vos approches respectives de la peinture, en général et de la peinture tunisienne, en particulier.
Naceur Ben Cheikh :
Je crois que le fait de localiser l’origine d’une œuvre picturale dans la contemplation d’un lieu, le Sahel pour moi et la Médina, pour Néjib, ne peut désigner ici qu’un point de départ, une sorte de motivation ou un stimulus, qui se traduirait en une démarche picturale, personnelle ou d’adhésion personnalisée à la vision commune d’un groupe. Vous avez parlé de différences majeures entre nous deux je dirais que dans l’analyse comparative, souligner les différences entre deux œuvres artistiques consiste à trouver en quoi elles ne se ressemblent pas et donc à souligner les caractéristiques irréductibles propres à chacune d’elles. Je commencerais d’abord par l’élucidation du rapport de Néjib à la Médina de Tunis, tel que je le pense aujourd’hui. Déjà au moment où l’on a travaillé ensemble dans son atelier de Bab Djedid, durant les années 66 et 67 j’ai remarqué la présence, accrochées aux murs de sa maison, de toiles anciennes dont quelques unes étaient figuratives et n’ayant aucune référence dénotative ni au paysage de la Médina ni à la calligraphie arabe « koufi ». D’ailleurs, à dire vrai, je ne me souviens pas que Néjib m’aie entretenu une seule fois d’autre chose que de composition, c’est à dire de la manière d’organiser, par la ligne et les plages colorées, la surface plane de la toile. J’écris, ici, la ligne au singulier, pour signifier que la référence de Néjib Belkhodja n’était pas la définition « moderne » d’un tableau telle quelle été énoncée par Maurice Denis à la fin du XIXème siècle. Il m’avait parlé des peintures de ses débuts, en faisant référence à Klee et à l’expression de la ligne active en tant « point qui se déplace ». La ligne continue, également comme processus de composition. C’est ainsi qu’il réalisera des œuvres à la structure principalement linéaire sur fond camaïeu dans lesquelles la figure ou le paysage urbain sont signifiés par le résultat de l’errance d’une ligne unique dont l’enchevêtrement de ses nœuds et ses boucles laisse transparaitre, en fond double, un espace ambigu où la composition induit l’œil dans une perception figurale ouverte.
C’est ainsi qu’il va par la suite, opter pour ces compositions à fonds doubles où l’errance de la ligne est abandonnée au profit des espaces qu’elle transcrit et dont les formes vont devenir volontairement dénotatives de structures globales dans lesquelles sont simultanément évoqués Urbanisme médinesque, architecture locale arabo méditerranéenne (comme le climat qualifié comme tel) et calligraphie Koufique monumentale.
Dans cette manière de composer que d’aucuns qualifieront d’heureuse synthèse de notre Tunisianité picturale contemporaine, il y a, en effet, de quoi établir un lien entre une pratique picturale singulièrement autonome à une réalité locale, celle de l’imaginaire collectif d’une société soucieuse de conciliation entre son identité culturelle propre et son désir d’adhésion sincère aux acquis de la modernité.
L’explication du processus d‘évolution de la peinture de Belkhodja en cette période décisive des débuts des années soixante, je l’ai voulue la plus proche du mode de penser de Belkhodja que je pense différent de celui que supposent les lectures des critiques et des interprétations fonctionnalistes d‘architectes intéressés par cette picturalisation de l’architecture locale vernaculaire et pas seulement celle de la Médina.
Plus tard, dans une interview au journal l’Action du 26 Février 1981, Belkhodja déclarera : « La critique n’a rien à voir avec mon œuvre. Mon œuvre est en dehors de tout ce qu’on a pu écrire sur elle. Mon œuvre, c’est mon individualité ». Ce qui a été lu, à l ‘époque, comme un coup de gueule de la part d’un artiste reconnu par tous comme étant le chef de fil et fondateur de la peinture moderne « tunisienne » témoigne, en fait de la difficulté pour un artiste « authentiquement moderne et contemporain » de s’installer dans la réussite, sans se réifier dans la reproduction de soi-même. C’est le paradoxe difficile à vivre, entre le désir qui travaille l’artiste chercheur et l’attrait « suicidaire » du confort de l’installation. Pollock choisira le vrai suicide, Picasso évitera de s’installer définitivement dans l’une des stations que sont ses différentes périodes, en se faisant diviniser « Un et multiple à la fois ». Et on doit, toujours se rappeler que Belkhodja et El Mekki faisaient déjà partie des peintres reconnus, aux côtés du regroupement de l’Ecole de Tunis. La différence avec ces « bien installés dans leur professionnalisme de producteurs de peinture de qualité », c’est que Belkhodja et El Mekki considéraient la pratique picturale comme une activité intellectuelle existentielle qui s’alimente au doute et à la remise en question perpétuelle de soi. Je me souviens d’une émission de la Télévision tunisienne de Walid Tlili et Adam Fathi, consacrée à El Mekki et à laquelle j’étais invité. Je connaissais l’homme et le peintre et je m’étais permis de parler de son itinéraire en termes que je pensais objectifs. Sa réponse a été ; « c’est vous qui le dites » Et durant toute l’émission il n’a cessé de nous répéter qu’il ne croit pas qu’il ait réalisé quoi que ce soit qui aurait de la valeur à ses yeux. C’est dire que si Néjib Belkhodja a senti ce besoin de nier toute valeur aux critiques laudatives à l’origine de sa consécration, c’est en fait révélateur d’un état de conscience artistique d’un chercheur authentique qui l’a, en fait, toujours taraudé.
J’ai parlé de doute et de remise en question de soi et de ses propres acquis. Durant près de dix huit mois (66-67) durant lesquelles j’ai eu à le côtoyer de près dans son propre atelier, je n’ai pas souvenance d’un moment où Belkhodja a exprimé son adhésion réelle à cette interprétation réconfortante de sa peinture et qui consiste à en faire le résultat d’une méditation ayant pour lieu la Médina. Comme je l’ai déjà expliqué, c’était toujours en peintre « objectif » soucieux de composition et de transgression de l’acquis qu’il pensait l’acte même de peindre. Loin de toute cette vision, quelque peu romantique véhiculée par les critiques qui projettent le fondement nostalgique de « Tunis Naguère » de Zoubeir Turki sur une peinture qui se voulait à la fois autonome, ancrée dans le social et représentative de la volonté de faire accéder la culture de la Tunisie indépendante à la modernité qu’elle mérite.
D’où ces expériences successives que Belkhodja allait mener durant toute cette période qui va de la fin des années soixante jusqu’aux débuts des années soixante dix.
Cela a commencé par la recherche de nouveaux supports et de nouvelles techniques de production qui lui permettraient de répondre à un désir de toucher un public différent de celui des galeries et d’être plus proche de citoyen moyen qui n’est pas souvent la cible des galeristes. C’est ainsi qu’en 1967, déjà il s’était mis à produire des monotypes de petits formats, tirés sur du papier journal en langue arabe dont la plupart ont été offert à ses amis dont mon frère qui en a encore chez lui trois ou quatre. Ensuite et en parallèle à sa production reconnue comme étant son « style », il avait exposé à la Galerie Duncan à Paris une série limitée de moyens formats où il faisait évoluer ses espaces à fond double de leur dénotation architecturale et calligraphique vers une dénotation anthropomorphique en glissant vers une sorte de nouvelle figuration. Voici comment, dans un papier dactylographié photocopié en tirage limité, un texte signé Béatrice, présente , au nom de la Galerie Parisienne, cette exposition, en date du 7 Mars 68. « La présentation d’une dizaine de toiles, à titre d’essai, par Belkhodja à la galerie Duncan, marque un virage dans l’œuvre du peintre. En effet l’artiste de nationalité tunisienne s’inspirant de la calligraphie arabe, élabore des toiles très personnelles, certes, mais dont la rigueur et le manque d’ouverture sur le monde ne le satisfaisaient plus. Il intègre alors une palette nuancée (basée sur des bleus, verts gris et bruns) restant pourtant dans une note sourde et il assouplit également son graphisme. Les découpages originels trop strictes, furent remplacés par des silhouettes schématisées, ne dépendant pas d’une architecture rigoureuse et libéré de toute soumission à l’intellect »
Cette présentation brève et directe semble refléter fidèlement des propos tenus par l’artiste. Le sentiment de prudence et de prise de risque lui fait qualifier la décision d’opérer ce « virage dans son œuvre » d’expérience « à titre d’essai ». Cela est suivi par l’annonce de son insatisfaction face à sa peinture calligraphique qu’il estime « trop rigide et manquant d’ouverture ». C’est dire qu’il avait déjà pris ses distances à l’égard de cette peinture originale et sienne que les critiques ont qualifié d’« heureuse synthèse conciliant le désir de valoriser son identité collective propre tout en l’engageant dans la modernité ». Mais son insatisfaction face à sa « peinture originale et reconnue, certes personnelle , ne se limite pas aux considérations esthétiques relevant du mode de découpage de l’espace mais désigne également ce qu’il devait considérer comme une nécessité de signifiance figurale sans être figurative. Et c’est ce qui va être précisé par la suite à travers la lecture des titres qu’il a donné à cette dizaine de toiles ; « Récit à trois ouvertures – agressions simultanées – le couple – Les Temps Modernes »font part, nous dit le texte, du contact de l’artiste avec la réalité, en tant que partie intégrante de la société, que ne laissent pas indifférent les grands problèmes actuels. Donc il s’avère aussi qu’il ne s’agit pas seulement de nécessité de signifiance figurale mais de faire part à partir de cette dernière, de la réalité d’une société concernée par les problèmes des Temps Modernes. Comme si l’intellectuel de gauche et l’artiste engagé sur le front culturel qu’était également Belkhodja mettait le peintre puriste et mystique comme le définissait le style qui était le sien, en devoir de se situer en termes sociopolitiques, tout en essayant de se risquer à une nouvelle aventure picturale motivée aussi par la tentation de s’aligner sur le courant le plus actuel à son époque en matière d’Art Moderne parisien, à savoir « La Nouvelle Figuration ». La lucidité dont il a fait preuve en prenant ses distances à l’égard du piège qu’était devenu pour lui, ce style qui était devenu officiellement le sien, il va continuer à en faire preuve en retirant à pas feutrés son essai de la Galerie Duncan de la circulation, pour le « récupérer » beaucoup plus tard à un moment où il était déjà atteint par la désillusion qui devait le transformer en peintre « désabusé » et psychologiquement très éprouvé . Lors de la préparation de la rétrospective que le Ministère des Affaires Culturelles lui avait organisée à la Maison des Arts à Tunis, en juillet 2003, il avait proposé sur le conseil, de son entourage du moment, de transformer ses personnages de la Galerie Duncan, (à partir desquels il espérait, sans trop y croire, réaliser un virage historique dans le cheminement de son œuvre), en sculptures métalliques géantes dont le Ministère commandera la réalisation à un sculpteur de Sousse connu. Je dois préciser que lorsque Les responsables du Ministère m’ont demandé mon avis sur la question je m’y étais opposé en expliquant qu’il s’agissait de protéger Néjib contre les dérives opportunistes de ses mauvais conseillers. Et Belkhodja n’avait pas insisté outre mesure et ne m’a jamais parlé de cet incident.
C’est par respect à sa mémoire et à son parcours pictural exceptionnel que je me permets d’évoquer ces moments difficiles par lesquels, Néjib Belkhodja est passé, après la période florissante où il avait réalisé ses cartons ondulés monochromes qu’il a exposé chez Pauline de Mazières à Rabat et dont une œuvre, figurant au Musée d’El Oudeya, témoigne de cette rencontre historique entre lui et le Groupe de Casablanca. Je me dois également de témoigner qu’au moment où, en Juillet 88, Habib Boularès était nommé de nouveau Ministre de la Culture, je suis allé voir, le soir, à Sidi Rzig , Zoubeir Turki qui était alors son chef de cabinet, pour lui demander d’intervenir auprès du Ministre pour qu’il nomme Néjib conseiller honoraire, à un poste demeuré vacant après la mort de Ammar Farhat. Zoubeir a accepté que je le prenne dans ma voiture et que nous allions ensemble demander son avis à Néjib qui logeait encore dans sa modeste maison de Bab Jedid. Il était presque minuit lorsque j’ai frappé à sa porte et lorsqu’il a reconnu ma voix, il m’a demandé si j’étais seul, et je lui répondu : Je suis avec Zoubeir. Et là dessus il avait refusé d’ouvrir la porte et il a fallu que Zoubeir fasse preuve de beaucoup de sollicitude à son égard pour qu’il daigne nous laisser rentrer. Et le lendemain il était nommé par Habib Boularès, conseiller au Ministère à titre honoraire ce qui lui assurait une pension mensuelle lui garantissant le minimum, pour qu’il puisse continuer à croire à son art et d’en vivre décemment le reste de sa vie.
Maintenant j’en viens à l’évocation que je souhaiterai brève de mon rapport au Sahel qui aurait été pour moi un lieu de méditation. J’ai déjà parlé au départ de mes débuts de peintre autodidacte et comment je n’étais pas soucieux outre mesure de donner à mon intérêt plastique pour les troncs noueux des vieux oliviers millénaires de l’antique Byzacène, une dimension identitaire régionale. Paradoxalement c’est en travaillant aux côtés de Belkhodja et en le voyant peindre, que j’ai été amené, en le prenant pour exemple et non comme modèle, à exploiter ce que je pourrais appeler l’expressionnisme qui se dégage des troncs et des branches des oliviers millénaires de l’antique Byzacène. Mais le rapport que j’ai instauré avec la terre du Sahel, à l’instar de ce que Belkhodja avait réalisé pour la Médina, s’étendait également aux traces du cadastre romain, encore visibles dans l’organisation des espaces de nos jardins et nos oliveraies. L’aspect chaotique de l’imbrication des vergers les uns dans les autres et des petits chemins bordés de cactus qui leur servaient de limites et de voies de communication, découlaient de la même logique d’organisation de l’espace à travers laquelle a poussé durant plusieurs siècles notre village accroché à une colline du nom de Kouda. Avant ma rencontre avec Belkhodja, je voyais tout cela ave les yeux des peintres du Midi avec un certain penchant particulier pour Van Gogh et Cézanne. Auprès de Belkhodja j’ai commencé à réfléchir ma pratique non pas en termes d’expression lyrique mais de recherche esthétique formelle où la primauté était désormais donnée à la composition mais sans abandonner la quête d’un certain figurale symbolisant que mon ami Lotfi Larnaout trouvait quelque peu géographique.
Dans un texte qu’il m’a écrit vers les années 80, il fait part de ses impressions la première fois qu’il avait vu mon travail, Lotfi Larnaout témoigne mieux que je ne pourrais le faire moi-même de ce rapport d’identification symbolique à la terre qui m’avait servi d’humus à ma pratique picturale, après ma rencontre avec Belkhodja.
La première fois, écrit-il, que j’ai vu les tableaux de N. Ben Cheikh, dans les années soixante ma première réaction était : « C’est une géo-graphie ». J’aurais pu dire « c’est géo-graphique ». Dans mon esprit, (mais cela semblait évident par l’emploi que j’avais fait du mot géo-graphie) c’est une écriture-peinture de la terre. La peinture que j’avais devant moi puisait son contenu de la terre, non pas comme ce que la peinture traditionnelle classait sous le nom de « paysage », non, c’était une peinture qui se voulait plus proche de la matière et de l’esprit de ce que l’on vivait au contact de la terre quand on en vient quand on est le fils. Et c’est tout autre chose, comparé à ce que vivrait un « peintreur » de passage, admirant, en touriste, un paysage et voulant en garder un souvenir graphique (photo) ou pictural–pittoresque. Une image qui informera (peut-être) sur la beauté du paysage, tout en se présentant, se « vendant » (surtout) comme l’illusion d’un morceau rapté au temps et à l’espace. L’illusion d’un fragment de (la) « terre ». Ben cheikh nous présente, lui, un fragment de la terre mais comme seul les artistes le font, ceux qui se sont engagés, depuis la nuit des temps à peindre autre chose que l’apparence ; à aller plus loin que l’apparence conventionnalisée. La terre de Ben Cheikh c’est bien plus qu’un lieu de passage ; sa terre, c’est celle qui lui a donné la vie.
Ce texte témoigne à travers la sensibilité propre de Larnaout de ce que je considère comme mes racines, à partir desquelles, j’ai pu faire de la peinture un mode de réflexion existentiel, une pensée nomade dont je ne finis pas d’en débroussailler les chemins qui ne mènent nul part. Plus tard, bien plus tard, j’ai fait figurer sur le catalogue d’une exposition rétrospective que j’avais organisée au Printemps 92 à la Galerie Municipale des Arts de l’Avenue Mohamed V, aujourd’hui disparue, un texte que m’a écrit René Passeron, sur la note duquel je vais conclure :
« A travers les difficultés de la philosophie de l’Art nous savons bien que, dans le discours rugueux et quelque peu hirsute de Naceur Ben Cheikh, c’est la philosophie des lumières qui se fraie passage.
Regardons sa peinture, et c’est la lumière elle-même qui, aussitôt, nous accueille. Toute violence créatrice s’enveloppe de la douceur foncière de l’homme. Les méandres du verbe et la peinture apprise laissent place à la présence silencieuse de l’énigme. La leçon poïétique que nous recevons de Ben Cheikh est précieuse : c’est du côté de la création que se manifeste l’essentiel de la pensée d’un homme. »