On se doute que l'écrivaine, dont c'est le septième ouvrage, ne se satisfera pas de relater ces quelques heures en faisant la description des lieux, en nous donnant
son organisation pour passer cette nuit le plus confortablement possible (en ayant oublié qu'elle puisse souffrir du froid) et une analyse du célèbre Journal de son occupante connue du monde entier.Elle rappellera bien sûr les contraintes subies par la famille et leurs amis de réclusion. Elle parlera souvent aussi de sa propre famille, de ses origines roumaines, du parcours de réfugiés de ses ascendants, de leur position de "survivants".
Elle analysera le processus qui pousse à écrire et interrogera la question du souvenir, en faisant régulièrement référence à la parole d'artistes ou d'écrivains.
Mais ce qui fait le sel du récit de Quand tu écouteras cette chanson c'est d'apprendre en quoi cette nuit particulière l'a amenée à plonger dans ses propres souvenirs et à comprendre le poids de la demande qui lui fut faite un jour lointain, ce qui l'amena à donner à son livre ce titre surprenant de prime abord et qui fait référence à la sublime voix de Robin Gibbdes Bee Gees (p. 242) dont il est inutile de vous dire à quoi ou à qui elle renvoie mais dont les paroles peuvent parler à chacun de nous :J'ai commencé une blague I started a joke
Qui a fait pleurer le monde entier Which started the whole world cryingIl est question d'innocence et d'une mort brutale qui résonne forcément dans le destin de la jeune Anne même s'il n'y a aucune farce au départ et même si Lola nous la présentera comme une jeune fille irrévérencieuse (p. 190).Il y a une vingtaine d'années j'ai visité Amsterdam avec mes enfants. Il était hors de question de quitter la ville sans nous rendre dans cette maison (je déteste le terme d musée qui lui est accolé et que je trouve indécent mais que dire d'autre …). Je me souviens très bien d'avoir ressenti un sentiment d'enfermement, peut-être en raison de la foule qui s'y pressait.Lola Lafon prévient d'emblée que c'est devant l'absence que les visiteurs défilent. (…) Otto Frank, lorsqu'il fut question de faire de l'Annexe un musée, exigea que l'appartement demeure dans l'état où il l'avait trouvé. Qu'on soit témoin, du vide. (…) On dira : dans l'Annexe, il n'y a "rien" et ce "rien" je l'ai vu (p. 35).J'ai l'impression d'avoir vu plein de choses, mais peut-être que mes souvenirs se sont noués avec d'autres, plus anciens, résurgents de la lecture du Journal. Nous sommes de bien piètres témoins, prêts à jurer avoir vu ce qui n'était pas, ou plus. Peu importe après tout si l'émotion est pure et sincère. Aurais-je à mon insu vu les choses comme d'Antonioni le préconisait dans une phrase qu'elle a recopié dans son carnet avant d'entreprendre le voyage : Souvent pour comprendre, il faut regarder au coeur même du vide (p. 83) ?Elle nous rappelle que régulièrement des négationnistes prétendent que tout a été inventé (p. 183). Pour moi tout est vrai, de toute évidence. Et je veux croire que ceux qui réfutent la vérité le font parce qu'elle leur serait tout simplement insupportable.Même nous qui sommes de bonne foi et qui croyons connaitre la jeune héroïne n'en avons qu'une image partielle (partiale …). Lola Lafon est persuadée qu'on ne l'a pas entendue en dépit du fait que le monde entier l’a lue. Anne a décidé en mars 1944 de réécrire totalement son journal dans la perspective d’une publication en le faisant évoluer vers un récit. Malheureusement il a été ensuite manipulé et censuré, non pas par son père (il aurait pu) mais par les américains qui en ont tiré un film. Aurait-il été oscarisé sans ces amputations ?Il est terrible aussi de constater qu'Anne affichait dans sa chambre les images-propagande d'un monde blond, triomphalement aryen, dans lequel elle n'était qu'une tâche à effacer, qu'un cancer à éradiquer (p. 145).Si le côté irrévérencieux d'Anne est rétabli, son talent d'écrivaine est souligné par Lola Lafon après avoir comparé les deux versions du journal (p. 190) parce qu'on réalise qu’on a à faire à une vraie d’auteure qui fait des choix. Du coup elle s'interroge à juste titre sur l'oeuvre qu'elle aurait pu écrire par la suite. Il ne fait aucun doute qu'Anne Frank est un sujet dont à tort on croit tout connaître.La difficulté avec laquelle elle ne parvenait pas à se sentir légitime à entrer dans sa chambre est touchante. Ce n'est qu'au petit matin qu'elle a pu en trouver la force.Sa famille a majoritairement péri dans la Shoah et elle en porte l'empreinte. Naitre "après" c'est vivre en dette perpétuelleconfie-t-elle (p. 43). Est-ce une raison d'avoir choisi ce musée ? Peut-être a-t-elle été guidée par un besoin aussi viscéral qu'inconscient dont nous lecteurs trouveront la clé à la fin.
La mémoire ne vaut rien si on la sollicite, il faut attendre qu'elle nous assaille(p. 52) disait Louise Bourgeois. Lola le sera avec le souvenir d'une chanson qui la ramène à ce malaise inexprimable qu'en roumain on appelle le dor, un mélange doux-amer de nostalgie, de mélancolie, et de joie, celle d'avoir aimé (p. 234).Quand tu écouteras cette chanson est aussi une interrogation sur le testament que nous laissent les gens qu’on croise, qu'ils soient ou non de notre famille. Il faut croire que Lola Lafon y est particulièrement sensible puisque tous ses romans ont pour fil conducteur la parole d'adolescentes qui n’ont pas été entendues.Si les morts sont dits disparus ils n’en reste pas moins vrai qu’ils demeurent très présents pour tout le monde. Telle est la plus grande leçon qui nous est donnée.
Quand tu écouteras cette chanson de Lola Lafon, collection "Ma nuit au musée" aux éditions Stock, en librairie depuis le 18 août 2022Prix Décembre et Prix du roman des Inrockuptibles.