Pourquoi et pour qui ai-je écrit les pages qui suivent? Je n'en sais trop rien. D'abord pour moi-même, ou pour ce double qui partage ma vie et s'immisce dans mes pensées, et que j'aime appeler "mon Maître", par dérision, mais dérision feinte, car il est rare que je parvienne à le séduire ou le vaincre.
Jacques-André Reymond se demande ensuite s'il écrit pour sa famille, pour un chroniqueur social à venir, dans un siècle, ou pour laisser sur terre une empreinte...
Le lecteur, qui n'est pas si éloigné de lui que cela dans le temps, y trouvera matière à se souvenir du monde que l'auteur a aimé à raison et qui a disparu pour toujours.
Jacques-André Reymond, pour le situer, a huit ans en mai 1945, quand la guerre prend fin, et c'est elle qu'il évoque d'abord dans ses Souvenirs d'un enfant de Genève.
Ses souvenirs de la guerre ne lui reviennent pas dans un ordre chronologique. Mais il les replace dans le contexte du milieu petit bourgeois auquel il appartient alors:
Me remémorant, à la fois, notre existence, sans fanfaronnade ni tripotage, et les horreurs commises par vaincus et vainqueurs, le Goulag, la Shoah, Nagasaki..., je reste fier de nos pères, de leur volonté farouche d'indépendance, dans un pays encerclé, menacé d'invasion par un dément et son peuple ensorcelé.
La guerre n'est pas terminée quand il va à l'école. Il ne s'intéresse pas aux filles: elles ne jouaient pas au football. C'est le bon vieux temps, sans vandalisme ni violence:
Je suis seulement témoin que nous laissions nos portes ouvertes, nos vélos sans cadenas, que les gens payaient leur journal, que les vieilles dames n'avaient pas de chaînes à leur sac à main, et que les jeunes filles, si elles étaient sorties seules le soir, auraient pu traverser les Bastions sans danger.
À sept huit ans, il se met à des lectures d'adulte quand il est puni et enfermé dans un grenier où sont rangés des livres, de Simenon p.ex. qu'il n'a jamais cessé d'aimer:
Ainsi, dans ma mansarde, je perdais mon innocence et découvrais la vie, et quand ma mère venait m'ouvrir, un peu inquiète de ne plus entendre le bruit rassurant de mes coups de pied et de mes pleurs, je lui dissimulais mon livre.
À l'automne 1949 il entre au Collège Calvin. La cruauté des élèves, sans être complètement inconsciente, y est juvénile et moins vicieuse qu'instinctive. Lâches et sans pitié:
Nous ne chahutions pas ceux que nous n'aimions pas, mais ceux qui étaient vulnérables, sans nous rendre compte de leurs souffrances, sans comprendre que nos petites morsures, nos coups de griffe, répétés jour après jour, finissaient par ouvrir et faire saigner chez nos victimes des plaies inguérissables. Mais pourquoi nous laissait-on faire, et comment...
Un des livres, La Mascogne, de Jean-Claude Fontanet, qui est la chronique de la triche dans une classe de matu, ressemble à ce que l'auteur a connu au Collège de Genève:
Certains trichaient en secret, d'autres partageaient leurs recettes, personne, même celui qui restait à l'écart du système, ne le jugeait immoral ou injuste. Seuls étaient blâmés les tricheurs qui se faisaient prendre, parce qu'ils réveillaient les soupçons des maîtres.
Dans ce livre, ce témoin d'un autre temps ressuscite sa famille, ses maîtres, ses camarades, des livres dont l'univers merveilleux lui a été ouvert lors de ses séjours au grenier.
Dans son panthéon français figurent Racine, Chateaubriand, Baudelaire, Hugo, Proust et dans son panthéon anglo-saxon Shakespeare, Stevenson, Conrad, Kipling:
Comment ne pas mentionner parmi ceux que j'aime encore, Borges et Tchekhov ?
Francis Richard
Souvenirs d'un enfant de Genève, Jacques-André Reymond, 192 pages, Éditions de l'Aire